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Depuis que l’on avait annoncé l’arrivée du premier train, une folie les tenait. Jaillie de la forêt environnante, elle empoignait à la manière d’une épidémie. Nul ne pouvait lui échapper.
Entre les divers chantiers de la voie, de la gare et du pont, par équipes renforcées, plus d’une centaine d’hommes s’affairaient de l’aube au crépuscule. Dans les matins blancs de rosée, sous le terrible soleil de midi, dans l’air crissant des crépuscules de sang et d’or, en dépit des nuées tourbillonnantes de moustiques et de mouches noires, ils poursuivaient leur besogne. Mal protégés par des mouchoirs déployés sous leurs chapeaux à large bord, ruisselants de sueur, ils charriaient, levaient, portaient, chargeaient, déchargeaient, sciaient, perçaient, équarrissaient, ajustaient, emboîtaient, vissaient, boulonnaient, clouaient, chevillaient, dressaient poutres et madriers, piliers, plateaux, poteaux et aiguillages, contre-boutants, jambes de force, rails et platelages.
Tout s’élevait, se dressait, s’allongeait, se bâtissait, prenait forme et couleur. Les derniers milles de voie ferrée enfin posés permettaient à des wagonnets d’amener du matériel à pied d’œuvre. Une vraie locomotive poussa même jusqu’au bout des rails une mécanique énorme. Cet appareil à la fois ventru et squelettique se mit à lâcher de la fumée par sa longue cheminée et de la vapeur par ses soupapes. Il commença de gémir, de frissonner en secouant ses tubulures qui crachaient blanc par vingt fissures inquiétantes. Un bras géant tendu au-dessus des eaux de l’Harricana laissait choir puis remontait une énorme masse de fer cognant sur des troncs d’arbres qu’elle enfonçait dans le lit du fleuve aussi vite qu’un paysan plante un pieu de clôture. Le bruit de sa respiration saccadée, hachée par ses coups, était énorme. Il semblait déferler sur la forêt apeurée jusqu’aux limites extrêmes de la vision. Lorsqu’il cessait, un vide étrange s’installait. Un long moment s’écoulait avant que la forêt ne retrouvât sa vie.
De sa fenêtre, Alban suivait ces travaux de titans. Chaque mouvement, chaque bruit se répercutait en son immobilité. L’homme assis vibrait de toute sa carcasse avec la terre ébranlée, remuée jusque dans ses fondements. La fièvre venait à lui, elle le pénétrait mais sans qu’il pût répondre vraiment à son appel. Il restait captif de l’hiver qui avait coulé son poison dans ses jambes. Le monde se bâtissait autour de sa demeure où il menait une existence recluse, enfonçant dans le cuir des pointes dérisoires tandis que l’on plantait dans la terre des arbres entiers.
Raoul et Stéphane, debout sur la faîtière du futur magasin général qu’ils étaient en train de couvrir, s’arrêtaient parfois pour lancer un regard aux charpentiers achevant la toiture de la gare.
— C’est pas mieux que nous, disait Stéphane.
— Les vaches, y vont plus vite !
— Y sont six. Des gens du métier, en plus !
Catherine quittait ses lessiveuses, le temps de crier :
— Y vont venir deux heures ce soir. Le chef de chantier m’a promis !
Tout se faisait à une vitesse qui tenait du prodige. Pourtant, on parlait beaucoup. Les nouvelles circulaient d’une rive à l’autre du fleuve sillonné de barques et traversé de câbles où se balançaient d’énormes pièces de bois.
— Paraît qu’on va avoir un ministre.
— Et le directeur de la compagnie.
— Le téléphone sera posé demain soir.
— L’évêque de Québec viendra pour l’église.
Les ingénieurs se déplaçaient sans cesse.
Quand l’un d’eux entrait à la laverie déposer son baluchon de linge et en reprendre un autre, Catherine questionnait :
— Est-ce que vous savez si un train va monter des paquets avant samedi ?
Les uns l’affirmaient, les autres disaient que ça ne paraissait guère possible. Calmement, M. Ouimet promettait :
— Je vous ai juré que vous auriez une première livraison jeudi, vous l’aurez. M’est-il déjà arrivé de vous raconter des histoires ?
M. Ouimet ne mentait pas. Le jeudi vers le milieu de l’après-midi, une locomotive marchant à reculons poussa trois wagons plats jusqu’à la gare. Sa cloche fit lever le nez à tout le monde. Alban cria de sa place :
— Voilà un train !
Catherine jaillit de sa laverie en clamant :
— Ma livraison ! Voilà ma livraison !
La petite Louise qui sortait de l’école arriva en courant. Elle appelait :
— M’man, m’man. V’là le train !
Dégringolant du toit, Raoul bondit vers Alban.
— Tu veux que je t’emporte ?
— Non non, sacrebleu. J’attendrai bien samedi. J’ai déjà vu des trains dans ma vie. Va vite voir si le fourbi est là… J’ai commandé du cuir !
Raoul enleva Louise d’un large geste de faucheur et, la lançant comme un paquet en travers de ses épaules, il détala sur les traces de sa sœur et de Stéphane.
La marchandise était bien là. Elle tenait le quart du deuxième wagon. Dix-sept caisses en tout, de différentes tailles. Des belles caisses en bois tout neuf sur lequel d’énormes lettres noires indiquaient : Savon. Draps. Vaisselle. Chaussures. Outils. Conserves. Pâtes. Chocolat. Etc. Sans compter les sacs de sucre, de blé, de farine, ainsi qu’une balance à plateaux de cuivre dont on devinait les formes anguleuses sous son emballage de toile à sac.
Déjà les ouvriers commençaient le débarquement des matériaux occupant le reste des plates-formes. Au chauffeur, noir comme un ramoneur, Catherine demanda :
— Combien de temps on a, pour décharger notre fourbi ?
— Toute la nuit si tu veux, la belle. Mais tu me fais une place dans ton lit.
Il y eut des éclats de rire. Catherine allait répliquer lorsque le curé qui arrivait tout essoufflé lança :
— Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Vous n’avez pas honte, vous, le mâchuré, de parler ainsi à une honorable mère de famille ?
— C’est un rustre, mon père, cria le mécanicien.
— Alors, fit le prêtre, combien nous laissez-vous de temps ?
— Au moins deux heures, faut qu’on refasse de l’eau.
La pompe à long bras pivotant n’était pas encore en état d’abreuver la machine et les hommes devaient former une corvée jusqu’au fleuve pour porter l’eau au seau.
— Allons, lança le prêtre, ne traînons pas.
Déjà il faisait basculer sur son dos une première caisse et partait courbé en avant, d’un petit pas saccadé.
— Il ira pas au bout, votre curé, railla le chauffeur.
— T’inquiète pas, fit Raoul, y a le Bon Dieu qui lui prête la main depuis là-haut !
— T’as vu ce qu’il a pris, votre curé. C’est le péché de gourmandise qui le travaille.
Le prêtre ployait sous une caisse qui portait en lettres énormes l’inscription : « Biscuits fins ».
Il y eut un grand rire.
Raoul se chargea de la caisse marquée outillage et qui pesait fort lourd. Catherine emporta les épices, Stéphane des pâtes alimentaires. Il semblait que la joie donnait des forces à tout le monde et allégeait les charges.
— Fais fumer ta machine, criaient les débardeurs au chauffeur, tu chasses les maringouins !
— Je suis venu exprès pour ça !
— Samedi, tu passeras le pont !
— J’espère qu’y va pas s’écrouler !
— Il en porterait dix comme toi !
Ce soir-là, à la lueur des lampes à huile, les Robillard restèrent fort tard dans le magasin à déclouer des caisses, à empiler sur les rayons les morceaux de savon, les pains de sucre, les boîtes de poivre, les sacs de sel, les godillots qui sentaient bon le cuir neuf. Ils avaient apporté Alban sur sa chaise et l’avaient installé à l’endroit où serait la caisse. C’était lui qui avait tout pensé d’avance. Il leur disait :
— Ça ici. Ça plus loin. Ce qui est petit le plus près possible que je puisse surveiller. Tout ça derrière la banque. Non, le sel près de la balance. La farine sur le double plancher et le sucre aussi, ça craint l’humidité.
La petite Louise finit par s’endormir sur la large banque de bois. Sa mère la recouvrit d’une toile à rideau.
— Tu pourrais la laisser, dit Raoul. Je vais coucher ici. Tant que les serrures sont pas posées, vaut mieux se méfier.
Il faisait lourd. La chaleur était entrée là tout le jour et demeurait sous les planches de la toiture recouvertes de papier goudronné. Autour des quatre lampes à mèche suspendues à la poutre centrale, des nuées de moustiques tourbillonnaient sans cesse. De grosses noctuelles jaune et roux bousculaient ces nuées incolores de leurs ailes poussiéreuses et s’en allaient buter du nez contre les verres ou les abat-jour de métal blanc qui tintaient.
La fatigue pesait sur les épaules, mais nul ne parlait de cesser le travail tant qu’il restait une caisse à ouvrir.
Le petit curé était venu les rejoindre. Il remuait plus que les autres. De temps en temps il glapissait :
— Si Monseigneur me voyait travailler pour les marchands, il me tirerait les oreilles, c’est certain !
Ce fut lui qui tint à organiser le rayon de vannerie. Avec beaucoup d’application, il planta des clous dans les murs de rondins pour suspendre les corbeilles et les paniers qu’Alban avait tressés depuis trois mois.
À côté de la caisse, ils installèrent l’échoppe de cordonnerie et les osiers.
— Dans les heures creuses, dit Raoul, tu pourras t’occuper.
— J’espère qu’il y en aura pas trop.
— Au fond, c’est toi qui vas travailler le plus, mon pauvre homme, dit Catherine.
Alban les regardait aller et venir depuis cette petite prison d’établi et de rayonnages où il mettait en place ses clous et ses outils. Juste au-dessus de lui, une lampe plus grosse que les autres donnait une forte lumière blanche qui tombait franc sur son travail. Comme le prêtre venait lui apporter du cuir arrivé dans l’une des caisses, le cordonnier ne put s’empêcher de dire :
— C’est vrai que je serai bien, ici. Tout de même, la terre me manque, vous savez. J’avais tellement rêvé d’un lot pour mon petit Georges, plus tard.
Sa voix s’étrangla. L’abbé posa son rouleau luisant et odorant sur l’établi, puis, s’asseyant d’une fesse sur l’angle de la banque, il croisa les bras et dit doucement :
— Vous avez deux enfants, Alban. Et une femme pleine de courage. C’est pour eux qu’il faut tenir. Ici, vous allez vous trouver au cœur de ce qui sera leur vie… Leur avenir… Au cœur de leur avenir, mon fils !
Le curé le laissa pour continuer de ranger des marchandises. Raoul s’approcha et dit à mi-voix :
— Le petit Georges, vous pouvez pas savoir, c’était son portrait tout craché. Les mêmes manières. Des idées toutes pareilles aux siennes avec le goût de la culture et ce besoin de faire de la terre. La même maladie, quoi !
— Je l’ai bien deviné, vous savez. Les hommes voudraient être immortels en ce monde. Dès qu’un enfant partage leurs aspirations, ils le voient les prolongeant indéfiniment. Mais l’éternité, ce n’est pas là qu’elle se situe.
Ils se démenaient comme des possédés dans cette nuit étouffante et crissante de tous les insectes de la forêt que les lampes attiraient ici. Lorsque la besogne les rapprochait quelques minutes, ils parlaient de la qualité des conserves de bœuf, de la bonté du Tout-Puissant, de l’avenir des chemins de fer, de la nécessité de vendre de bonnes chaussures aux travailleurs des chantiers.
À mesure que la nuit s’avançait vers le jour, cette folie de travail, d’organisation et de rangement s’intensifiait. Leur ballet se développait sans cesse d’un bout à l’autre de la maison selon des itinéraires qui, déjà, commençaient à s’inscrire en eux à la manière de vieilles habitudes. La fatigue pesait, mais elle était moins forte que le désir de mener à son terme ce rêve si longtemps nourri d’espérance tout au long du terrible hiver.
Cette nuit de travail fiévreux entrait dans la joie de l’été comme la mort du petit Georges avait pris place dans les souffrances de la saison dure.