13

Le petit jour acide les saisit au sortir de la tente. Ils hésitèrent, mais déjà Raoul remontait du lac, sa serviette sur la nuque et son sac de peau à la main. Son torse nu était rouge, ses épaules encore humides fumaient.

— L’ouest donne de la gueule ! cria-t-il. C’est bon pour la voile. Allez, allez, faut profiter, pas de traînasseries !

La journée s’amorçait dans la joie avec une belle clarté blonde Sur les lointains mauves. Le rire du coureur de bois les gagna tous, son entrain les tira hors des dernières tiédeurs moites du sommeil. Ayant quitté sa chemise, Stéphane ramassa une serviette et descendit vers le lac en copiant son attitude et sa démarche sur celles de l’oncle. Comme il disparaissait derrière les buissons, sa sœur lança :

— Y va pas se laver, c’est pour faire semblant !

Le garçon ne daigna même pas hausser les épaules.

Le chargement se fit tandis que cuisait la soupe de farine et de poisson fumé, puis, le déjeuner pris, ils embarquèrent sur une eau de lumière qui portait de larges bancs de feuilles mortes ondulant comme des laves rousses. Le vent avait juste ce qu’il fallait de vigueur pour pousser les canots. Enveloppé dans une peau d’ours bien sèche, accroupi à l’avant du premier bateau, Stéphane tenait l’écoute, tirant ou relâchant lorsque son oncle criait :

— Serre un peu !… Donne du mou !

La petite voile carrée tendait vers le large son ventre brun tout rond de ce bon vent régulier. L’eau clapotait claire le long de la coque d’écorce. Le ciel s’offrait d’un seul tenant, limpide et luisant, d’un bleu légèrement délavé mais subtil. Chaque niveau de sa profondeur charriait sa flottille d’oiseaux.

Au cul du canot, son bonnet bien enfoncé sur les oreilles et son col de loutre relevé, Raoul gouvernait à la pagaie. Une légère rotation du poignet de temps en temps suffisait à maintenir le cap. L’embarcation filait droit vers un point de l’autre rive, dans le sens exact de la vague porteuse.

L’autre canot suivait. Catherine manœuvrait la voile tandis que son homme gouvernait. Il donnait sans cesse de la voix. La proue moins décidée semblait chercher sa route en humant la crête des vagues. Délestés des lits abandonnés, un peu plus hauts sur l’eau, les bateaux risquaient moins d’embarquer.

À midi, ils avaient franchi dans toute sa longueur le lac des Quinze. Sans s’arrêter, ils s’engagèrent dans le lac Expanse dont ils n’avaient à traverser que la corne septentrionale.

En direction du soleil, le miroir aveuglant était si vaste qu’on devinait à peine l’autre rive, simple ourlet violacé où papillotait une buée incolore. Pétri sans relâche par le relief tourmenté, le vent se fit plus capricieux. La navigation devint moins aisée. Des rafales prenaient les embarcations par le travers, des vagues nerveuses giflaient les bordages, levant du poudrin qui fouettait les visages. À force d’être ventée, la peau devenait douloureuse, puis on finissait par ne plus la sentir. Stéphane riait, se saoulant à plaisir de ce qui commençait à effrayer Louise.

Ils atteignirent l’embouchure de l’Outaouais supérieur alors que le soleil se trouvait encore à trois bonnes mains de la côte. Des bouleaux se démenaient, inclinés sur l’eau. Leur feston de dentelle piquetait d’or pâle et d’argent un bois plus lourd où les thuyas torturés se mêlaient à des pruches dont les troncs rectilignes marquaient de rose des profondeurs déjà vêtues de nuit.

Ayant amené les voiles, ils reprirent les pagaies pour s’engager dans la rivière. Raoul la connaissait depuis des années. Il conduisit son monde en montant le long de la rive gauche jusqu’à une petite plage en renfoncement où il était aisé d’amarrer les canots sans les décharger. Une levée de terre rouge menait en pente douce à une anse de la forêt que marquaient trois cercles gris laissés par des feux.

— On n’est pas les premiers à s’arrêter là, observa Stéphane.

Raoul se mit à rire :

— Pauvre de toi ! J’y suis venu vingt fois. Et moi non plus, j’étais pas le premier. Les nôtres y viennent depuis les débuts. La baie d’Hudson, c’est pas de ce matin qu’on sait où elle loge. Avant nous, tu peux être sûr que les Algonquins y montaient déjà.

Il s’était immobilisé devant ces cendres que les pluies avaient aplaties et collées au sol. Des morceaux de bois noir à demi brûlés montraient que le feu avait été éteint par des hommes. Le visage de Raoul était empreint de gravité. Le regard lointain, parlant bas, comme pour lui seul, il dit encore :

— Cet emplacement de foyer, peut-être bien qu’il se trouve là depuis le commencement du commencement. Depuis… je sais pas comment dire. Sans doute depuis que les hommes ont domestiqué le feu.

— Et avant ? demanda Louise qui s’était approchée et que l’air absent de son oncle semblait impressionner.

— Avant, fit Georges, y vivaient à quatre pattes. Y mangeaient l’herbe toute crue, comme les vaches. Ça, je l’ai lu dans un livre.

La tente montée et le foyer allumé, tout de suite une belle chaleur ronde et bien pleine s’installa autour d’eux comme une maison, pour les isoler de la nuit. L’humidité se tenait à distance, pareille aux oiseaux perchés à l’intérieur du roncier et qui devaient regarder les lueurs dansantes.

Tandis que la soupe de fèves cuisait, ils restèrent longtemps à parler des époques perdues au fond brumeux du temps, dans ces contrées du passé tellement lointaines qu’on ne parvenait plus à se faire une idée du nombre d’années qui vous en séparaient.

Lorsqu’il eut achevé sa première pipe, Raoul sortit son harmonica et se mit à jouer un vieil air tremblotant. La musique grêle ne devait guère déborder le cercle de lumière. Au refrain, Catherine se prit à fredonner :

 

Dans mon pays du Saint-Laurent

Pleure le vent.

L’hiver souffle sur la rivière

À fendre pierre.

Mais quand donc reviendra le temps

Du gai printemps…

 

Passé la première heure opaque d’après le crépuscule, une ample nuit claire avait hissé sa toile rivetée d’or. La rivière était un velours lustré dans les endroits où vivotait encore le souvenir du vent qui s’en était allé avec le jour. Quelques brumailles venaient se marier à la fumée étalée le long de la berge, coulant sous le fouillis des arbrisseaux, fouinant partout comme une hydre diaphane.

La nuit, vers son milieu, fut troublée par l’approche d’un troupeau d’orignaux qui suivaient le rivage en direction du sud, de l’eau jusqu’au poitrail. Leur avance s’annonçait par un large piétinement liquide, comme si le flot en furie eût entrepris le siège de la tente. L’odeur des canots chargés de ces choses qu’on ne trouve pas dans la nature intrigua les meneurs qui poussèrent des meuglements rauques. Le troupeau s’arrêta. Des bêtes montèrent sur la rive. Les buissons crépitèrent, piétinés, hachés, comme dévorés par l’incendie. Habitué à écouter dans son sommeil, Raoul fut le premier réveillé. Il se coula dehors, son fusil à la main. La tête du troupeau n’était plus qu’à quelques dizaines de pas de la baie d’amarrage. Le coureur de bois s’avança et fit feu. Aussitôt, il y eut un énorme tumulte où se conjuguaient le clapotement de l’eau, les coups sourds des corps se heurtant et celui plus sec, plus sonore des bois entrechoqués. Les beuglements de peur et les ordres des chefs dominaient. Comme des bêtes semblaient foncer vers le taillis, Raoul se porta à l’intérieur des terres, enjambant les ronces, se faufilant entre les buissons. Il tira encore deux fois. Le tumulte redoubla, mais un mouvement se dessina vers le large. S’étant mises à la nage, les bêtes de tête piquèrent vers l’autre rive, suivies par le reste de la bande.

La rivière s’ouvrit d’un lent triangle. Sous les transparences de la brume, les corps noirs broyaient les eaux fleuries de bourgeons cotonneux. Tout se confondait. Les vagues poussaient les semailles du ciel que les vapeurs pétries de remous effaçaient à demi puis découvraient soudain comme si un immense brasier se fût réveillé au vent.

Catherine et son homme étaient sortis. Pieds nus sur la terre froide, ils observaient en silence. Quand Raoul revint près du foyer, Alban demanda :

— T’as rien tué ?

— Ça risquait pas. J’ai tiré en l’air. Tuer des centaines de livres de viande pour manger un steak et même pas garder la peau, ça se fait pas.

— Tu crois qu’ils seraient venus sur nous ? fit Catherine.

— Le feu les aurait détournés. C’est les canots qui risquaient d’en prendre un coup.

Les bêtes disparaissaient dans l’ombre satinée de l’autre rive, laissant sur les eaux un remuement d’étoiles.

Le reste de la nuit fut paisible, comme si ce bruit eût effrayé tout ce qui vivait là.

Dès les premières clartés, un vent ami se glissa sous les transpirations de la nuit. Se haussant d’un effort, il dégagea la rivière qui se mit à murmurer plus clair. Des myriades de vaguelettes, frictionnant les eaux à rebrousse-courant, unifiaient la surface, effaçant les remous.

— Juste à notre mesure, observa Stéphane.

Les autres se mirent à rire et l’oncle dit :

— Y commence à connaître. Au prochain voyage, vous pourrez vous passer de moi.

Sa sœur le menaça de sa spatule dégoulinante de bouillie fumante :

— Grand sacripant ! Si on doit encore changer de place, je te rosse comme notre pauvre mère aurait dû le faire cent fois.

— Voudrais-tu être enterrée en Abitibi ?

— Je sais pas où je veux être enterrée, c’est pas à ça que je pense. Ce que je voudrais, c’est qu’on m’oblige plus à changer de toiture comme de chemise ! Me faut une maison, à moi ! Je suis pas une sauvagesse. Pas comme toi. Foutue graine de quêteux ! Partir. Sacrer ton camp ! T’étais pas au monde que tu pensais déjà qu’à ça ! Notre mère était quasiment obligée de te mettre un fil à la patte pour que t’ailles pas te foutre au fleuve. Lui en as-tu fait voir, à cette pauvre femme !

Stéphane se mit à rire.

— Paraît que t’étais impossible…

Raoul l’interrompit :

— Dis donc toi, l’homme des bois, t’as rien entendu cette nuit ?

— Si, je t’ai entendu ronfler. J’pouvais pas dormir…

Ce fut un vaste rire.

— Les ronflements, ça t’empêche de roupiller, mais les coups de fusil, ça te berce.

Stéphane était furieux d’avoir manqué le passage du troupeau.

— Vous auriez pu m’appeler.

— T’en verras d’autres.

Ils levèrent le camp dans la joie, avec ce vent d’excellente humeur qui leur gonflait le cœur comme il gonflait les voiles des canots.

Avant l’embarquement, Raoul avait éteint le foyer dont la fumée rampait en direction du bois.

Ils attaquèrent la remontée de l’Ottawa. Les eaux prenaient de la vigueur à mesure que ses rives se rapprochaient l’une de l’autre.

Le vent était favorable, mais dès le deuxième jour, l’utilisation des voiles fut impossible, la rivière étant trop étroite. Le travail devint rapidement pénible.

— Souquez donc, mille tonnerres ! criait Raoul. C’est du gâteau. Demain, vous y penserez. Faudra partager.

— Maudit chien ! criait Catherine. Tu veux nous user les bras !

— Après les bras, ce sera les jambes. Ça te changera. M’en vas faire de vous des hommes, moi !

— Même de ta sœur, glapit Catherine.

— Tu serais assez fière. Ton regret, c’est de pas porter la culotte.

Il y avait encore du rire entre eux malgré la fatigue, mais l’approche du soir assombrit leur humeur.

La nuit tombait lorsqu’ils atteignirent le confluent de l’Ottawa et de la Kinojévis que les Indiens ont nommée ainsi parce qu’elle est une bonne rivière à brochets. À contrecœur, Raoul dut donner le signal de la halte. Il grogna :

— Des mauviettes ! À ce train-là, on finira sur la glace, avec des traînes.

Pas le moindre écho. Nul n’avait envie de plaisanter et la colère pointa le museau entre eux lorsque, approchant la berge dans la pénombre, le canot mené par Alban toucha une roche pointue. Un bruit sinistre de déchirure, et l’eau se mit à entrer, juste à l’endroit où se trouvait Catherine.

— Saute, Steph ! Saute, bon Dieu, et tiens bon !

Le garçon bondit pour empoigner l’embarcation. Raoul descendit lui aussi, porta Louise et Catherine sur la rive.

— Tiens-moi ça.

Catherine se saisit du filin tandis qu’Alban apportait Georges qui prit la corde du premier canot.

— Steph, va m’attacher les bateaux solide. T’as des racines à gauche. Faut qu’on se mette tous à décharger. Et vite !

De l’eau à mi-cuisses, les deux hommes, que Stéphane vint rejoindre, empoignaient ballots et paniers qu’ils passaient à Catherine et aux enfants. En plein courant sur un sol de galets qui roulait sous les semelles, ce n’était pas une besogne facile. La nuit venue d’un bloc les trouva jurant et sacrant contre le froid et la malchance.

La berge incurvée retenait un bon paquet de bois d’alluvions déposé par les crues de printemps et que l’été avait séché.

— C’est une chance, dit Stéphane.

— Non, lança Raoul. C’est prévu. Les endroits de halte sont pas choisis pour rien.

À proximité du canot retourné sur la terre ferme, la langue multiple du foyer se mit bientôt à lécher la nuit, éloignant le froid qui montait avec ses odeurs d’eau et de limon.

Déjà Stéphane et son père déroulaient la tente et plantaient les piquets, tandis que l’oncle, agenouillé à côté du canot comme auprès d’un grand animal blessé au dos tout ruisselant, examinait sa déchirure dont il palpait les lèvres avec des gestes pleins de tendresse.