9
Leur première journée de navigation fut facile. Ils avaient moins de deux milles à remonter sur un courant moyen pour atteindre le lac. Ils y furent rapidement. C’était un endroit de la terre et un moment de la journée où tout portait à la joie. Le grand soleil avait eu vite fait de lécher les brumes. Le vent d’est ne permettait pas de mettre à la voile, mais il n’avait pas assez de hargne pour piétiner la bonne humeur des gens. Au contraire, de le sentir qui voulait chahuter lorsqu’il vous enveloppait au débouché des caps avait quelque chose d’excitant. Il lui arrivait de pousser un coup de gueule et de lever quelques vagues, juste de quoi montrer qu’on était en bateau et qu’un lac n’est pas forcément un animal domestiqué. Parfois, ce vent du levant se ramassait, grognassait un moment à la manière d’un chien qui cherche sa queue. Il tournait en rond sur l’eau toute grésillante, puis, lassé d’un coup, il filait vers la berge qu’il mordait pour lui arracher des brassées de feuilles rousses et dorées. Il les portait très haut sur son souffle tourbillonnant pour les abandonner et s’en aller mener sa folie en d’autres lieux. Les feuilles retombaient comme si le ciel se fût lentement déplumé.
Les rameurs allaient leur train et, pour marquer la cadence, Raoul s’était mis à chanter :
Au bas de la rivière
La ville nous attend
Avec ses lavandières
Qui chantent dans le vent
Hardi l’ami
Sur les portages
Marche l’ami
Sous les nuages
La neige vient
Quand l’hiver vente
Par les chemins
Roule ta tente.
Au bar de la marine
Ta belle qui t’attend…
De l’autre canot, Catherine l’interpella :
— Oh ! T’es pas avec tes coureurs de bois. Je la connais, ta chanson. Arrête avant d’en être où les enfants peuvent pas entendre.
— Alors, trouves-en une qui te convienne ! S’arrêtant un moment de ramer, il laissa l’autre canot se porter à leur hauteur. Déjà Catherine et les enfants chantaient :
Voici le joli mois de mai
L’eau chante dans la rivière
Voici le mois qui me plaît
Va danser à la clairière…
Et les voix fortes des hommes se mêlèrent bientôt au flûtiau des autres. La joie courait sur la lumière à la rencontre du vent.
— Y faut qu’on couche à Longue Pointe ! cria Raoul entre deux chansons.
— Pourquoi tu tiens tant à ta Longue Pointe ? demanda Catherine. T’as peut-être une bonne amie qui t’a donné rendez-vous là-bas ?
— Regarde-la donc, la bonne amie, la vois-tu qui montre son nez de l’autre côté du lac ! Tu vas la sentir quand elle va nous tomber dessus. Longue Pointe, c’est un bon endroit de camp. Je connais bien. Un sol ferme avec juste assez de pente pour que l’eau s’écoule et qu’on soit pas emmerdés.
Vers l’est, une première nuée pointait son crâne tout bossué. Avec tant de lumière qui lui ruisselait dessus, elle avait plutôt l’air bon enfant.
— Ça me semble pas trop méchant, observa Catherine, on dirait un gâteau à la crème !
— Oui, ma Cath. On en reparlera. Mais tu peux me croire, si on arrive avant que ça crève, ce sera pas plus mal pour tes petits.
Le grand coureur de bois se mit à souquer plus ferme.
— Restez derrière nous, ordonna-t-il. On coupe le vent et on vous tire dans notre sillage.
Il se retournait souvent pour voir si le canot suivait bien, réglant sa propre vitesse de manière à ne jamais le distancer.
Vers midi, parce que la fatigue pesait déjà lourd et que Catherine ne pouvait pas satisfaire certains besoins comme les hommes, ils s’arrêtèrent à l’abri d’une langue de terre surmontée d’aulnes. C’était un endroit où l’eau profonde allait presque jusqu’aux roches. Dans une crique minuscule la houle léchait une plage de sable où l’on pouvait aborder sans risque de crever les canots. Ils descendirent. Les jambes étaient douloureuses et les muscles des épaules tiraient pour ceux qui n’étaient pas habitués.
Stéphane crânait :
— Si vous aviez fait comme moi, si vous aviez déjà pagayé avec l’oncle, on irait deux fois plus vite.
Tandis qu’ils mangeaient leurs pommes à l’abri des buissons encore à demi feuillés, le vent prenait de la gueule et le troupeau des nuées avançait. On sentait monter son ombre sur les eaux qui se creusaient. Des vagues plus lourdes clapotaient sur les roches, malmenant les feuilles qui flottaient par nappes.
— Allez ! ordonna Raoul, faut pas traîner. On est chargés, si l’eau grossit, on embarquera.
— Si on restait camper là ! fit la petite.
Tous se récrièrent :
— Y a que toi qui rames pas !
— T’as pas honte !
Son oncle l’enleva d’un grand geste et la porta haut en criant : — Si tu rouspètes, j’te donne au vent.
— Y voudrait pas d’un cadeau pareil, fit Stéphane qui avait déjà regagné sa place.
Le voyage reprit. À présent, c’était un combat. Les rafales couraient, porteuses d’écume et de colère. Elles giflaient les visages. Stéphane riait. Il était comme si ce vent l’eût aimé. Comme s’il n’eût aimé que lui. Tête baissée, les épaules bien effacées, le garçon pénétrait ce corps nerveux comme un nageur attaque une eau vive. Sans cesser de ramer, il tourna la tête pour crier à son oncle : — Tu t’en fous, toi, tu te mets à l’abri derrière la charge !
— Souque toujours, mon gars, et saoule-toi de vent ! Mais prépare l’éponge. Si la pluie crève, faudra vider. On est à ras bord.
La pluie ne vint pas tout de suite, mais la bourrasque se fit si puissante que, bientôt, il fallut éponger tout de même. Les vagues trop hautes claquaient contre le bordage et l’eau giclait. Les plus rageuses montaient davantage encore et versaient entre le fond et les colis.
— Vide ! vide ! criait Raoul.
Stéphane qui s’était arrêté de ramer ne cessait plus de prendre l’eau avec son écope de bois ou l’énorme éponge qu’il pressait à l’extérieur.
— On n’atteindra pas Longue Pointe, cria Raoul en direction de l’autre canot où le petit Georges s’était mis à écoper lui aussi.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
L’angoisse se devinait à la voix de Catherine.
— Faut chercher une crique où aborder. Qu’on n’ait pas à décharger pour rien !
Raoul fit obliquer son canot vers la rive et s’en approcha au plus près. Les autres suivirent, quelque peu distancés.
Ils avaient beau être moins chargés et deux à ramer, Raoul les dominait de sa force et de son savoir. Sur lui, la fatigue semblait n’avoir aucune prise. Son visage n’était tendu que par l’effort qu’il accomplissait pour fouiller le rivage des yeux. Il connaissait ce lac comme le fond de son sac, mais, habituellement, les haltes s’effectuaient toujours aux mêmes places.
Le jour s’assombrissait. Le ventre des nuages pesait bas et plus des trois quarts du ciel étaient couverts. La lumière n’était déjà plus pour eux.
Après un long moment de lutte, alors que les vagues de plus en plus fortes menaçaient vraiment les canots trop chargés, l’averse creva d’un coup. Ils la virent devant eux, qui martelait l’acier du lac. Elle avança si vite que Catherine n’eut pas le temps de couvrir sa petite. Une bourrasque plus hardie que les autres lui arracha des mains le bout de toile qui se mit à flotter en claquant contre la proue.
— Laisse ça, lança Raoul. Souque, bon Dieu !
Il venait de découvrir une baie étroite mais assez profonde pour que les deux canots y puissent trouver refuge. Tout autour de l’eau couverte de feuilles, un fouillis de ronces et de saules nains crêtait une terre noire.
— Ça va patauger, cria Raoul. Vous affolez pas !
D’un maître coup de pagaie, il plaça le canot parallèle à la rive et, sautant à l’eau, il ordonna : — Maintiens-le, Stéphane. Et toi, Alban, viens te plaquer contre… doucement !
De l’eau jusqu’au ventre, il peinait sur le fond de vase et de racines. À l’aide des deux mâts, il maintint son canot loin de la rive, l’amarrant avec des cordelettes aux troncs de quelques bouleaux nains agrippés à la terre. La pluie redoublait de violence. La petite Louise pleurait, blottie contre sa mère qui l’enveloppait de son pan de bâche. Alban, qui venait à son tour de sauter à l’eau, dut nager quelques brasses jusqu’à reprendre pied. Toussant et crachant, il jura : — Criss maudit ! Ça descend vite, par ici !
— J’te l’aurai dit, fit Raoul.
Stéphane ne pouvait s’empêcher de rire. L’eau lui ruisselait dans le dos et sur le visage où ses cheveux se collaient malgré le chapeau. Son oncle le cueillit d’un bras et le fit basculer sur ses épaules.
— Accroche-toi, mille dieux !
— Tu vas plonger aussi, lança le père.
— Faut prendre les haches et les serpes. On va en avoir besoin.
Il porta Stéphane et les outils sur la grève où Alban s’ébrouait à la manière d’un orignal.
— Attrape le colis, hurla-t-il dans le vent.
De retour au canot, il empoigna Georges grelottant et silencieux et le lança au père. Épouvantée, la petite hurlait. Lorsque son oncle s’approcha, de l’eau plus haut que la ceinture, ses cris devinrent terribles, distordus.
— Prends d’abord la gosse, fit Catherine, elle aura moins peur.
— Pas le temps de finasser, j’enlève le tout.
Il s’efforçait encore de plaisanter, mais son regard laissait filtrer une certaine inquiétude. Il emporta la mère et la fille agrippées l’une à l’autre vers Alban que ses garçons aidaient à improviser un abri sommaire avec un carré de toile entre des aulnes à un demi-mètre du sol.
— Foutez-vous là-dessous le temps qu’on monte la tente, ordonna-t-il. Toi aussi, Georges.
— J’peux vous aider, p’pa.
Alban portait un lourd chapeau noir qui déteignait sur son visage en longues rigoles.
— Laisse-le venir, dit Raoul. Y se remuera, ça le réchauffera.
Catherine noua un torchon sur la tête du gamin, puis elle se coula sous la bâche avec Louise qui la tirait par sa robe.
Les hommes grimpèrent dans le taillis, s’accrochant aux branches qui fouaillaient le ciel bas. Souvent contraints de tailler un passage à la serpe, ils glissaient dans la boue grasse. Alban grognait : — Tout va être trempé… Le fourbi est foutu.
Raoul se démenait, feignant de ne rien entendre.
Sur le replat, ils trouvèrent un emplacement à peu près dénudé qu’un bouquet de sapins baumiers et d’épinettes à tronc cendré protégeait du vent.
— Suffit d’enlever les pierres, fit Raoul. Toi, Georges, tu rassembles du bois dans ce coin. Je ferai le feu. Je redescends aux canots pour écoper. Sinon, finiront par couler.
— Je peux le faire, proposa Stéphane.
— C’est ça, je descends avec toi et je remonte la toile.
Raoul semblait insensible à l’averse qui redoublait. L’eau cascadait de son chapeau sur ses épaules et son dos. Stéphane le regardait, calquant son attitude et ses gestes sur les siens. Lui aussi avait enfoncé son chapeau que le vent menaçait de lui prendre. Ils laissèrent leurs outils et partirent dans la glaise en une longue glissade, s’arrêtant au ras de l’eau clapotante.
— De toute manière, faut y aller.
— Ça vous fait rigoler ! cria Catherine. Quand on sera tous morts, vous rigolerez moins !
— Je te connais, t’es plus dure que ça, lança Raoul.
La petite avait cessé de pleurer. On les devinait à peine, toutes les deux, tapies dans l’ombre de la bâche que le vent malmenait.
Raoul enleva son neveu et lui trempa les pieds dans l’eau.
— Lave-toi. Faut pas dégueulasser les bateaux.
La pluie avait presque rempli le canot le plus chargé dont les bords ne dépassaient plus la surface que de quelques pouces. Raoul déposa Stéphane dans l’autre embarcation.
— Allez, tu vas écoper. Attention de rien crever. Quand t’arrives au fond, prends l’éponge.
Il observa un instant les chargements puis, le visage serré par la rage, il se tourna vers la rive pour appeler : — Oh ! Cath !
— Quoi ?
— Tes foutus lits, je te l’avais dit qu’ils étaient de trop. C’est des vraies serpillières.
Tout gorgés de flotte. Si on s’en débarrasse pas, c’est tout le fourniment qui risque d’y passer.
— Fais comme tu veux, maudit chien ! Tu nous feras crever, je te dis, dans ton aventure de fous !
— Gueule donc, ça réchauffe !
Même sous leurs injures on sentait percer l’affection.
Se tournant vers les canots, Raoul déplaça quelques paquets pour dégager les énormes ballots que constituaient les lits-cages repliés sur les matelas. Il y en avait trois, un gros et deux plus petits. Les dents serrées sur sa colère, le coureur d’aventures était un bloc de force. Il fit trois voyages jusqu’à la rive, levant à bout de bras les lits qu’il déposa sur des racines saillantes. Les carcasses de fer luisaient. Il y avait du dépit dans le regard de Catherine qui l’observait, mais aussi de l’admiration.
— T’es un fameux cochon, lança-t-elle. Je les avais fait venir de chez Eaton’s. Plus de vingt dollars, y m’ont coûté avec le port !
— Je les balance pas à l’eau. On récupérera les liens et les bâches.
Lorsqu’il remonta avec la toile de tente sur l’épaule, il s’arrêta vers sa sœur pour dire : — Tu crois que ça me fait rigoler, de vous foutre votre mobilier en l’air ? Je le savais, qu’on tiendrait pas si les matelas prenaient l’eau.
— Au point où on en est, je m’en fous, de ces lits. C’est pas la première fois que je coucherai à la dure.
— J’ai même dans l’idée que ce sera pas la dernière.
Ils se mirent à rire tous les deux. Lui sous la cascade de son chapeau, elle au ras des rigoles qui coulaient de la bâche.