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Le grand jour arriva enfin. Tout était prêt. Comme le pont, la chapelle et la gare, le magasin général pouvait être inauguré. Les quatre fenêtres et les deux portes étaient en place. Raoul et Stéphane avaient même eu le temps de clouer au-dessus de l’entrée une planche où ils avaient écrit, en gros, avec de la peinture brune :

 

« Magasin Général Robillard. »

Dessous, en plus petit :

 

« Laverie. Cordonnerie. Travail soigné. »

 

En plaisantant, Raoul demanda à sa sœur si elle ne voulait pas qu’on ajoute : restaurant.

— À tes moments perdus, tu pourrais faire la cuisine.

— Figure-toi que j’y ai pensé. Mais faut attendre. La plupart des gens qui ont construit la voie vont s’en aller. Avec l’exploitation forestière, les scieries et ce qui va s’ouvrir, ça va tout de même faire du monde. Comme la cookerie de la compagnie va fermer, faire la cuisine, ce sera peut-être ce qui rapportera le plus.

— Toi alors, tu veux vraiment tout pour toi.

— J’ai assez enduré. Le plus que je pourrai prendre, je le prendrai. Ça dure pas toujours. Faut savoir profiter.

Ils parlaient devant le pas de la porte, observant avec fierté leur magasin. Des hommes passaient qui se rendaient vers la gare. Certains s’arrêtaient pour demander :

— Quand donc que vous ouvrez ?

— Tout de suite après la messe.

— Est-ce que vous aurez du tabac ?

— Sûr ! Même des pipes. Du papier à cigarettes, des allumettes. De la chique, tout.

Les hommes riaient en disant qu’ils allaient avoir bien du regret de quitter un pays juste après l’ouverture d’un si beau magasin.

Un peu d’angoisse naissait qui fit dire à Alban :

— Tout de même, est-ce qu’on n’a pas vu un peu grand ? Est-ce que la scierie…

Les autres l’interrompirent. Il y avait trop de joie inscrite dans le ciel clair pour qu’on se mette à pleurnicher.

— Faut aller, dit la petite Louise. Si on est les derniers, on verra rien.

— Toi, tu seras sur mes épaules, dit Raoul, tu verras mieux que le grand Luc.

Elle prit la main de sa mère et l’entraîna. Dans un mouvement qui leur était devenu automatique, Raoul et Stéphane se baissèrent, empoignèrent par les barreaux latéraux et par les montants du dossier la chaise où était assis Alban. Ils avaient pris l’habitude, en se relevant, d’incliner légèrement le siège vers l’arrière si bien que le cordonnier n’éprouvait plus aucune crainte. Il se laissait porter, les pieds pendants, les mains posées sur ses genoux. Ce matin-là, il observa seulement :

— J’aurais pu me passer de voir un train. Je vous donne bien du mal pour rien !

Lorsqu’il parlait ainsi, ils avaient coutume de ne rien répondre. Ils continuèrent leur chemin en direction de la gare, suivant Catherine et Louise qui sautait en secouant le bras de sa mère.

Des gens les dépassaient parfois, montant sur le talus pour ne pas les gêner. Certains proposaient :

— Voulez-vous qu’on vous reprenne ?

— Ça va, on a l’entraînement.

Ils avaient parcouru à peu près la moitié du chemin quand la chaise sembla leur échapper, attirée vers le ciel par une force invisible. Sans avoir à se retourner, Alban cria :

— Fais pas l’imbécile, Luc, tu vas me briser les reins !

— Qui te dit que c’est moi ? fit le pachyderme.

— Du moment que je vois la flèche de la grue à côté de la gare, ça peut être que toi.

Ils se mirent tous à rire. Raoul et Stéphane avaient lâché la chaise. Le colosse portait Alban sur son bras droit comme une nourrice eût fait d’un bébé dans un petit fauteuil de paille.

— T’es vraiment le plus fort que j’aie jamais vu, fit Alban. Si j’avais encore mes jambes je demanderais un lot. Au lieu d’acheter un bœuf pour dessoucher, c’est toi que je prendrais.

Le rire du gros secouait la chaise.

Ceux qui les voyaient s’avancer ainsi au pas lourd et balancé du bûcheron les saluaient en s’écartant pour leur faire place.

— Quand je vais chez moi, expliquait Luc qui se trouvait dans un jour de bavardage, mon père me réserve toujours ce que le cheval peut pas faire.

Quelqu’un lança :

— Si la locomotive est en panne, Chabot, t’iras chercher le train.

De la sortie du pont jusqu’à la gare, puis plus loin au long de la ligne, des hommes étaient debout, qui attendaient. De l’autre côté, c’était la même chose. Les quelques femmes s’étaient groupées avec les enfants. Avant l’entrée en gare, on avait planté un mât au sommet duquel pendaient des drapeaux rouge et blanc. Pas le moindre souffle d’air pour les agiter. Juste devant la gare, sur le quai de larges plateaux en bois tout neuf, se tenait M. Ouimet en compagnie d’autres ingénieurs et de gens du chemin de fer qu’on ne connaissait pas encore très bien. Lorsqu’il vit arriver le colosse et Alban sur sa chaise, l’ingénieur cria :

— Chabot ! Apporte-moi ça ici !

Les autres suivirent.

Le chef de gare arrivé trois jours plus tôt et que les Robillard n’avaient pas encore vu s’avança en disant :

— M. Ouimet m’a raconté votre épopée. Votre place est ici. Vous êtes les pionniers de cette ville.

— On n’a pas fait grand-chose, dit Alban. Pourtant, c’était pas facile.

— Je sais, fit l’homme.

— On a tout de même inauguré le cimetière, fit Catherine avec amertume.

— Et le curé, où il est ? demanda Hector Lavallée.

— Y prépare sa messe.

— Avez-vous apporté les biscuits ?

— Oui, sur la table près des tampons en caoutchouc.

— Et la bière ?

— Je m’en occupe.

— Je crois qu’ils seront là en même temps.

— Pas sur le pont.

— Si. Faut voir celui qui fera reculer l’autre.

— M’man, est-ce que je pourrai monter dessus ?

Tout le monde se mettait à parler et personne n’écoutait. C’était un mélange de lumière et d’ombre. La lumière venait du ciel et des regards tournés vers l’avenir. L’ombre était celle de ce qui s’achève. La ligne ouverte, le pont terminé, c’était le commencement du chemin de fer et la fin du chantier. Les travailleurs du rail se demandaient ce qu’ils allaient faire. Le pays était devenu leur, la perspective du retour vers les villes ne devait pas les enchanter.

Cependant, pour l’heure, ce qui l’emportait, c’était la fierté. Le grand orgueil des pionniers, des bâtisseurs. Ceux-là pourraient aller partout en disant :

— Le Grand Pacifique, j’en étais. J’ai fait ma part de cette ligne. Si elle existe, c’est un peu grâce à moi. Ceux qui prendront ce train-là me devront quelque chose, pourtant, nul ne me donnera rien.

Les bûcherons, pour la plupart, resteraient là. À présent qu’on pouvait acheminer le bois, on allait exploiter. Ce pays sans drave possible, cette terre inclinée du côté du sauvage où on ne peut rien expédier se renversait d’un coup grâce à la vapeur. Mais les autres, les pontonniers, les charpentiers, les poseurs de traverses et de rails, les terrassiers et les casseurs de pierre, le train auquel ils avaient ouvert la voie dans la forêt profonde allait les ramener chez eux, les uns vers l’ouest à travers les montagnes, les autres vers l’est jusqu’à la rive nord du Saint-Laurent.

Deux heures passèrent avec le bourdon des voix et le piétinement. Puis, presque d’un coup, sans aucun ordre, ce fut le silence. Une décroissance rapide du brouhaha ; enfin le calme parfait.

Loin, infiniment loin en direction de Cochrane vers le bout du bout de la saignée du bois, une cloche avait tinté.

— À l’ouest ! À l’ouest ! crièrent des voix.

On s’avançait pour voir.

— Taisez-vous !… Silence… Silence !

La clameur monta haut puis retomba. Une autre cloche s’agitait à l’est, venue de Senneterre.

— À l’est ! À l’est aussi !

Cette fois, il devint impossible de plus rien distinguer. Seul dominait les clameurs un tintement clair, presque aussi cristallin que la lumière du jour approchant midi.

Tout le monde se déplaçait, se bousculait, cherchait à savoir d’où venait ce carillon dans un pays où nulle autre cloche n’était jamais venue que celles surmontant les locomotives.

Au bout de la gare, fichée dans un tronc d’arbre, une énorme enclume avait servi aux forgerons des chantiers. Empoignant la plus lourde des masses, Luc Chabot s’était mis à frapper. À tour de bras, d’un beau geste rond et régulier qui semblait sortir naturellement des courbes de son corps comme les cercles se forment sur l’eau, le géant cognait. Lui si placide d’habitude, semblait déchaîné. La bouche grande ouverte sur ses dents jaunâtres, il riait.

Autour de lui, le cercle s’était formé. Claquant tous ensemble leurs larges mains, bûcherons et ouvriers s’étaient mis à marquer la cadence de ses coups avec des « han ! » arrachés à leur poitrine, pareils à ceux qu’ils laissaient aller lorsqu’ils maniaient la cognée.

Bientôt, le mouvement gagna l’assistance entière. Même ceux qui ne pouvaient voir la source de cette musique l’accompagnaient du geste et de la voix.

Le sol en tremblait. La forêt frémissait. De grands vols d’oiseaux s’étaient élevés qui tournoyaient très haut, surpris par ce vacarme, attendant qu’il cesse pour regagner le couvert.

Sur la voie, M. Ouimet, les géomètres et d’autres ingénieurs s’étaient joints au chef de gare pour faire écarter les hommes qui se penchaient, regardant au loin, se gênant l’un l’autre et s’avançant davantage encore.

— Reculez ! Attention !

— Vous êtes fous !

— Écartez-vous !

Leurs cris étaient couverts par le son de la masse sur l’enclume et le roulement profond qui soutenait le rythme.

Infatigable. Régulier comme le balancier d’une horloge, Luc Chabot battait toujours le métal limpide.

Enfin, arrivant avec une bonne avance sur celui de l’ouest, le train de l’est s’engagea sur le pont.

Et ce fut soudain le silence. Les poitrines, les mains, puis aussitôt l’enclume s’étaient arrêtées de battre. Il n’y avait plus, presque dérisoire après le tintamarre énorme, que le chant grêle de la cloche à laquelle répondait de loin celle de l’autre train. Tout autour de ce bruit clair, le souffle et les tchitements de la vapeur. Bientôt, en dessous comme pour les soutenir : le pont.

Le pont avec sa basse dont le chant grave s’élargissait, montait, courait sur l’eau vers l’aval et l’amont, revenait répercuté par les rives.

Le pont entonnait son premier chant de pont. Il vibrait. Les yeux s’écarquillaient à fixer le nuage gris et blanc qui semblait vouloir l’écraser. D’autres regards cherchaient telle ou telle poutre, tel ou tel pilier.

L’eau s’habillait de reflets nouveaux où se mettaient à courir les cercles déclenchés par les vibrations.

Les gorges se serraient. Le souffle retenu, tous ces hommes avaient un instant oublié l’autre train.

Lorsque la locomotive eut enfin abordé à la rive, s’écartant devant elle pour lui céder le double chemin des beaux rails luisants, ces gens soudain repris par la joie poussèrent une clameur immense. Et la masse de Luc se remit à cogner, devenue folle soudain, si vite, si vite, que son martèlement déclencha le rire.

Déjà l’autre locomotive arrivait. Le chef de gare manœuvra l’aiguillage pour la diriger vers la voie de croisement. Les deux cloches et l’enclume cessèrent leur carillon, la vapeur et la fumée montaient en s’étalant sur cette foule qui applaudissait.

Hissé par dix bras solides, le cordonnier aux jambes mortes dominait. Comme celles des enfants que les adultes levaient au-dessus d’eux, ses mains battaient, sa bouche riait, mais de ses yeux coulaient deux grosses larmes.