19
Il fallut dix journées bien pleines pour abattre, ébrancher, scier de longueur les bois et monter la maison. Le dimanche, M. Ouimet et deux bûcherons vinrent prêter la main. Aide efficace : l’ingénieur connaissait les règles de la bonne construction et certaines astuces de montage qui facilitaient la tâche. Les autres avaient pour eux leur vigueur physique ainsi qu’une grande habitude du bois. La complicité avec la matière est essentielle dans ce genre de travail.
La neige avait à peu près disparu. Au creux de certains fossés et sous les grosses racines saillantes, il en restait quelques traces tenaces qui faisaient dire à l’un des bûcherons :
— Elle en attend de l’autre, cette garce-là. Je la vois bien accrochée, moi. Bien partie pour durer.
L’homme qui s’appelait Dollard Pichette venait de Sainte-Agathe-des-Monts. Il devait avoir la quarantaine. Il comparait tout à son village et aux terres qui l’entouraient. Noir de poil, le cuir tanné, il avait une grosse gueule avec, au menton, une fossette profonde qu’il ne parvenait jamais à raser. Sa manière de grogner contre l’approche de l’hiver dissimulait mal une espèce de jubilation. Quelque chose d’enfantin éclairait son œil lorsqu’il parlait de la neige.
Plus jeune de quelques années, son camarade se nommait Luc Chabot. Un gaillard énorme. D’une force de pachyderme qui laissait les autres assez stupéfaits et Stéphane béat d’admiration. Ce colosse tout en rondeurs avait pourtant, dans le regard et dans une certaine façon de se tenir, quelque chose d’attendrissant. Il souriait souvent, mais c’est à peine s’il prononçait un mot de temps à autre d’une petite voix de fille effrayée.
Raoul dit :
— Faut profiter qu’on est nombreux pour mettre la faîtière en place et aussi les pannes.
— Pas besoin de s’y atteler tous, observa l’ingénieur. Tu demandes à Chabot ; tu grimpes d’un côté et Alban de l’autre. Le gros va vous lever les pièces et vous aurez juste à guider les extrémités sur les chantignoles.
Tandis que le coureur de bois et son beau-frère montaient sur les pignons, le mastodonte se dirigeait lentement, en se dandinant, vers le tas de billes qui avait déjà sérieusement diminué. À deux, les autres avaient beaucoup peiné pour apporter ces bois. Luc se pencha, passa ses mains toutes rondes sous l’extrémité de la faîtière et se redressa sans effort apparent. Levant la charge à bout de bras, il avança, faisant marcher ses mains au même rythme que ses pieds jusqu’à se trouver à mi-longueur. Là, il posa le bois sur son épaule, fit lever le bout encore au sol. Le tronc se balança. À petits coups de reins il l’équilibra et démarra d’un pas à peine moins aisé que lorsqu’il se promenait les mains vides. Aussitôt arrivé, il reposa un bout et leva l’autre en direction d’Alban qui le guida vers son emplacement. Les autres s’étaient arrêtés de travailler pour regarder.
— Bon Dieu ! fit Raoul. Je voudrais pas mettre ce gars-là en colère !
— Il en faudrait beaucoup, observa M. Ouimet.
Chabot qui venait de se retourner pour lever l’autre extrémité eut un petit rire d’enfant.
— Si je me foutais en rogne après toi, t’aurais qu’à te sauver. Courir, j’ai jamais pu y arriver.
Après ce dimanche de grosse activité, il fallut encore trois jours pour achever la couverture et mettre en place le plancher fait de pièces équarries à la hache. Ensuite, ils posèrent la porte sur ses énormes paumelles et même une fenêtre avec de vraies vitres. De la bonne menuiserie que M. Ouimet avait fait venir de Cochrane en même temps qu’un lot de matériel destiné à son chantier.
Avant même qu’elle soit en place, Catherine avait commencé de charrier son fourbi.
— Je vais retrouver mon vrai fourneau, dit-elle. Avec mon four. Je m’en vais vous faire de la tourtière pour fêter ça. On invitera M. Ouimet.
— Si t’invites Chabot, fais une tourtière pour lui tout seul.
Ils s’installèrent et le feu se mit à ronfler dans la fonte. À cause de l’hiver qui commençait à serrer fort le métal craquant des nuits, ils se sentirent tout de suite chez eux.
— On dirait qu’on est là depuis toujours.
Déjà, sous leur grande toile, Catherine était parvenue à entretenir le linge de l’ingénieur et du géomètre. Elle apporta dans la maison toute neuve son baquet et ses deux fers à repasser. Rapidement, la nouvelle se propagea que la femme d’Alban acceptait l’ouvrage. En quelques jours, Catherine eut à laver et raccommoder pour tous les travailleurs du chantier. Chacun venait avec son baluchon. Le fourneau ronflait sans arrêt sous la lessiveuse où l’on entendait l’eau bouillante cascader sur le linge. Un feu d’enfer dévorait autant de bois que pouvaient en fabriquer les deux garçons. En permanence, une kyrielle de chemises, de maillots, de caleçons et de chaussettes suspendus à des fils tendus d’un pignon à l’autre séchaient, emplissant la maison d’un épais brouillard.
— Bon soir, grognait Raoul, c’est plus vivable, cette affaire-là ! C’est pas un magasin général qu’il faut ouvrir, c’est une laverie.
— N’empêche que c’est d’un bon rapport, fit Catherine. J’y pense de plus en plus.
— La matière première coûte pas cher. La rivière en donnera toujours plus qu’il t’en faut.
— Puis cet été, ça séchera dehors.
— Faudrait être installé mieux que ça.
— Si j’avais deux grands baquets…
Ils en parlèrent sérieusement, plusieurs soirs, en échafaudant de grands projets qui débouchaient sur la fabuleuse laverie usine de toute une ville.
Comme M. Ouimet annonçait l’arrivée de nouvelles équipes, ils décidèrent de monter près de leur campe une autre bâtisse où Catherine pourrait travailler plus à l’aise. La nuit, le linge sécherait sans gêner personne.
On commanda à Cochrane une grande lessiveuse, deux baquets ainsi qu’un foyer en fonte à trois pieds qui figurait sur un catalogue.
Et ils recommencèrent de construire. Dans de mauvaises conditions, cette fois, car la neige s’était mise à tomber, saboulée sans relâche par un vent d’ouest glacial et rageur. Ils étaient souvent contraints de s’interrompre pour venir se chauffer. Le géomètre leur avait offert une grosse boîte à thé carrée, toute décorée d’or et de carmin. Elle contenait un mélange savant où M. Lavallée prétendait avoir mis exactement ce qu’il fallait pour combattre les refroidissements. Catherine tenait en permanence sur le coin de son poêle un coquemar d’eau bouillante. Un autre était sur la table à côté de la belle boîte de thé et d’un pot de sirop d’érable. Dès que les hommes entraient, secouant leurs vêtements et tapant leurs bottes derrière la porte où était déroulée une vieille sache, elle versait de l’eau sur l’herbe noire et odorante. Chacun mettait ce qu’il voulait de sirop dans son bol. Raoul ajoutait parfois une larme de gin et l’atmosphère de la pièce se colorait aussitôt. Tout devenait plus clair et plus gai. Louise et Georges s’occupaient du bois. Emmitouflés, ils sortaient trois ou quatre fois le jour avec une grande corbeille qu’ils allaient emplir à la pile montée contre la façade de la maison. Ils la rentraient à deux, peinant et riant. Déjà ils parlaient de ce qu’ils feraient quand la laverie fonctionnerait.
La grande fierté des hommes, c’était que leur campe fût parfaitement orienté. Le vent dominant rabotait la neige devant la porte, la poussant vers le pignon où se dessinait une splendide congère en forme de serpe allongée, au tranchant net comme une porcelaine. C’est dans son prolongement qu’ils montaient leur annexe, prenant soin d’aligner la façade sur celle du premier bâtiment de manière que la congère fût poussée plus loin.
— La paresse, disait Raoul, ça donne du génie. J’ai jamais vu un village indien où on soit obligé de balayer un pouce de neige. Si tu sais placer ta maison, c’est le vent qui bosse pour toi.
Ce qu’ils avaient commandé à Cochrane arriva en même temps que le matériel destiné à terminer les baraques montées pour accueillir les nouvelles équipes. Tout venait par la tranchée ouverte dans la forêt. Les rails n’étant pas encore en place, on effectuait le transport sur d’énormes traîneaux que tiraient des boeufs attelés par paires. C’était le meilleur temps pour amener le matériel car le gel avait durci les terres et recouvert sources et marécages dans les lieux où l’on n’avait pas encore fini le ballastage. Seulement, la tranchée en forêt n’atteignait pas l’Harricana et les derniers milles devaient être effectués en portage. Les bûcherons allaient en file, ployant sous les charges, glissant sur les racines que la poudreuse recouvrait. Le gros Chabot et deux ou trois gaillards d’importance s’en donnaient à cœur joie. Raoul et Alban étaient allés prendre livraison de leur commande. Le bouvier de Cochrane, debout sur son traîneau, approchait le matériel que les hommes, un à un, chargeaient sur leur dos. Lorsqu’il arriva au poêle à lessive, il eut peine à le déplacer, laissant un des pieds traîner sur le sol.
— Qui c’est qui prend cette cochonnerie de laundry stove ? grogna-t-il avec un lourd accent.
Alban levait d’un côté pour aider Raoul à se glisser entre les pattes de fonte lorsque Luc Chabot intervint :
— Laisse-moi ça !
Son long bras ceintura la masse de métal. Sa moufle se ferma sur l’un des pieds tandis que, ouvrant l’autre bras, il lançait au bouvier :
— Avance cette caisse.
La caisse était pleine de savon et de cristaux de soude.
Le gros s’engagea dans la sente, énorme animal tout en largeur, se dandinant sous le bât.
— L’est solide, fit calmement l’homme de Cochrane, mais l’ira pas au bout.
— Pauvre vieux, ricana un bûcheron, tu pourrais encore lui grimper sur le dos qu’y s’en apercevrait même pas. Pour sortir du bois, je le préférerais à tes bœufs. L’est peut-être pas plus malin, mais sûrement plus fort.
Il y eut des rires. En dépit du froid et de la sente glissante, ces hommes travaillaient généralement dans la bonne humeur. Ils allaient leur train sans jamais forcer l’allure. Ils ne traînaient pas non plus. La température interdisait la paresse.
La première des baraques installées pour les nouveaux venus était la cookerie où régnait un garçon court sur pattes et grassouillet. Sa face de pleine lune où disparaissaient de tout petits yeux bruns luisait tellement qu’on eût dit qu’il se débarbouillait à l’huile de friture. Il se montrait fier d’avoir appris son métier avec un chef italien.
— Tonio Marietti, vous connaissez pas ?
Il avait plein la bouche de ce nom.
— Connaissez pas Marietti ? s’étonnait-il. Célèbre dans le monde entier. C’est le plus grand restaurant de New York.
Les bûcherons riaient de lui mais appréciaient beaucoup sa cuisine où les nouilles tenaient une grande place. Il se nommait Robert Clarmont. Il avait essayé de se faire appeler Bob, mais les ouvriers l’avaient baptisé Graillon. Chabot s’amusait à l’empoigner par un bras et par le fond de son gros pantalon de velours jaunâtre, il le levait au-dessus de sa tête en disant :
— Si j’ai pas la double, je te fous à l’eau à travers la glace ! Ta tête fera le trou !
Il y avait toujours largement double ration pour ces hommes qui peinaient de l’aube au crépuscule dans la neige et le froid.
Raoul s’était mis à trapper. Le gibier que Catherine ne pouvait utiliser, Graillon l’achetait. Il payait en farine, en fèves, en huile, en sucre ou même avec une bonne gamelle de ragoût.
Lorsque Catherine faisait fondre du lard et donnait aux enfants les cretons bien dorés et croustillants, Alban disait que la maison empestait le graillon. La petite Louise courait passer son nez par l’entrebâillement de la porte sur laquelle le cuisinier avait écrit au goudron : « Cookerie, accès interdit ». L’enfant criait :
— On t’a mangé à midi, gros creton graillon !
La face huileuse et ronde s’éclairait d’un grand rire.
— T’as bien encore un peu de place pour des pancakes, petite puce !
Sur un couvercle de casserole, il déposait une douzaine de crêpes épaisses comme sa main potelée et l’enfant s’en allait, courant dans le vent glacé avec son trésor fumant.
Catherine entretenait gratuitement le linge du gâte-sauce et observait :
— Il a toujours l’air plus sale que les autres, ben moi je peux vous dire que c’est son fourbi qui sent le moins mauvais.
— S’il est plus propre, disait Alban, c’est qu’il travaille moins. Tu vois bien le résultat : toute la sueur lui reste à l’intérieur, c’est pour ça qu’il est comme un ballon.
Les enfants défendaient ce garçon jovial toujours prêt à satisfaire leur gourmandise.
Dès que le bâtiment de buanderie fut terminé, Alban s’embaucha pour travailler à l’abattage. Comme il voulait demander également une place pour Stéphane, Raoul se récria :
— Le Steph, c’est moi qui l’emploie. Vous avez plus besoin de nous, on va s’en aller à la trappe un peu plus loin. Ici, le gibier est déjà effrayé.
Timidement, Alban dit :
— Moi, je le trouve bien jeune pour ça.
— T’inquiète pas, avec moi, y risque rien.
Catherine venait de se lever pour fourgonner le feu. Sans se retourner, elle lança :
— Tu le payeras comment ?
— Sera payé comme moi, dans l’été, quand on vendra les peaux.
Catherine acheva posément de charger son poêle, referma la grille puis se tourna vers les autres encore attablés devant les reliefs du souper. La suspension ne l’éclairait que jusqu’au milieu de la poitrine. Dans la pénombre, son regard brillait, accrochant un reflet. Fixant son frère, d’une voix ferme, elle dit :
— Toi, tu fais ce que tu veux. Mes petits, y font ce que je décide.
— Mais m’man…
Stéphane ne put en dire davantage. L’œil soudain très dur, la voix acérée comme une lame de nordet, sa mère l’interrompit :
— T’as pas l’âge de prendre la parole !
Le garçon plongea le nez vers son assiette vide.
À pas mesurés, souple d’allure comme un grand fauve, Catherine contourna la table pour venir se planter entre son frère et son fils. Ignorant complètement Stéphane, elle dominait Raoul qui, tourné de biais, levait la tête pour la regarder. La jeune femme tenait toujours son pique-feu, beau tisonnier aplati et tordu vers le bout, que lui avait forgé un contremaître de la voie. Elle leva la main lentement, sans qu’il y eût la moindre trace d’emportement dans son geste. Son visage s’était fermé, mais rien ne trahissait une véritable colère. Simplement, ses lèvres restaient pincées sur les mots pour leur donner davantage de tranchant.
— Toi, grand maroufle, fit-elle, t’as assez fait de misère à notre mère. Que tu aies le feu au cul, c’est ton affaire. J’veux pas que mon gars devienne un rouleux de chemins. Pas envie qu’y finisse dans la peau d’un quêteux ! Y travaillera comme nous autres. Quand il aura sa majorité, ma foi…
Un soupir et un mouvement du corps exprimaient une certaine résignation qui lui allait assez mal. Raoul essaya de sourire. Voyant qu’il allait parler, Catherine parut se ressaisir. Plus haut, elle reprit :
— Je rigole pas, tu sais. T’es le plus fort, mais si tu me dévergondes mes garçons, aussi vrai que je suis ta sœur, je te corrigerai. Même si je dois t’avoir quand tu dormiras, je t’aurai.
Elle baissa le bras, alla accrocher son pique-feu à la barre du fourneau où il se balança quelques instants, heurtant la porte du foyer. Catherine étant revenue s’asseoir, ce bruit de métal fut seul à troubler le silence. Lorsqu’il cessa, on n’entendit plus que le grognement du feu qui soufflait son haleine jusque dans les jambes immobiles sous la table.
Catherine s’était accoudée. Sans doute pour qu’on ne vît pas que ses mains tremblaient, elle croisa les bras.
Le vent furetait. Il devait s’acharner à chercher une fente, mais tous les interstices avaient été soigneusement bourrés de mousse mêlée de glaise. Le petit Georges toujours minutieux veillait, rebouchant les fentes dès que se faisait sentir le moindre filet d’air.
Alban se racla la gorge. Regardant son fils d’un œil attendri, timidement, il dit :
— C’est vrai, mon Steph, t’es bien jeunot… Comme il hésitait sur un mot, d’une voix qui n’avait pas tout à fait retrouvé son calme, Catherine trancha :
— On en cause plus. On parle d’autre chose. Ou on va se coucher. Ça économise de l’huile et de la salive !