22
La fièvre de travail, la soif de gagner très vite ce qui permettrait de réaliser leur rêve poussait les Robillard à commencer chaque journée bien avant que ne tinte l’appel du gong. S’éclairant d’une lanterne, Catherine, Alban et Stéphane gagnaient la buanderie où régnait encore une tiédeur tout imprégnée de l’odeur de lessive. Ils allumaient les deux grosses lampes à pétrole suspendues au plafond, puis, selon une règle qui s’était tout de suite établie, Catherine se mettait à rassembler le linge étendu. Stéphane préparait et rentrait du bois tandis que le père, soucieux d’éviter la poussière, tirait délicatement la cendre et rechargeait le foyer où demeuraient toujours assez de braises pour que la flamme renaisse. Très vite elle se mettait à dévorer les pignes d’épinettes et à lécher les premières bûches.
Ces cendres qu’il sortait, Alban les entassait derrière le bâtiment, assez loin pour que le vent n’amène pas jusque-là les braises qui rougeoyaient un moment dans la nuit. Le jour où elle découvrit ce tas bien fait, Catherine ne put s’empêcher de dire : — C’est plus fort que toi, faut que tu penses à une terre.
Comme pris en faute, Alban bredouilla :
— On sait pas… de toute façon, on essaiera bien de se faire un jardin… juste pour nous. Georges aimerait ça.
— La charrue te démange autant que la course travaille mon cinglé de frère !
— T’es pas née à la terre, tu peux pas comprendre.
Durant les nuits les plus froides, il arriva que le gel vînt fourrer son nez jusque près du feu. À cause du vent, le poêle garni vers les neuf heures du soir avait fini de dévorer sa ration de rondins avant minuit. Les braises qui restaient ne conservaient pas assez de forces pour lutter. Alors, le linge suspendu aux cordeaux raidissait, l’eau des baquets s’étoilait de fleurs étranges, le sol mouillé devenait glissant. Durant cette période, si Raoul se trouvait au campe, il se chargeait d’entretenir le feu. S’il était absent, c’était Stéphane qui le faisait en utilisant un énorme réveil prêté par Chabot. Comme Alban voulait établir un roulement, le garçon s’y opposa : — C’est formidable, dit-il. Je suis tout seul debout à pareille heure. Pouvez pas savoir. Ça me donne l’impression d’être le maître du monde.
Ce feu qui se remettait à vivre en plein cœur de la nuit, ce recul du gel, cette porte ouverte un moment sur l’obscurité quand la température et les vents accordaient un répit, donnaient un sentiment de puissance. Ayant pris l’habitude, le garçon n’eut bientôt plus besoin du réveil. Même après les grands froids, il continua de se lever au mitan de la nuit, ce qui permettait de sécher deux fois plus de linge. Stéphane disait à Raoul : — Je suis comme toi, j’ai bouffé un réveil.
— Un jour, ricanait le coureur de bois, vous aurez des laveries dans tout le Canada. Avec des centaines d’employés et des voitures.
— Je vois pas pourquoi on en aurait pas en Californie, répliquait Catherine, paraît qu’il fait plus chaud qu’ici.
— Oui, mais faut parler anglais, raillait Raoul.
— Tu viendras avec nous, t’auras juste à traduire, ce sera pas trop pénible.
Le coureur de bois était de plus en plus souvent absent. La vie s’installait, bien réglée.
Depuis qu’il ne travaillait plus pour la compagnie, Stéphane n’avait plus droit aux repas. Comme on pouvait toujours redouter qu’il y eût des mouchards parmi les nouveaux venus dont bon nombre étaient des provinces de l’Ouest, avant que ne tinte le réveil, le garçon gagnait le baraquement de cantine où il entrait directement dans la cookerie. Graillon et son aide lui donnaient une corbeille carrée à couvercle abattant où ils avaient préparé du thé, des fèves, des pancakes et de la marmelade. Si les deux cuisiniers avaient du linge à laver ou à repriser, Stéphane le rapportait également. C’était un bon moment d’amitié entre les garçons, avec des plaisanteries sur leur métier et des commentaires sur le temps qu’il faisait. La cuisine sentait bon les crêpes et le lard, il y régnait une chaleur d’enfer devant les deux fourneaux à étage dont les cuivres luisaient.
Après avoir mis la première lessiveuse en route, Catherine et Stéphane regagnaient la maison pour le petit déjeuner. Le gong sonnait. Alban s’éloignait dans le froid, la tête enfouie entre les épaules, sa grosse tuque grise touchant son col relevé, ses outils sous le bras. Le regardant partir, Catherine disait parfois au garçon : — Vivement qu’il puisse faire autre chose, il se crève.
Tous deux s’en retournaient vers leur buanderie où la besogne les attendait. La mère se mettait au lavage ou au repassage tandis que le fils allait et venait, charriant le bois et l’eau. Lorsque la pompe ne donnait pas assez, il devait casser des blocs de glace qu’on laissait fondre dans des baquets à côté du foyer.
Il y avait entre la mère et le garçon une complicité. Ils s’excitaient l’un l’autre à la besogne, se prenant certaines tâches, se démenant dans cet antre embué. Les clartés conjuguées du foyer, des deux lampes et du petit carreau, souvent recouvert d’une épaisse couche de fleurs et de feuillage transparents gravés par l’hiver, se mêlaient.
Vers les neuf heures, Stéphane allait recharger le feu de la maison et voir si les petits avaient ce qu’il leur fallait pour déjeuner.
Un matin de janvier, bien avant cette heure-là, ils entendirent Louise appeler : — Maman ! Steph ! Venez ! Venez !
La voix était si chargée d’angoisse que la mère et le fils bondirent dehors sans même prendre le temps de se couvrir. Leurs sabots claquaient sur le sol de métal sonore. C’était un matin calme. Profondément enfoncé dans un gel immobile et silencieux.
L’enfant avait ouvert la porte et se tenait sur le seuil ; pieds nus, dans sa longue chemise de nuit en grosse toile blanche. Ses cris semblaient aller jusqu’au fond de la forêt.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la mère.
Stéphane fut le premier. Il empoigna sa sœur et la rentra.
— Tu vas te geler !
— Le Georges… regardez… regardez…
La petite qui tremblait de la tête aux pieds désignait la couchette qu’elle venait de quitter. Son frère y demeurait immobile, le visage cramoisi et ruisselant, les yeux immenses fixant on ne savait quoi vers le plafond de planches.
Catherine s’agenouilla sur les branchages qui craquaient.
— Georges, mon petit, qu’est-ce qu’il y a ?
Le gamin émit une espèce de râle rauque.
Son regard demeurait fixe. La mère toucha son front et se releva.
— Seigneur ! Il est très mal.
On cognait à la porte.
— Entrez ! cria Stéphane.
M. Ouimet était là. Derrière lui se tenaient le cuisinier et le géomètre.
— On a entendu crier.
— Venez, fit Catherine. Regardez. Regardez mon petit.
L’ingénieur s’agenouilla à son tour en grognant :
— Mon Dieu, quand donc est-ce qu’il arrivera des lits ?
Il prit le poignet du garçon puis, écartant la peau d’ours et la couverture, il colla son oreille à la poitrine. Un silence se fit, tendu, presque sans souffle. Seules remuaient les paupières lourdes de l’ingénieur qui battirent plusieurs fois. Se redressant lentement, il recouvrit l’enfant toujours prostré et dit : — Faudrait un docteur. Il est très pris de la poitrine… Il a une grosse fièvre.
— Un docteur, fit Catherine, où donc ?
— Cochrane, c’est le plus près.
Il hésita avant de dire :
— Je vais envoyer quelqu’un, mais le temps ne me plaît pas. Il se mettrait à neiger avant midi que ça ne m’étonnerait guère.
— Seigneur ! si mon frère était là !
— Il est là, dit le cook. J’ai vu de la lumière.
— Dieu soit loué, fit Catherine. Il ira, lui. Il ira très vite.
Il y avait de la fierté dans sa voix. Une lueur d’espoir revenait sur son visage. Le cuisinier sortait déjà en disant : — Je vais l’appeler.
On l’entendit parler dehors à des bûcherons que les cris de la petite Louise avaient inquiétés. L’ingénieur se tourna vers le géomètre.
— Va me chercher la pharmacie, demanda-t-il. En passant, tu dis qu’on aille appeler Robillard. Il est aux traverses, il a pas pu entendre sa gosse.
Le grand coureur de bois arriva presque tout de suite. Il dit : — J’suis rentré à la nuit.
Puis, s’étant à son tour approché de l’enfant et l’ayant écouté respirer, il ajouta : — Congestion. Faut pas rigoler. T’as de la moutarde ?
Catherine fit non de la tête mais M. Ouimet dit :
— J’en ai. La pharmacie arrive.
— Faut faire des enveloppements très chauds.
— Faudrait un docteur, fit Catherine, si tu…
Son frère l’interrompit :
— J’y vais tout de suite. Mais faut pas attendre pour agir. J’en ai pour trois jours par temps pas trop mauvais. Pour revenir, si c’est un homme qui a vin bon cheval ou des chiens, y peut être là en un jour ou deux. Si c’est à pied, j’peux rien assurer.
— Je vais demander un volontaire pour aller avec toi, dit M. Ouimet.
Hector Lavallée qui entrait à ce moment-là avec une petite caisse blanche où était peinte une croix rouge dit : — Des hommes, y en a déjà au moins six qui se sont offerts.
— J’en veux pas, lança Raoul. Ça me retarderait.
Il sortit sans se soucier de l’ingénieur qui soupira : — Ma foi, s’il préfère… Allez, Catherine, faut pas vous inquiéter. Donnez-moi une casserole pas trop grande, avec de l’eau bien chaude. Et cherchez-moi des linges qui ne risquent rien.
Il avait sorti de sa caisse une poche de papier brun. Il fit couler la farine de moutarde dans l’eau chaude en remuant avec une spatule de cuisine. L’odeur qui tirait les larmes emplit la pièce. Elle était si forte qu’à elle seule elle suffisait déjà à donner confiance. Il semblait qu’un cataplasme qui dégageait pareil fumet devait avoir raison aisément de tous les miasmes de la création.
Catherine et M. Ouimet achevaient d’envelopper l’enfant gémissant lorsque le père entra. Il était accompagné d’un petit homme trapu dont le nez rouge et deux yeux gris minuscules étaient tout ce que laissait apparaître une barbe noire et frisée. Alban regarda son fils, l’air un peu gauche, comme embarrassé de ses grosses mains, puis, montrant le barbu, il dit : — Il a un remède.
L’homme s’avança, intimidé. Hésitant, il les regarda tous, se pencha un peu vers le petit malade et tira de sa poche un flacon qui disparaissait presque entièrement dans son énorme poigne couturée de noir et de violet.
— Voilà, fit-il. Une potion. C’est ma femme qui l’a préparée. Sa mère est calabraise. C’est la potion aux quarante plantes. Faudrait lui faire prendre au moins six cuillerées par jour. Espacées. Et la nuit aussi.
— Mais vous n’en aurez plus, dit Catherine.
La barbe noire s’ouvrit sur des dents blanches.
— Moi, j’ai pas besoin. Tu peux tout donner au petit. Et que Dieu t’aide.
Catherine et Alban remercièrent. L’homme se retira en hochant la tête et referma la porte derrière lui avec précaution. Dès qu’il fut sorti, M. Ouimet déboucha le flacon et respira.
— Ça sent bon. Ça ne peut que le dégager. Mais j’ai aussi du sirop. On alternera.
Ils eurent grand-peine à desserrer les dents de l’enfant toujours hagard. Dès qu’il eut avalé, ils le recouchèrent dans son enveloppement sinapisé qui devait lui brûler le dos et la poitrine. Catherine se tourna vers Stéphane et dit : — Tu devrais aller à la buanderie, si le feu tombe, ça nous avancera pas.
Le garçon sortit et M. Ouimet dit à Catherine :
— La petite, vous allez l’habiller bien chaud. Je vais l’emporter chez nous. Je pense pas que ce soit contagieux, mais on sait jamais… Votre malade sera plus tranquille.
Catherine habilla l’enfant qui parut heureuse de s’en aller avec l’ingénieur.
— Je reviendrai vers midi, promit M. Ouimet.
— Je vais manger chez toi ? demanda Louise.
— Mais oui, avec Hector, on ira chercher à la cookerie.
L’ingénieur dit à Alban qu’il pouvait rester près du malade et il sortit en emportant Louise qui le serrait par le cou.
Dès qu’ils furent seuls avec le petit Georges, sans s’être consultés, Catherine et son homme s’agenouillèrent sur le plancher et se mirent à prier.