33
Stéphane et Raoul avaient emporté Alban sur sa chaise, à la maison, suivis par Catherine qui tenait la petite Louise dans ses bras. Puis, son père couché, le garçon avait voulu revenir dormir au magasin avec le coureur de bois.
Le silence était sorti de la forêt pour assiéger les maisons. Çà et là, des feux de verdure continuaient de se consumer, enfumant tout, chassant mal la vermine qui montait des eaux. C’était le temps des nuits courtes, jamais vraiment obscures. Une clarté de lait imprégnait la forêt, coulant jusqu’à l’intérieur du baraquement où, les lampes éteintes, stagnait l’odeur du pétrole mêlée au parfum âcre des boucanes.
Les deux hommes avaient déroulé leur couchage, Stéphane sur la banque et Raoul à même le plancher, au milieu de la pièce. Immobiles, remuant seulement pour se claquer de temps en temps le front ou une joue, ils devinaient cette vaste pièce où ils avaient installé tant de rayons que, malgré l’arrivage des denrées, elle paraissait encore vide.
— Va en falloir, de la marchandise, pour remplir ça, observa Stéphane.
— C’est sûr, seulement faut attendre un petit peu. Ça fait déjà gros d’avance. Et les intérêts sont pas donnés.
— Toi, demanda le garçon, tu crois vraiment qu’on peut vivre tous sur une affaire de même ?
— Avec la laverie, les godasses, si toi tu arrives à t’occuper comme y faut du magasin, vous devriez vous en tirer pas mal.
Stéphane se souleva sur un coude et s’inclina au bord de la banque pour regarder vers le sol, en direction de son oncle dont seuls les yeux apparaissaient entre le haut du sac de toile et le rebord d’un bonnet de laine.
— Et toi, demanda-t-il, qu’est-ce que tu veux faire ?
Raoul hésita. Il remua un peu sans se découvrir. Le plancher craqua sous son poids déplacé. Là-bas, par l’entrée où la porte n’avait pas encore été posée, on voyait miroiter le fleuve, juste en aval du pont en construction. Des remous se creusaient, emportés par le courant.
— Moi, finit par répondre le trappeur, je peux jamais moisir des éternités au même endroit. Je vais rester avec vous le temps que le commerce soit bien parti. Quand ça tournera rond, je reprendrai la piste.
— T’as de la veine, soupira le garçon.
— Y a des jours où je me le demande. Mais c’est comme ça, on peut pas discuter.
— T’iras où ?
— Écoute-moi bien, petit, ce que je vais te confier, j’en ai encore parlé à personne. Faut que ça reste entre nous. Je veux même pas que t’en souffles mot à tes parents.
— Juré. J’dirai rien.
Raoul remua encore, puis il demeura silencieux, écoutant la lente reptation de la nuit sur la toiture neuve. Stéphane écoutait aussi.
— La traite des fourrures, reprit l’oncle, c’est plus ce que c’était quand j’ai commencé. Faut trouver mieux… Je crois bien que j’ai trouvé.
Il se donna quelques instants. Il semblait hésiter encore. Tendu, Stéphane demeurait la joue gauche posée sur le bois de la banque, n’osant ni remuer ni questionner. Loin, sur l’autre rive, des chouettes s’appelaient. Déjà la lueur du jour grandissait, à peine verdâtre en direction du nord. Enfin, Raoul se décida.
— Est-ce que tu te souviens de Jean-Baptiste ?
— Le costaud qu’est venu te voir en avril ?
— Oui. Lui.
— Ce qu’il peut bouffer, ce gars-là.
— Y boit pas mal aussi. Mais c’est un bon type. Franc du collier et tout. Tu peux lui demander sa chemise, si t’as froid y te la donnera. J’ai commencé avec lui, sur les canots. Figure-toi que quand il est venu, c’était pour me demander de m’associer… Il a découvert de l’or.
Le mot demeura un moment entre eux, lumineux comme un bel astre ; tout enveloppé d’une auréole de silence.
— Où ça ? demanda le garçon dans un souffle.
— J’sais même pas exactement. Tu comprends, comme je pouvais pas aller avec lui tout de suite, je préférais qu’il me dise rien. D’autant qu’il est pas tout seul. Y a déjà un gars avec lui. Je sais seulement que c’est au nord, à une bonne journée d’ici… Paraît que ça se tient dans un coin où personne avait jamais eu idée de chercher.
— Tu crois qu’il te prendra avec lui ?
— Ce gars-là, c’est un frère pour moi. Si d’ici deux mois je peux me tirer, j’suis certain qu’il m’aura attendu. Une mine, tu sais, ça se met pas en exploitation comme ça. Faut des tas de machins. Des papiers et tout.
L’oncle se tut, remua encore comme s’il cherchait sa position de sommeil. D’une voix où perçait l’envie, Stéphane laissa aller :
— T’as vraiment de la veine, toi !
— Tu sais très bien que si ça marche, je me démerderai pour te prendre avec moi. J’te connais, mon gars, je te vois pas une âme d’épicier.
Avec un ricanement aigre, martelant du poing le bois de la banque toute neuve, le garçon lança :
— Tu vois bien que me voilà poigné avec ce foutu magasin de merde !
L’oncle se mit à rire.
— T’es maboul, non ! Y a une heure, t’étais fou de joie à l’idée qu’on allait ouvrir cette boutique, à présent tu serais prêt à y foutre le feu. Faut pas déconner. Tes parents ont besoin. Moi non plus, ça me sourit guère de vendre des nouilles. Faut pas abandonner le truc avant que ce soit lancé. Quand ça tournera bien rond, y trouveront autant de monde qu’ils voudront pour se faire aider. (Il rit.) Je connais ta mère, elle a pas plus envie de passer sa vie à lessiver des liquettes que t’as envie de tenir un comptoir. Si ça s’emmanche comme j’espère, avant une année je la vois en bottines à boutons en train de diriger une volée de vendeuses. Et peut-être que d’ici dix ans t’auras autant de magasins Robillard dans le Nord que t’as d’Eaton’s dans le reste du Canada.
Il eut encore un petit rire pour ajouter avec une nuance de tendresse :
— Ton père, y fera plus que des bottes de grand luxe en peau de crocodile pour les gens comme nous qui auront des mines d’or.
— Tu crois vraiment que tu pourras m’emmener ?
— Je crois pas, mon vieux Steph, j’suis certain. T’es pas fait pour être entre quatre murs. Et puis, tu ressembles trop à ta mère pour rester avec elle. Je donnerais pas longtemps avant que vous vous balanciez les pots de mélasse à travers le portrait.
Ils se mirent à rire tous les deux. L’aube avait grandi. L’heure du sommeil s’en était allée en les laissant de côté. Raoul s’étira en grognant, s’assit, regarda vers le fleuve dont les eaux partageaient en deux ce qui restait de pénombre collée à la terre.
— J’vais faire du thé, fit-il, et j’ferai un tour au bois.
— J’vais avec toi !
Le garçon bondit sur le plancher sonore. Un jour de joie se levait avec eux.