21

Vint un temps de cristal. Des journées limpides. Des nuits scintillantes et craquantes pareilles à un brasier glacial. Plus le froid augmentait, plus la lumière s’intensifiait. Sur la meule blanche des neiges durcies, le vent aiguisait sans relâche ses lames d’acier couleur de ciel. C’était le terrible nordet qui file plus vite que les autres, harcelé par le froid qu’il a réveillé au passage, très loin, sur les étendues arctiques. Le vent de l’ours et du loup, qui taille les banquises et leur effile les dents. Le vent moissonneur de toundras qui porte dans sa gueule la faux de la mort. Une belle mort rieuse sous des éclaboussures de soleil.

L’hiver abitibien est l’un des plus féroces du monde. L’Hudsonie tout entière lui insuffle sa force sauvage. Il s’acharne sur cette terre où pourtant la vie continue.

Cette année-là, ce fut l’un des hivers les plus terribles. De mémoire d’Algonquin, nul n’avait vu le gel commencer aussi tôt et serrer aussi brutalement ses griffes. À soixante degrés sous zéro, on entendait les arbres éclater dans les nuits comme des coups de fusil. Certains allaient mourir, la plupart renaîtraient au printemps. Sous la neige croûtée, sous le matelas isolant des mousses et des lichens, la vie dormait. Cours d’eau et lacs pris sous plusieurs pieds de glace recelaient dans leurs profondeurs glauques mille et mille espèces. Sous l’immobilité vitrifiée les courants poursuivaient leur cheminement silencieux. Par d’obscures galeries tortueuses, par les couloirs en siphons ou d’étranges labyrinthes, castors et rats musqués parvenaient à ces eaux secrètes où ils menaient leur chasse et leur pêche. Repérant la poche d’air où ils iraient reprendre leur souffle, les hommes emmitouflés, immobiles comme des souches, les guettaient durant des heures pour les tuer d’un coup de hache. Ces mêmes hommes piochaient pour immerger leurs lignes et arracher aux profondeurs tièdes des poissons qui, jetés sur la glace, battaient trois fois de la queue avant d’être empoignés par le gel. Roidis, collés au sol, les ouïes métallisées, le corps pétrifié, leur petit œil rond exprimait leur étonnement d’une mort si lumineuse et qui vous serre d’un coup dans ses mains invisibles.

Sur la neige croûtée, l’orignal et le caribou qui n’avaient pas émigré trottaient à la recherche d’une source où arracher quelques lichens. Si la surface sonore craquait sous un sabot, une patte enfonçait jusqu’à l’épaule. Dans l’effort que déployait la bête affolée pour se tirer de là, une deuxième patte crevait l’écorce blanche qui s’étoilait en craquant comme une coquille d’œuf. Alors les autres pattes tapaient avec rage. Le corps en déséquilibre se tordait. Le souffle devenait court, brutal, avec des toux rauques et des plaintes déchirantes. Très vite les deux autres pattes s’enfonçaient. Pris au piège le plus traître, posé sur le ventre, fou d’impuissance, le grand cervidé grattait du bois de toutes ses forces sur cette route glissante, sa route depuis des millénaires, qui venait de le trahir. Des éclats blancs giclaient autour de lui comme le granit sous le ciseau du sculpteur. La bête beuglait sa détresse, bramait sa peur de la mort. L’arbre sec planté sur son front et qui lui donnait l’air de porter à longueur d’année l’hiver en triomphe sonnait sourd.

Captif de la saison dure, l’animal pouvait tenir tout le jour. La nuit venue, des larmes coulaient de ses grands yeux effrayés, tout de suite transformées en perles dures accrochées aux poils raides. L’obscurité serrait son étau. Prisonnière de sa course, la bête étouffait. Sa propre sueur recouvrait d’un linceul cristallin sa toison rousse. Il arrivait aussi qu’un lynx survînt avant la fin. Avant même le crépuscule. Parfois, le fauve attendait l’ombre pour attaquer et se jeter sur la nuque, derrière les terribles bois impuissants. La blancheur s’empourprait.

Ce pouvait être aussi une bande de loups ou de rapaces.

Mille drames par nuit pour ces forêts immenses.

Cabanés en des lieux abrités connus de leurs sachems, les Indiens profitaient des jours sans poudrerie pour relever leurs pièges, dépecer le gibier, traquer l’ours et le renard argenté. Les trappeurs blancs faisaient comme eux, souvent farouches et solitaires. Jurant sans cesse contre cet hiver dont ils étaient amoureux.

Durant parfois trois jours, six jours, neuf jours et autant de nuits, les grandes tempêtes emprisonnaient bêtes et gens. À quelques foulées les uns des autres parfois, ils vivaient leur silence isolés dans une immensité de vacarme, s’ignorant totalement entre eux.

Sur les chantiers forestiers, dans les villages de travailleurs jalonnant les tracés du futur chemin de fer, dans les stations isolées des tronçons déjà en exploitation, nul n’osait mettre le nez dehors. Tout trafic cessait. Pour se rendre d’une cabane à l’autre, en dix pas l’on risquait de se perdre. De tourner en rond jusqu’à l’épuisement. Le vent trop fort emportait les appels, couvrant de sa grande voix les pauvres cris des hommes. Certains mouraient à vingt pas des habitations, aveuglés par la blancheur tourbillonnante.

Des coureurs de bois et même des Indiens isolés mouraient aussi dans le tumulte du ciel descendu sur la terre. Jamais nul ne retrouverait la carcasse de ces gens-là. Le silence de leur fin solitaire n’était qu’une toute petite pause dans le fabuleux concert où les orgues du ciel entraînaient le vaste orchestre de la forêt. Des épinettes, des sapins ou des bouleaux, empoignés par un tourbillon comme un rameau par un remous, s’arrachaient ou se brisaient, montaient en tournoyant pour s’abattre dans le taillis avec des craquements d’os brisés.

Au milieu de cette tornade, les baraques tenaient bon. Un feu d’enfer rougissait les fourneaux. La vie immobile écoutait, retenant son souffle, priant parfois.

De leur lit de branchages, ces paysans devenus bûcherons et poseurs de rails écoutaient pleurer le nordet en rage contre la forêt. Sans doute pensaient-ils que là-bas, sur d’autres terres, c’étaient des labours et des prairies que la neige recouvrait. Des sillons où le blé attendait le printemps.

N’avaient-ils pas la nostalgie des labours, ces hommes plus paysans que forestiers ? S’il leur prenait envie de vaincre le bois, d’abattre et de dessoucher, c’était pour mettre au jour l’humus, le fertiliser au soleil et lui donner la graine des moissons de l’été. Ici, on bûchait pour faire place à la voie. Y aurait-il un jour des terres en culture tout autour des futures stations ? Le gouvernement l’affirmait, la compagnie aussi qui parlait de richesses inouïes. Des gens songeaient déjà à demander des lots.

Il était vrai que sous la mousse dormait une belle terre noire qui faisait envie.

Dans leur demi-sommeil, lorsque le bruit du vent n’était plus pour ces laboureurs que le froissement régulier et doux d’un ruisseau dans les joncs, sans doute leur arrivait-il de voir, à la place des forêts, des champs d’épis dorés offerts à la faux, des étendues si vastes que le regard s’y perdait comme sur un océan.