20
Dur et raboteux, l’hiver s’était établi sur le pays. Courant comme un fou, il était là pourtant, en permanence. La neige tombait des journées et des nuits entières, presque toujours charriée par un ciel en furie. La couche n’était pourtant pas encore assez épaisse pour entraver vraiment la marche des travaux.
À six heures, Graillon sortait sur le seuil de sa cuisine. Tenant d’une main la ficelle où était suspendu un gros gong de métal, il battait le réveil avec son ringard. Les baraquements s’éclairaient, les hommes bondissaient dans leurs vêtements étendus autour des poêles où ils avaient séché toute la nuit. L’obscurité était encore épaisse lorsqu’ils gagnaient la longue salle où le déjeuner les attendait. Alban et Stéphane sortaient de chez eux en même temps que Catherine qui gagnait sa buanderie.
Sur les tables de la cantine, des piles de grosses crêpes tièdes attendaient avec de grands plats de fèves au lard, des brocs de thé fumant. Les hommes s’installaient sur les bancs, emplissaient leurs assiettes en fer de fèves grasses et arrosaient leurs pancakes de marmelade ou de sirop.
Il faisait encore noir lorsque les ouvriers prenaient le chemin du chantier.
Le vent s’engouffrait avec toute sa longue force de coureur par la sente et le couloir ouverts dans la forêt.
Les hommes abattaient, ébranchaient, débitaient. Ils brûlaient sur place ce qui ne pouvait être utilisé pour la ligne, sciant et équarrissant les traverses qu’ils empilaient de loin en loin en les croisant pour laisser circuler l’air.
Vers midi, Graillon et son aide arrivaient avec une traîne chargée de grands bidons de thé brûlant qu’ils posaient à côté des feux. Les hommes s’approchaient. Les cuisiniers leur versaient des gamelles de thé. Puis ils ouvraient une caisse de bois à double épaisseur d’où ils tiraient le pain, le lard et des biscuits. Les bûcherons prenaient leur gamelle sur le bout d’un billot et mangeaient debout, en piétinant. Comme ils étaient payés aux pièces, ils ne s’arrêtaient guère qu’une quinzaine de minutes, puis reprenaient leur tâche par équipes de deux qui s’étaient choisis, poussant leur journée jusqu’à la nuit tombée.
Alban avait la chance de travailler avec Luc Chabot qui l’avait pris par amitié et sans doute dans un souci d’aider ces gens dont l’aventure l’avait ému. Ce taciturne disait parfois :
— T’es moins fort que moi, seulement comme t’es tout malin, comme tu connais bien le bois et l’outillage, je suis quand même gagnant.
Alban, qui avait une grande amitié pour les outils, rapportait chaque soir à la maison les cognées et les scies qu’il affûtait longuement, aidé par Georges que ces tâches passionnaient.
M. Ouimet avait embauché Stéphane en qualité d’assistant géomètre. C’était une manière de lui épargner les travaux les plus pénibles. Laissant les autres gagner leur chantier, le garçon s’en allait donc avec Hector Lavallée. Il portait le matériel de visée, débroussaillait, abattait si c’était nécessaire et se faisait donner des explications sur les relevés.
Les premiers jours, il avait quelque peu traîné la grolle, mais le géomètre, averti de ce qui s’était passé, avait su le prendre.
— La forêt, peut-être que je peux te l’enseigner un petit peu aussi. Je crois même pouvoir t’apprendre des choses que ton oncle ne connaît pas. Quand tu partiras avec lui, tu vas lui en mettre plein la vue ! Ce que je vais te faire entrer dans la tête, ce sera bien à toi. Personne viendra te le prendre.
Quand le temps le permettait, Lavallée et son assistant s’en allaient poursuivre leurs relevés. Lorsqu’il neigeait trop dru ou que la poudrerie se levait, Hector demeurait au bureau de M. Ouimet. Dans le baraquement réservé au matériel, Stéphane taillait des jalons qu’il peignait en rouge, laissait sécher puis paquetait par douzaines avec du fil de fer. Certains jours, il restait avec ses chefs. Sur l’extrémité de la table, il recopiait des chiffres ou décalquait des plans sommaires. Il régnait dans le baraquement une bonne atmosphère de travail calme et d’amitié. La bouilloire chantait sur le poêle, le thé était toujours chaud, l’éternel mégot d’Hector Lavallée mêlait sa fumée âcre à celle plus suave de la grosse pipe d’écume de l’ingénieur.
Stéphane commençait à s’intéresser vraiment à son travail lorsque arriva une troisième équipe. À présent, la forêt ouverte jusqu’à l’Harricana permettait d’acheminer le matériel par charroi à pied d’œuvre. Les nouveaux venus étaient une vingtaine. Ils allaient abattre des résineux et monter des baraquements avant que ne débutent les travaux de construction du pont. Pour l’heure, la rivière gelée permettait de passer aisément d’une rive à l’autre.
Avec ces ouvriers, arriva une équipe de techniciens. Un ingénieur en chef s’étonna qu’on eût embauché comme jalonneur un garçon sans formation et qui ne parlait pas l’anglais. Les hommes appelaient le major, ce nommé William Brooks, long énergumène tout en os, en poils rouges, gesticulant comme un possédé et criant d’une voix aigre. Lorsqu’il ne rongeait pas des biscuits de mer tirés de sa poche droite, il plongeait sa main dans la gauche pour y puiser du tabac qu’il enfournait d’un coup de paume assez étonnant entre ses larges incisives qui semblaient passées au cirage. Par-dessous sa grosse veste de cuir fourrée, il portait suspendus à une chaîne passée autour de son cou une grosse loupe sertie d’argent, une boussole et un baromètre. Une impressionnante batterie de crayons de couleur dépassait de la poche de sa chemise. Il se fit dresser un lit de camp dans le bureau. Si une idée lui venait durant une insomnie ou s’il lui prenait lubie de vérifier un chiffre, il se levait au milieu de la nuit et s’en allait cogner à la porte de M. Ouimet et du géomètre qui devaient s’habiller en hâte et le rejoindre. Une des seules phrases de français qu’il connaissait était : « Je donne un ordre. On me dit : Impossible. Moi je dis : Allez chercher du travail ailleurs ! » Il lançait ça et partait d’un mauvais rire qui donnait le frisson.
Le premier soir du règne de cet homme, Stéphane rentra le regard sombre, et alla s’asseoir au coin du feu, hors du cercle de lumière. Catherine ne s’y trompa pas. La venue du major avait déjà été commentée par des ouvriers à la buanderie.
— Y t’a foutu dehors ?
Le garçon hocha la tête et s’empressa de dire :
— J’ai rien fait de mal. Je parle pas l’anglais.
— Maudits chiens de l’Ouest, grogna la mère, y voudraient nous voir crever. Ou ramper devant eux en baragouinant leur jargon.
— Si on est commandés par ça…, soupira Alban.
— En tout cas, il ira se faire laver son linge par les Anglaises, ricana Catherine.
— Tu crains rien, précisa Stéphane. Y va rester juste quelques jours, mais m’sieur Ouimet pourra pas me reprendre. Le rouquin a amené des aides-géomètres.
Ils se regardèrent un moment. Stéphane ne parlait pas de Raoul, mais le grand trappeur parti pour une de ses courses qui pouvaient durer quatre ou cinq jours était présent tout de même. En trois dimanches, avec l’aide d’Alban, de Stéphane et du gros Luc, il s’était bâti, tout contre la forêt, un petit campe de bois rond. Il y couchait lorsqu’il revenait, laissant la porte grande ouverte en raison de la puanteur exhalée par tout ce qu’il y entassait de peaux, de viandes et de poissons fumés. Ses séjours se passaient en travaux de tannage sommaire, de salaison et de fumerie. Avant même que n’arrive la saison d’aller livrer ses peaux, il gagnait bien sa vie en vendant à l’intendance du camp son gibier et le poisson qu’il allait pêcher dans les lacs où il creusait des trous dans la glace. Alban lui répétait souvent que sa vie était plus pénible que celle des gens attelés à bûcher le bois. Raoul le savait, mais il répondait que la liberté vaut de l’or.
Stéphane devait penser à cette vie. Il soupira pourtant :
— M. Ouimet dit que je peux m’engager aux travaux.
— Sûr que Chabot accepterait de te prendre avec nous, fit Alban. Seulement, j’aimerais mieux qu’on lui demande pas. Pour sortir ta journée, mon pauvre gars, tu te crèverais la peau.
Le père était accoudé à la table. Son front dénudé luisait sous la lampe. Ses mains crevassées étaient posées sur la tranche, les doigts repliés, pareilles à deux bêtes épuisées. Catherine vint s’asseoir en face de lui. Les deux plus jeunes jouaient dans un angle avec une caisse à couvercle que Chabot leur avait apportée et des bûches taillées par leur père en forme de bonshommes. Catherine se tourna vers le poêle.
— Allons, Steph, viens là, dit-elle. Faut qu’on regarde ça calmement.
À regret, le garçon quitta le coin du feu que l’abat-jour tenait dans la pénombre. La soupe cuisait, soulevant de temps en temps le couvercle du fait-tout pour lâcher un hoquet de vapeur. Il vint enjamber le banc et prendre place à côté de son père. S’accoudant à son tour, il posa lui aussi ses mains sur la table. Elles étaient plus pâles et plus maigres que celles du père avec des veines moins saillantes. La tranche de l’index et du pouce ne portait pas des striures noires aussi serrées. Ils furent un long moment silencieux. Les petits jouaient sans trop de bruit, dans leur recoin. Louise expliquait à son frère :
— On serait dans un bateau avec nos petits. Y aurait de la tempête. Toi tu te lèverais pour fermer la fenêtre.
— Pour quoi faire ?
— À cause de l’eau sur les petits.
Catherine laissa passer un long moment avant de dire en soupirant :
— Cette fois, si tu veux trapper avec ton oncle, je peux pas t’empêcher.
Le regard de Stéphane s’éclaira. Son dos se redressait déjà lorsque sa mère poursuivit :
— Pourtant je crois qu’il y a mieux. C’est pas de ce soir que j’y pense. C’est depuis que tant de monde est arrivé.
Elle marqua une hésitation, les observant comme si elle eût redouté de parler. D’une voix moins assurée, elle reprit :
— Comprenez-moi bien, je veux pas faire des comparaisons, hein ? Je dis les choses telles qu’elles sont. À laver du linge, voilà quelque temps, je gagne plus que vous deux.
Comme Alban manifestait l’intention d’intervenir, elle s’empressa de lever la main.
— Non, non, fit-elle. Laisse-moi finir. C’est pas votre faute. Je le sais bien. Vous vous crevez dans la froidure, d’avant le jour jusqu’à noirceur, et moi, je suis au chaud dans ma buanderie ou bien ici à ravauder. Seulement, je peux pas en faire plus.
— On te le demande pas, dit Alban.
— Je le sais bien, fit-elle en riant. Mais moi, ça m’enrage de refuser des sous… Avec le contingent de bonshommes qui vient de s’amener, je vais laisser de l’ouvrage… C’est bête.
— Sûr que c’est bête, soupira Alban.
— Surtout si un gamin va se crever aux traverses pour gagner deux fois moins. Ce qui me tue, moi, ce qui me dévore mon temps, c’est charrier le bois. Des fois, faut le recouper. Faut amener l’eau, pomper. Faut étendre, ramasser. Enfin tout, quoi ! Georges fait ce qu’il peut, mais y manque de force.
Elle les regarda encore avant de dire :
— Le Steph serait là…
Comme piqué d’orties, le garçon se redressa soudain. D’une voix acide, il lança :
— J’suis pas une fille, moi !
Avec un ricanement, la mère se récria :
— Ben mon vieux, si c’est de l’ouvrage de fille, tout ce que je viens de dire… J’ai pas parlé de te faire laver !
— Tu sais, Steph, fit Alban, ta mère a raison. L’important, c’est de gagner. Notre magasin, on le partira pas si on est sans le sou.
Le regard sévère, Stéphane se tourna vers son père pour lancer :
— Tu peux y venir, toi, à la laverie. Moi j’irai aux traverses avec Luc.
La tête d’Alban alla de droite à gauche plusieurs fois tandis qu’il soupirait :
— Mon pauvre petit, tu tiendrais pas trois jours.
— C’est à voir. Et puis, la trappe, ça peut rapporter gros.
Le père allait répliquer, mais Catherine lui posa la main sur le poignet. Son regard s’était durci. Il avait pris sa couleur de métal. Un sourire plein d’ironie sur ses lèvres minces, elle dit durement :
— Laisse faire. Il ira avec Raoul. Nous deux, on s’échinera ici. Le magasin, t’inquiète pas, on le montera. À force de se tuer, on y arrivera. Quand ça marchera, quand y aura plus qu’à ramasser la galette sans se fatiguer, tu les verras se ramener tous les deux. Nous autres, on se sera tellement usé la santé qu’on sera bons pour le cimetière… Faudra bien ouvrir un cimetière, si une ville se construit ici. Ben on sera peut-être les premiers clients. Ces deux coureux de chemins qui auront roulé leur bosse s’en viendront faire marcher le magasin.
Elle se tut le temps d’un profond soupir, puis ajouta :
— Encore bien beau s’ils le vendent pas tout de suite pour reprendre leur foutu poison de course à la sauvagine. On se sera bien ruiné la santé pour rien, mon pauvre Alban !
Stéphane avait baissé la tête. Son corps s’était tassé peu à peu à mesure que sa mère parlait. Se redressant soudain, il lança à sa mère un regard plein de détresse. Ses paupières battaient et son menton tremblait. Il dut faire un effort considérable pour refouler larmes et sanglots. Poings crispés, il parvint à dire :
— T’es dure, m’man… J’vous ai aidés comme j’ai pu.
Soudain émue, Catherine lui prit les poignets dans ses mains abîmées par tant de lessives. Elle serra fort et s’empressa de dire :
— Non, non, pleure pas, mon Steph. Je suis injuste. T’as fait autant qu’un homme.
— T’as fait plus que moi, dit Alban. J’suis même pas foutu de mener un canot dans un rapide.
— J’voulais pas dire ça, reprit Catherine. Je suis allée plus loin que mon cœur… J’ai tellement peur que tu partes… Qu’il t’arrive malheur.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du garçon qui se mit à rire nerveusement en bredouillant :
— Je t’aime trop, m’man… Je partirai pas, va ! Je vous aime trop tous les deux. Je ferai ce que vous voudrez… Avec vous.
Catherine alla coucher les plus jeunes qui commençaient à se chamailler, puis elle revint s’asseoir. Et ils se remirent à parler de leurs projets.
— Si ça marche comme je crois, expliqua la mère, faudra agrandir dès qu’y fera moins froid.
Ils envisageaient de monter un séchoir en prolongement de la buanderie et pensaient déjà aux dimensions et au meilleur moyen de gagner de la place.
— Ce qu’il faudra, dit Stéphane, c’est une évacuation de chaque côté pour la vapeur. Et suivant que le vent vient de là ou de là-bas, tu ouvres où il faut. C’est commode.
La mère les écoutait en souriant. Quand ils se turent, elle demanda :
— Et sur la droite de la maison, y a pas mal de place. On est encore loin d’la rive. Ça pourrait être construit ?
— Bien sûr, fit Alban. Tu veux tout de même pas nous entourer de buanderies ?
— Que non, fit-elle d’un air mystérieux, mais je vais t’avouer quelque chose, Alban.
— Quoi donc ?
— Devine !
— J’sais pas, moi. J’ai pas le goût de jouer.
— T’avais quatre chemises ?
— J’crois bien.
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Ben mon pauvre homme, t’en as plus que trois.
Il paraissait ahuri. Son regard allait de sa femme à son fils. Stéphane hésita, puis finit par rire en disant :
— Je suis pas au courant, mais ça doit être pas mal drôle, ce truc-là !
— Alors, explique-toi, s’impatienta Alban. Tu m’en as brûlé une ?
— Non. (Elle rit encore.) Je te l’ai fait manger.
Le garçon se mit à rire et Alban ne put s’empêcher de les imiter. Au bout d’un moment, il dit :
— Je t’ai jamais vue comme ça, Cath. Tu m’as tout l’air de vouloir virer folle.
— Pas du tout. Mais mon vieux, tu pourras dire à tout le monde que ta femme t’a fait manger ta chemise. Ça en fera rigoler plus d’un.
— Écoute, ça commence à bien faire.
Catherine reprit son sérieux pour demander :
— Dollard Pichette, celui qu’était venu nous aider à la toiture, tu vois ?
— Oui.
— L’autre jour, il était trempé. Il a voulu faire sécher sa chemise près d’une fournaise. Il y a foutu l’feu. Même qu’il s’en est fallu de peu que la baraque y passe. Y vient me demander si j’ai pas une chemise à lui vendre, je dis non, je peux vous en donner une. Y dit d’accord et voilà qu’il se ramène avec deux boîtes de corned-beef. C’est ce qu’on a mangé avant-hier.
Ils se mirent tous à rire. Alban dit à sa femme qu’elle avait bien fait de donner une de ses chemises à ce bûcheron, puis, après un moment de réflexion, il demanda :
— Tout de même, je vois pas ce que ça vient faire avec la construction.
— Alors, c’est que tu vois pas plus loin que ton nez. Figure-toi que tous les gars qui sont là, y vont tous un jour ou l’autre avoir besoin de linge. Alors, j’ai déjà fait partir une commande par M. Ouimet. Ça viendra par malle jusqu’à Cochrane. Et là, j’enverrai mon coureux de frère chercher ça.
Elle se tourna vers son garçon pour ajouter avec un grand sourire :
— Et comme y en aura pas mal lourd, j’crois bien que j’demanderai à mon Steph d’aller avec.
— T’es chouette, m’man !
— Maudit ! fit Alban. Si j’te comprends bien, c’est le commencement du magasin, ça !
— Exactement, dit Catherine. Et si ça marche, d’ici une année, tu pourras laisser tomber la voie. On sera pas trop de trois pour s’occuper de notre commerce.
Elle sembla s’enfoncer dans un rêve très lointain. Elle y resta un bon moment avant de revenir sur terre pour ajouter d’une voix encore un peu absente :
— On fera ça. Et comme y paraît qu’au printemps il viendra des ouvriers avec leur famille, peut-être que je pourrai embaucher une femme pour m’aider à lessiver. À Montréal, y a une laveuse, elle a commencé toute seule, à présent, elle a plus de vingt employées à journée longue. Vingt bonnes femmes, tu te rends compte ! J’en demande pas tant !