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Le sentier conduisant à la rivière des Quinze en amont des rapides était long d’environ deux milles et relativement aisé. Sur ce relief à peine marqué de légères dépressions, la piste allait presque droit, montant un peu pour redescendre à mi-parcours dans un fouillis d’aulnes sur lesquels s’appuyaient de longues viornes pour la plupart desséchées.

Dès le premier voyage, Raoul qui ouvrait la marche avait hissé sur sa tête le fourneau noir qu’il tenait par les pattes. La fonte reposait sur une sache pliée en quatre. Le grand gaillard se tenait aussi droit que s’il eût avancé avec son sac à dos. Stéphane le suivait, portant sur son épaule une vieille valise de cuir aux fermoirs rouillés et qu’on avait dû ficeler avec des liens à gerbes. Derrière lui, Georges suivait avec une balle de tissus qu’il faisait souvent passer d’une épaule sur l’autre. Alban fermait la marche. Sur son dos voûté, un énorme ballot contenant un matelas plié en deux, encordé à l’intérieur d’un lit-cage refermé. Il le maintenait en équilibre de la main gauche, portant de la droite un panier empli de casseroles.

Ils avançaient d’un pas raisonnable, soufflant un peu fort et geignant lorsqu’une pierre roulait sous un pied. Le plus à l’aise semblait être Raoul qui tardait à donner le signal de la halte.

Pour poser sa charge, il s’accroupit et, dès que deux pieds de la cuisinière furent au sol, il se dégagea lentement, l’empêchant de basculer. Redressé, il secoua sa tête comme pour remettre en bonne place ses vertèbres cervicales, leva le menton très haut puis le rabaissa sur sa poitrine. Les autres l’observaient. Alban qui venait de se décharger lui aussi s’approcha en demandant :

— On change ?

— Jamais. Le corps s’habitue à une charge. Je vais vous dire une bonne chose : rappelez-vous bien ce que vous portez. Chaque fois, on reprendra les mêmes colis, toujours dans le même ordre. J’veux pas avoir à le répéter.

Il ne plaisantait plus. Les deux garçons qui s’étaient assis sur leur bagage l’écoutaient gravement. Stéphane se releva et demanda :

— Les canots, t’es certain qu’y sont là ?

— Certain. J’les ai payés. Quand tu payes d’avance un Indien, y se ferait couper en morceaux plutôt que te manquer de parole.

— C’est des bons canots ?

— Les meilleurs que tu puisses trouver.

Sur cette affirmation, Raoul se baissa, poussa en avant la cuisinière qui leva deux pattes. Il se glissa dessous et se redressa lentement pour reprendre sa route.

Dès qu’ils débouchèrent du fouillis qui bordait la rive, ils découvrirent les canots côte à côte à quelques pas du bord, dans une petite crique où se formait un beau remous ample et majestueux. La rivière, large de près d’un demi-mille, coulait lentement, avec, du côté de l’amont, un coude où l’on devinait un évasement.

S’avançant sur la berge, ils posèrent leurs fardeaux le plus près possible des embarcations. Lorsqu’ils se retournèrent, deux Indiens se tenaient debout derrière eux, impassibles.

Raoul parla avec eux dans leur langue que les autres ne connaissaient pas. Il y avait un petit vieux tout sec, accompagné d’un garçon long et maigre qui devait avoir à peu près l’âge de Stéphane. L’un et l’autre étaient en haillons très sales. Une forte odeur venait d’eux.

Quand les palabres en algonquin furent terminées, le plus jeune dit en français :

— On vous souhaite la chance. Le père dit qu’il aimerait monter avec vous. Il est trop vieux. Y veut pas mourir loin du village.

— Et toi, demanda Stéphane, tu veux pas venir ?

L’Indien sourit. Une lueur d’envie passa dans ses yeux.

— Moi, fit-il, je rentre avec le père.

Ils dirent encore quelques mots en algonquin, ramassèrent un rouleau de tissu et un sac près d’un foyer éteint, puis ils s’éloignèrent lentement, suivant la rive vers l’aval pour disparaître bientôt sous le couvert.

— Un vieil ami, dit Raoul. Très brave homme. Le plus fort pour construire les canots.

L’oncle quitta ses bottes et entra dans l’eau pour ausculter les embarcations, prendre en main les pagaies puis regarder à l’intérieur d’un long sac plat cousu à gros points.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Stéphane.

— Tout ce qu’il faut pour réparer si on touche une roche.

Lorsqu’il revint se chausser, Alban s’informa :

— Alors ? Ils sont bons ?

— On peut y aller de confiance.

Au retour, Raoul porta le petit Georges sur plus de la moitié du trajet, prétendant qu’il ne fallait pas laisser refroidir les muscles. L’enfant riait et le père disait au coureur de bois :

— Je sais pas comment t’es fabriqué, toi. J’ai pourtant l’habitude du travail dur, je crois bien que tu me crèverais.

La journée avança dans la fatigue, jusqu’à faire lever en eux une espèce de brume qui les accompagnait de voyage en voyage, s’épaississant à mesure que la chaleur progressait. La sueur ruisselait sur les fronts, collant aux tempes des mèches de cheveux. Lorsqu’ils revenaient à la maison, ils buvaient de grands gobelets d’eau puisés à même les seaux et mouillaient leur tête sous le jet de la pompe. Seul Raoul continuait de rire et de plaisanter :

— C’est rien, lançait-il. Un portage pas mal long, mais en terrain facile. Quand vous serez dans les épines et les roches, vous entonnerez une autre chanson.

Après leur quatrième voyage, Catherine qui avait achevé l’emballage se mit à porter avec eux et Louise aussi pour qui sa mère avait préparé quelques petits baluchons. Stéphane retrouva la vigueur de lancer :

— Je te l’avais dit que tu porterais. Demain, c’est l’fourneau, puis ton lit qu’on te foutra sur le dos.

L’enfant ne répondit pas. Elle trottinait devant sa mère, une balle de linge sur la nuque. Ses petites mains s’accrochaient à la courroie ceinturant la couverture qui enveloppait le tout. Elle s’arrêtait souvent sur le bas-côté, soufflait, laissait les autres aller leur train, puis, empoignant son colis d’une autre manière, elle se remettait à courir, courbée sous le poids ou penchée sur le côté, le corps en déséquilibre.

Au retour, elle chanta tout le long sur les épaules du coureur de bois qui trouvait encore la force de piquer çà et là un temps de galop.

À présent qu’il ne restait plus que des balles ficelées, les deux hommes, Catherine et Stéphane portaient à l’indienne, avec sur le front une large lanière de cuir soutenant la charge.

Lorsqu’il n’y eut plus que pour deux voyages, Catherine et les enfants passèrent en revue la maison tandis que Raoul et Alban démontaient la belle pompe au corps de cuivre.

— Celle-là, dit Alban, elle a l’habitude d’être transbahutée.

— Sûr que c’est une bonne pompe.

— Je l’avais fait venir de Montréal quand on était près de Trois-Rivières.

Alban passa son large pouce sur l’endroit où le cylindre luisant portait la marque gravée : « Imperial Pitcher Pump ».

— Tu vois, fit Raoul en riant, elle t’a toujours tiré de l’eau, à présent, c’est toi qui vas la tirer sur l’eau.

Avant l’ultime voyage, ils demeurèrent un moment assis sur les bancs de bois, accoudés à la table qu’ils ne pouvaient emmener. Louise et Georges exténués étaient restés près de la rivière.

Alban examinait la grande pièce où ils allaient abandonner ce qu’il avait menuisé avec du bois débité et équarri sur place, à force de sueur. Son front portait la double marque de la courroie et de son chapeau qu’il venait d’enlever. Son visage s’était assombri. Avec un tic nerveux qui lui déformait la joue droite, il tirait sur sa pipe éteinte, mordillant le tuyau de corne.

— Laisser tant de choses qu’il faudra refaire, soupira-t-il, c’est un crève-cœur. Quand on déménageait à voiture, au moins, on emportait tout.

— Et encore, dit Raoul, je te jure que les canots seront chargés à bloc.

— Je sais… C’est de la folie.

Il avait à peine soufflé cette phrase. Nul ne réagit. La fatigue pesait. Stéphane se tenait la tête à deux mains, les coudes sur la table, fixant le bois qu’éclairait le jour entrant par la porte grande ouverte. À la place de la cuisinière, le plancher portait quatre marques de rouille. La tôle avec les cendres restait là. Contre le mur, les casseroles avaient dessiné des marques en demi-cercle. À côté de l’évier, les planches montraient des coulures. Au-dessus, c’étaient des éclaboussures. Les deux portes des chambres entrouvertes découvraient le plancher vide où traînaient des papiers froissés et quelques morceaux de tissu. Les rideaux de toile à sac des fenêtres avaient été utilisés pour envelopper les matelas.

— Faut pas s’éterniser, dit Raoul en se levant.

Sa sœur l’imita sans mot dire. Elle avait le visage fermé, presque dur. Stéphane se leva à son tour, puis le père qui sortit le dernier en tirant la porte. Comme pour s’excuser de ce geste, il murmura :

— Vaut toujours mieux. Peut en venir d’autres.

— T’as raison, fit Raoul, ça s’abîme moins vite. Même si personne s’installe, ceux qui passeront pourront toujours s’y abriter une nuit. Ça fait plaisir, quand on est trempé.

Déjà Catherine s’engageait sur le sentier. Sa démarche était moins souple, son corps un peu plus écrasé par le poids des deux sacs qu’elle portait. Sa charge n’était pas plus importante qu’aux voyages précédents, mais sans doute, à l’instant de quitter pour toujours cette demeure, avait-elle éprouvé le pincement au cœur jusqu’alors repoussé.

Raoul et Stéphane se chargèrent et prirent la sente derrière elle. Alban hésitait encore, le regard rivé à ce lopin gagné sur la nature à grand-peine. Quelques grosses souches qu’il n’avait pu arracher demeuraient, noires encore des brûlis. Sans se retourner, le coureur de bois lança :

— Ça suit, là-derrière ?

Résigné, Alban hissa son fardeau, ajusta la courroie sur son front avant de recoiffer son chapeau et allongea le pas pour rattraper les autres.

À leur première pause, lorsqu’ils se retournèrent, l’ombre montait déjà des replis de terrain, pareille à une eau trouble. S’embrumant imperceptiblement, le ciel ne laissait plus filtrer du crépuscule qu’une clarté incolore qui sentait l’hiver. Les épinettes et les buissons où s’accrochait un vent hésitant se confondaient déjà. La végétation se rapprochait du sol comme si tout ce qui essayait de vivre là eût tenté d’échapper aux dernières lueurs. Seule la maison conservait une certaine densité dans cet univers sans formes ni bornes. Avec ses angles vifs, elle semblait immuable, ancrée sur cet océan charbonneux pour des éternités.

Alban laissa aller un gros soupir et dit :

— Je sais comme ça fait, quand il aura passé deux hivers dessus, il en restera pas gros.

Très haut dans le ciel, un triangle d’oies sauvages ondulait, la pointe vers le sud. Leur route était à l’inverse de celle que suivaient Raoul Herman et les Robillard. Elles fuyaient les froidures promises ; loin au-dessus des contrées noyées d’ombres, elles naviguaient encore dans la pleine lumière.