25
Le vieil Indien était allé dormir dans l’antre de Raoul. Lorsque le gong du réveil sonna, il avait repris sa route depuis longtemps. À l’aube, ses traces étaient déjà complètement effacées.
— Il n’a rien mangé de chaud, dit Alban.
— Il voulait aller vite, expliqua l’ingénieur. Il m’a promis d’envoyer son fils à la rencontre de Raoul. Ça évitera au docteur une longue course inutile.
Catherine montra, sur le coin de la table, une vessie d’orignal nouée d’un lacet de cuir, pareille à un ballon d’enfant à moitié dégonflé.
— Il a laissé ça. Si quelqu’un est malade, il faut lui en donner.
L’ingénieur défit la boucle, ouvrit la vessie et alla près de la fenêtre. Il s’inclina pour regarder, respira à petits coups et revint en disant : — De l’herbe avec des baies. Un mélange à lui.
Le petit Georges était allongé bien droit sur son drap blanc, les mains croisées. Le visage reposé. Stéphane avait dormi quelques heures mais les parents ne s’étaient pas couchés. L’ingénieur qui venait de prier un moment en silence semblait embarrassé. Après avoir reposé la vessie sur la table, il fit quelques pas lentement en direction de la porte. On sentait à sa démarche qu’il n’avait pas l’intention de sortir. Il hésita. Son corps eut un balancement lent puis il se retourna et s’approcha de Catherine immobile au pied de la couche mortuaire. M. Ouimet se racla la gorge. D’une voix qui sonnait curieusement, il dit : — J’ai demandé à Gendreau de faire un cercueil. Il le fera très bien.
Alban s’approcha. M. Ouimet s’assit lentement sur un tabouret, le coude sur la table. Sa main droite caressa le bois un instant. Ses doigts tambourinèrent un bref roulement. Très vite, il retira sa main que l’autre empoigna comme pour lui interdire toute récidive. Alban vint s’asseoir également. Un moment de vent passa, secouant le feu.
— J’ai pensé aussi, pour l’enterrement, fit l’ingénieur… Faut choisir un emplacement. C’est pas facile avec ce temps… Creuser une terre pareillement gelée, ma foi…
— C’est vrai. On pourra pas. J’y ai pensé aussi.
Catherine semblait étrangère à ce dialogue. Son visage était aussi pâle, aussi rigide que celui du mort.
— Le mieux, dans ces cas-là, reprit M. Ouimet, c’est de déposer le cercueil au froid… et à l’abri des bêtes.
— Bien sûr.
— On creusera dès qu’il viendra un redoux.
— Bien sûr.
Alban hochait la tête, visage impassible, regard vide de toute expression.
— Le mieux, reprit M. Ouimet, c’est sous une toiture bien fermée.
— Sous une toiture. Oui, oui… Sous une toiture.
Il y eut un long silence avant que l’ingénieur dont la main était revenue tapoter un instant ne reprenne : — Si vous voulez, on peut le mettre au-dessus du bureau.
Sans changer de place, Catherine se tourna vers eux. D’une voix incolore, elle dit lentement : — Non… Ici.
Son regard se leva vers le plafond.
— Chez nous, dit M. Ouimet, ce serait peut-être plus facile d’ouvrir le pignon.
D’un ton ferme, la mère répéta :
— Non. Ici… C’est ici qu’il doit être.
À la fin de la matinée, le menuisier apporta la bière toute neuve, bien rabotée. Sur le couvercle, il avait dessiné une croix au fer rouge. Il expliqua : — C’est mieux que de clouer des lattes. Les clous rouillent vite.
Il avait une bonne face ronde où il devait être impossible d’afficher de la tristesse. Seul son regard prisonnier de lunettes semblait exprimer une grande compassion. À cause du gel, il avait enveloppé de tissu noir la partie de ses montures qui portait sur son nez. Le trait foncé semblait unir ses gros sourcils pour en faire une seule barre courant d’un bord à l’autre de sa tuque en laine grise.
Catherine fixait à présent la croix hachurée de noir. Son regard exprimait quelque chose de dur, comme un reproche à cette image d’un Dieu de douleur et de bonté incapable d’aider les malheureux. De temps à autre, son front se plissait, la bouche se crispait sous l’effet d’une violente douleur.
Lorsque le cercueil fut ouvert, elle s’approcha lentement du corps, s’agenouilla et embrassa le front glacé. Se relevant, elle regarda Alban qui vint à son tour pour le même geste. Puis ce fut Stéphane. Le garçon eut une hésitation. Son œil s’affola un instant. Il quitta le visage dur de sa mère pour celui du père qui exprimait un grand embarras. Il y eut un lourd silence. Le menuisier qui, ayant posé sa tuque et ses mitaines sur la table, s’était déjà signé deux fois, se dirigea vers la fenêtre. Il sortit de ses poches des vis et un gros tournevis à manche noir qu’il fit mine d’examiner. Stéphane respira longuement. D’un pas un peu raide, le visage crispé, il alla lui aussi embrasser le front de marbre. Lorsqu’il se redressa, son visage était d’une pâleur inquiétante.
Calme et lente, à gestes sûrs, Catherine alla envelopper le petit Georges dans son drap. Alban s’approcha. Sans un mot, comme s’ils se fussent entendus sur le mouvement à accomplir, le père empoigna l’enfant sous les épaules, la mère le prit sous les jambes. Avec précaution, ils l’allongèrent dans la caisse. Tous se signèrent. Le menuisier s’était approché sans bruit. Il posa délicatement le couvercle à sa place. Dans les huit trous préparés, il engagea les vis, puis, s’inclinant au-dessus du cercueil, il se mit à visser. On entendait son souffle et le couinement du métal dans le bois. À la troisième vis, il s’arrêta pour essuyer son front où perlait la sueur.
— Veux-tu que je te reprenne ? proposa Alban.
— Que non… Ça ira bien. Mais je viens du froid.
Il quitta ses lunettes, essuya la buée avec ses larges pouces et reprit sa besogne.
Dès que ce fut terminé, il dit :
— J’ai apporté l’égoïne. Si tu veux, on va ouvrir.
Alban et Stéphane s’habillèrent. Le menuisier remit sa tuque et ses mitaines.
Le vent menait toujours grand train. Ils se dirigèrent vers le pignon abrité. Il suffisait d’entamer un rondin au ciseau pour engager la lame de la scie. Ils scièrent trois pièces qu’ils unirent avec deux liteaux pour pouvoir refermer l’orifice. Quand ce fut fait, ils rentrèrent prendre la bière. Catherine s’enveloppa d’une cape et d’un châle de laine pour les accompagner. Tandis que le menuisier tenait l’échelle, Stéphane aida son père à charger le petit cercueil sur son épaule et à l’équilibrer pour pouvoir monter. Alban se hissa lentement jusqu’à engager la caisse dans l’ouverture. Lorsqu’il poussa, le bois émit un grognement et tressauta. La boîte disparut. Catherine baissa la tête, ses mains serrèrent son châle autour de ses épaules. Elle parut soudain moins grande et plus frêle. Stéphane monta deux échelons derrière son père pour lui passer les rondins tenus par les liteaux, un marteau et des clous.
Le vent furieux emporta loin et dispersa sur la forêt le bruit des coups que donnait Alban pour enfermer son garçon dans le froid.
L’après-midi fut pareil aux autres, avec le travail. Ils allèrent voir Louise qui resta une nuit de plus chez l’ingénieur.
Dès qu’ils furent couchés, le vent s’amplifia encore. Il tirait sur des chemins impossibles, dans des ornières gelées, de longs charrois aux ridelles démantibulées.
Sur leur matelas aplati à travers lequel pointaient les branchages de sapin, Catherine et Alban avaient pris la position rigide des corps sans vie, bien droits, mains croisées sur la poitrine. Après un moment de silence, Catherine soupira : — Dire qu’il n’est même pas mort dans un lit !
— Quand on a laissé les lits, on aurait dû renoncer.
Sans que nul sanglot vînt la secouer, Catherine se mit à pleurer. Les larmes coulaient le long de ses tempes pour pénétrer ses cheveux.
Un craquement du bois un peu plus fort que les autres la fit se soulever sur un coude.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Alban.
— Rien. J’ai cru entendre.
— Tu sais bien qu’il reviendra pas de nuit. Le vieux lui aura dit… Essaie de dormir.
— Et toi, tu dors ?
— Faudrait… On tiendra pas.
La mort était au-dessus d’eux. Sur ce plafond qu’ils avaient calfeutré tous ensemble, les enfants allant arracher la mousse à pleines corbeilles. Ils avaient beaucoup travaillé pour se protéger du froid qui enveloppait à présent le petit Georges.
Les avait-il quittés à cause de leur folie ? Peut-être se sentait-il plus tranquille. Là où il se trouvait, nul n’irait plus le tourmenter. Il allait vivre une éternité de paix, protégé de tout par ce froid où il s’était enfoncé, par cet hiver qui avait fait de lui un enfant de granit.