28
Raoul ne resta que deux jours au campe. Taciturne, il s’en venait rôder autour de la maison, s’occupait mollement de ses peaux. Sciait ou fendait du bois, tirait quelques perdrix des neiges qu’il offrait à Catherine ou à M. Ouimet. Quand il ne prenait pas ses repas avec les Robillard il allait à la cookerie où Graillon lui donnait une gamelle fumante qu’il mangeait seul, au coin de son fourneau, dans sa cabane puante. Lorsqu’il vivait ici quelques jours, ses vêtements s’imprégnaient de cette odeur qu’il traînait partout. Catherine profitait de chaque passage pour lui laver son linge.
Un soir, il annonça qu’il partait le lendemain et s’enfonça dès l’aube dans la profondeur des bois.
Il devait y avoir dix ou douze jours qu’il avait disparu lorsque Alban décida d’aller tendre quelques pièges pour avoir de la viande fraîche. Son beau-frère lui avait appris comment s’y prendre. C’était un dimanche. Catherine dit à Stéphane : — Je ferai à la buanderie, va avec ton père.
— Tu crains que je me perde ? fit Alban. C’est vrai que moi, j’ai pas du sang de trappeur.
Elle haussa les épaules.
— Non, mais lui, il a envie.
Les deux hommes partirent. Le gel avait repris le dessus après un léger redoux, si bien que le sol boursouflé pétillait sous les pieds. Le soleil brillait. L’air cristallin donnait envie de marcher, de prendre la vie par la taille et de s’en aller loin avec elle.
Depuis la mort de Georges, c’était la première fois que le père et le fils échappaient au poids de la maison.
Durant le redoux, ils avaient souvent observé le sol, espérant une possibilité d’enterrer l’enfant, mais le froid était revenu trop vite.
À présent, ils allaient, le garçon devant parce qu’il avait davantage le sens de la forêt. Ils suivaient les pistes tracées par Raoul. À plusieurs reprises, ils s’arrêtèrent vers des sources tièdes qu’on entendait vivre sous la glace qu’elles perçaient parfois, exhalant leur petite haleine de bête enfouie. C’était là qu’ils tendaient leurs collets, sous une épinette où se lisait un passage tracé par les pattes griffues.
De temps en temps le père et le fils se regardaient en souriant. Ni l’un ni l’autre n’osait encore exprimer par des mots la joie que procurait cette sortie.
Vers la mi-journée, ils mangèrent une tranche de lard tirée des poches et burent à une source.
— On peut rentrer par un autre chemin, proposa Stéphane.
— Tu connais ?
— Oui.
— Tu es certain ?
— Certain.
Ils continuèrent leur route. Le soleil baissait. Le cuivre s’oxyda derrière la cendre des arbres. Il devait leur rester à peu près une heure de marche lorsque Alban s’écarta de la piste pour s’engager sous des bouleaux où il croyait avoir vu remuer. N’entendant plus son pas, Stéphane se retourna. Il allait appeler lorsqu’il y eut un craquement.
— Merde ! cria le père.
Le garçon revint en arrière. Alban était dans l’eau jusqu’à mi-cuisses. Empoignant la main qu’il lui tendait, le garçon s’accrocha à une branche et l’aida à sortir.
— Mille dieux, ragea le père, me voilà propre !
— Faut faire un feu tout de suite. Enlève ça. On va le sécher. Donne tes allumettes.
Alban fouilla dans ses poches.
— Trempées, dit-il d’une voix que l’angoisse nouait.
— Raoul dit qu’il faut toujours les avoir le plus haut possible. Faut vider tes bottes, p’pa. Enlève ton pantalon, on va le tordre.
Alban obéit, avec des gestes fébriles. La peur les tenait déjà. L’eau trouble de la nuit suintait entre les taillis.
— Tu veux mes culottes, offrit Stéphane.
— T’es fou, non.
— J’suis pas mouillé.
Avec une dureté inhabituelle, Alban ordonna : — Je t’interdis de les enlever. J’les mettrai pas.
Stéphane se reboutonna. Le pantalon tordu raidissait déjà lorsqu’ils le lâchèrent. Stéphane soutint son père tandis qu’il l’enfilait et remettait ses bottes trempées. Il trépignait d’impatience.
— Faut foncer, p’pa… Ça gèle dur. Faut foncer.
Il partit en courant, se retournant sans cesse pour crier : — Vite, p’pa… vite, vite…
Alban courait comme il pouvait. On entendait craquer le tissu que saisissait le froid.
— On va s’perdre, grognait Alban.
— Non… Vite… Cause pas, ça essouffle… Vite, plus vite, mon p’pa.
Ils allèrent longtemps ainsi. Seuls le ciel et le sol conservaient quelque clarté. Tout autour, c’étaient déjà le sommeil violacé des taillis, les falaises charbonneuses des conifères pareils à des roches sombres dressées çà et là. Le garçon trottait. Dans les passages tortueux ou trop glissants, il attendait son père qu’il empoignait par le bras.
— Ça va ?
Haletant, Alban répondait :
— Ça va.
Au bout d’un moment, il ralentit en soufflant : — J’ai mal… On dirait que mes pieds vont éclater.
— Faut forcer, p’pa. J’essaierais bien de te porter, mais tu gèlerais.
Ils repartaient de plus belle. Bientôt, la noirceur fut telle que le garçon dut guider son père. Il fallait aussi le soutenir. Alban trébuchait. Il gémissait.
— Laisse-moi… Va appeler.
— T’es fou, p’pa, tu gèlerais en dix minutes. Je vas te donner mon pantalon… Mes bottes, tu pourrais peut-être les mettre.
— Fous-moi la paix…
Ils repartirent. Alban grognait. S’en prenait au ciel et à la terre. Il tomba plusieurs fois. Le garçon dut l’aider à se relever. Il suppliait : — Viens, p’pa. J’peux pas t’porter.
Les jambes du père se faisaient lourdes. Elles commençaient à ne plus obéir. Le garçon effrayé suppliait constamment, tirant son père de toutes ses forces : — Viens, mon p’pa… T’arrête pas.
Enfin, très loin entre les arbres, ils aperçurent de la lumière. Alban tomba, se releva, tomba encore et fit les derniers mètres traîné par le garçon dont le souffle court trahissait l’épuisement.
À quelques pas de la maison, le père tomba encore. Stéphane appela d’une pauvre voix déchirée : — M’man… M’man !
La porte s’ouvrit. Celle de la baraque d’en face aussi et l’ingénieur fut sur place presque en même temps que la mère. Au moment où ils survenaient, Stéphane vit basculer le rectangle de lumière et s’écroula sur la glace.
— Seigneur, gémit Catherine.
Le géomètre arrivait à son tour et son aide avec lui. Ils rentrèrent les deux hommes.
Alban dit en montrant son fils :
— Sans lui, j’étais foutu.
— Mais quoi ? Quoi donc ? fit Catherine.
— Mes jambes… À l’eau.
Ils lui enlevèrent ses bottes et son pantalon. Sa peau était violette jusqu’au milieu des cuisses.
— Faut le mettre dans l’eau froide, dit l’ingénieur.
Le géomètre et son aide sortirent et revinrent avec un cuveau qu’ils avaient pris à la buanderie. Catherine venait de réveiller son fils en versant du caribou entre ses dents serrées. Stéphane battit des paupières et murmura : — P’pa… Ça va ?
Assis les jambes dans l’eau, Alban sourit.
— Ça va aller, mon gars. Sans toi, j’étais foutu… Tu m’as sauvé, mon Steph.
Catherine essuya les jambes de son homme. Avec de l’alcool que venait d’aller chercher l’aide-géomètre, elle se mit à le frictionner vigoureusement. Ses mains gercées par les lessives étaient douloureuses, mais elle frottait tout de même, demandant souvent : — Tu sens ? Ça revient ?
Le visage tendu par une nouvelle peur, Alban soupirait : — Pas tellement… J’sens pas grand-chose.
Les autres se regardaient, inquiets, avec des hochements de tête.
— Faut le coucher bien couvert, dit le géomètre. Demain, on verra comment ça ira.
Il se tourna vers Stéphane pour demander : — Des allumettes, t’en avais pas, toi ?
Le garçon fit non de la tête.
— Bon Dieu, c’est pas la peine de vouloir courir les bois. Y t’a pas appris ça, ton oncle !
— Y me l’a dit souvent… J’pensais pas qu’on irait si loin… C’est d’ma faute.
Tout le monde fut contre Hector pour rassurer le garçon. Stéphane observait son père qu’on venait d’aider à s’allonger et qui le regardait avec ses yeux pleins de bonté et d’amour en répétant : — Sans toi, mon Steph, j’étais foutu… foutu. Certain !