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Le combat se prolongea toute la nuit et la journée du lendemain.
La clarté était telle qu’on y voyait autant la nuit que le jour. Autant et aussi mal car la fumée ne cessait de se rabattre en proie à l’incertitude du vent.
Lorsque de larges étendues de résineux étaient atteintes, de grands vols d’aiguilles incandescentes montaient vers l’infini. Au sol, des milliers de pignes pétaradaient, bondissant sur les braises. La sève des feuillus pleurait avec des chuintements malades. Les genévriers s’allumaient, flambaient blanc puis demeuraient debout, incandescents, semblables à des squelettes irrigués de sang.
De partout, les animaux fuyaient. Des rats et des lièvres chassés par la fumée du terrier où ils s’étaient cachés bondissaient, le poil vite enflammé, pareils à des torches folles. Au loin, on entendait hurler les loups et bramer les cervidés. De larges vols d’oiseaux venaient observer à distance cette nuée inconnue et fuyaient vers les lacs.
Après le premier mouvement de panique, les gens s’étaient organisés. On avait conduit les femmes, les enfants et les blessés sur l’autre rive où il semblait que le feu ne viendrait pas. M. Ouimet y avait placé une dizaine d’hommes avec mission de surveiller les foyers allumés par les étincelles qui tombaient jusque-là. Ces veilleurs ne cessaient de courir d’un point à un autre avec leurs pelles pour taper à grands coups sur chaque fumerolle. Il n’y avait que quatre campes et le moulin à scie bâti sur cette rive par des familles récemment arrivées et qui avaient pris des lots. On s’entassa chez ces gens. En fait, seuls les blessés graves demeurèrent à l’intérieur. Les autres vivaient dehors, suivant le combat des hommes contre la forêt enragée.
De l’est comme de l’ouest, des brigades de bûcherons et de terrassiers arrivèrent sur des wagonnets à balancier. Le front se renforça, s’unifia pour une lutte plus serrée.
Raoul remonta en canot au milieu de la nuit. Dès qu’il eut constaté que les siens étaient saufs, il embarqua pour aller se joindre aux autres. Stéphane qu’on avait pu retenir jusque-là échappa à sa mère et partit avec lui. Ils renforcèrent l’équipe dirigée par l’ingénieur. Le gros Luc en était le pilier. On le voyait déraciner, d’un seul geste, de jeunes arbres qu’il brandissait à la manière d’un plumeau pour cogner sur les flammes. Il tenait à lui seul un front aussi large que celui mené par cinq hommes réunis.
Son souffle s’entendait à dix mètres. Riant dans leur rage de lutter, les autres lui criaient :
— Tu vas fondre, gros tas !
Le pachyderme allait, front buté, l’œil mauvais, comme s’il eût engagé avec l’incendie un combat singulier.
Il y eut des moments où ils durent reculer, d’autres où le feu parut s’éteindre pour reprendre de plus belle, attisé par le vent. Lorsqu’un tourbillon forait un puits au cœur des nuées, on pouvait voir un instant le brasillement des étoiles. Le souffle de la forêt semblait éparpiller ses braises sur l’univers entier.
À plusieurs reprises, des hommes furent encerclés par les flammes bondissant à la manière de lièvres. On devinait des silhouettes à travers le rideau, se démenant, vacillant, battant le vide de leurs bras pour s’écrouler, les poumons pris soudain par le manque d’oxygène. Certains s’élançaient dans le feu et fonçaient vers l’extérieur. Les mains sur le crâne, ils se roulaient par terre dès qu’ils avaient réussi à échapper à l’enfer. Leurs compagnons se précipitaient, les fouettant à coups de rameaux pour éteindre leurs vêtements ou arrachant à grands lambeaux le tissu qui flambait.
Beaucoup furent blessés grièvement, d’autres tués par la chute des sapins qui s’abattaient dans un épouvantable fracas.
Une femme périt sous l’écroulement de son toit, alors qu’elle tentait d’emporter on ne sait quel bien plus précieux que sa vie.
Les lutteurs épuisés marchaient parfois en titubant jusqu’à la rivière. Vautrés dans le courant comme des bêtes, ils buvaient à pleine gueule et s’ébrouaient. Les femmes leur tendaient ce que certaines d’entre elles avaient pu sauver de pain ou de lard.
Un train qu’on arrêta à bonne distance amena des vivres et d’autres renforts. Cerné de toutes parts, le feu s’acharnait encore lorsque l’orage creva, illuminant le désastre de ses fulgurations de soufre. Des trombes d’eau s’abattirent que les gens brûlés de partout recevaient sur leur corps et leurs membres comme un baume.
La nuit passa sous ce déluge. Écrasés de fatigue, réveillés ou secoués dans leur sommeil par des cauchemars, les rescapés dormirent pêle-mêle dans les quatre maisons et le moulin à scie.
Le lendemain, avec des gens de la compagnie, un médecin arriva à bord d’un train. Tout le monde pouvait être logé à Cochrane et à Senneterre. Seuls les blessés et les ouvriers envoyés en renfort repartirent, ceux qui déjà se sentaient de Saint-Georges-d’Harricana demeurèrent sur les ruines détrempées. Certains pleuraient, d’autres dormaient, la plupart demeuraient hébétés, écrasés par le vide qui succédait au vacarme.