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Les jours passèrent sans qu’Alban retrouvât l’usage de ses jambes. M. Ouimet affirmait que les tissus n’étaient pas gelés. La sensibilité était à peu près redevenue normale, mais les articulations demeuraient absolument bloquées. Celles des genoux s’étaient coincées, pétrifiées au cours de la première nuit, alors qu’Alban dormait les jambes repliées. Depuis, il restait ainsi, tel un assis de fonte moulée.
Aussitôt revenu de son expédition de chasse, Raoul avait repris la direction de Cochrane. Il rapporta des onguents destinés à activer la circulation du sang. Le médecin avait dit qu’il ne s’agissait pas d’une gelure profonde puisque nul signe de gangrène ne se manifestait. Ce devait être une arthrose aiguë. Il avait donné une potion. Il viendrait dès que le temps le permettrait.
Le trappeur avait également accompli un détour par un village indien. Une vieille femme lui avait remis une terrine d’une pommade noire qui sentait le goudron. Rien de tout cela ne rendit à Alban le pouvoir de marcher.
Il ne se plaignait pas.
Assis tout le jour près du feu, il s’était mis à tailler au couteau des objets de bois dont Catherine disait qu’elle les mettrait en vente dès qu’ils pourraient ouvrir un magasin. Il passait beaucoup de temps avec sa fille, lui apprenant à lire dans un gros almanach. L’ingénieur lui apportait un journal lorsqu’il en arrivait un de Montréal, dans un envoi de courrier ou de marchandises.
— Quand Steph pourra aller me couper des osiers, disait Alban, je ferai des paniers. C’est une chose qui se vend toujours. Je ferai aussi des balais en bouleau.
Vers la fin de février, après une période de tempêtes d’une extrême violence qui arrêta une fois de plus les travaux extérieurs, vint un gros coup de redoux. Un matin, ils furent réveillés par le roulement de la pluie et le gargouillis de l’eau ruisselant des toits.
Stéphane et Raoul passèrent la matinée à piocher et à pelleter les glaces accumulées. Ils creusèrent des fossés d’écoulement en direction de la rivière pour éviter que la buanderie et la maison ne soient inondées. Ils s’étaient couverts de sacs repliés qui formaient capuchon, mais leurs bras et leurs épaules étaient trempés. Trois fois au cours de leur travail ils durent changer les sacs transpercés. Ils venaient les étendre près du feu de la buanderie où Catherine continuait sa besogne, la porte grande ouverte sur le déluge.
À midi, tandis qu’ils étaient à table, Catherine dit :
— Il fait de plus en plus chaud.
— C’est le vrai redoux.
Il y eut un temps durant lequel ils s’observèrent, puis Alban eut un regard vers le haut.
— Je sais, fit-il, on pourra guère attendre.
M. Ouimet vint les voir alors qu’ils achevaient leur repas. Il enleva un large imperméable en toile cirée noire qu’il accrocha tout dégoulinant derrière la porte. Il alla s’asseoir à côté de Raoul, tira de sa poche une courte pipe qu’il bourra avec le tabac du trappeur, appuyant longuement de ses gros doigts boudinés. Il sortit une allumette qu’il craqua en la frottant sous la table, il alluma, tira trois bouffées qui se mêlèrent au nuage déjà libéré par Raoul et qui montait lentement au-dessus de la table, puis beaucoup plus vite dès qu’il atteignait le courant chaud du fourneau. Le suivant des yeux jusqu’au plafond, M. Ouimet dit :
— Faudra penser à l’enterrement.
— Oui, fit Catherine, mais l’emplacement ?
L’ingénieur baissa les yeux, fixa la table un moment, caressa un gros nœud du bois en suivant les veines du bout de son index. Regardant Alban et Catherine, il expliqua :
— C’est terrible, je sais, ça va être la première tombe. Comme il y aura une agglomération ici, faudra un cimetière. Nous devons choisir l’endroit.
Ils parlèrent un moment dans le plus grand calme. Chacun donnait son avis. Finalement, ce fut l’ingénieur qui imposa son idée. Sachant exactement où devait être bâtie la gare, où s’édifieraient les principaux locaux administratifs, il conseilla une place à mi-chemin entre le campe des Robillard et la lisière de la forêt.
Toute la nuit, l’averse continua, à peine remuée de temps en temps par de gros hoquets du ciel. On eût dit que les nuages secouaient sur la terre d’immenses draps trempés, puis les retiraient pour les tordre longuement.
Vers les dix heures du matin, comme la pluie ralentissait un peu et que le ciel blanchissait, le géomètre vint chercher Raoul et Stéphane qui s’étaient engagés à creuser. Ils prirent une pioche, une hache et deux pelles. De larges pans de neige gelée et dégoulinante s’accrochaient aux souches. Dans les bas-fonds, l’eau montait à mi-bottes. En certains endroits, il fallait faire de larges détours en marchant sur les ronciers aplatis pour éviter de s’embourber.
Hector Lavallée s’arrêta, regarda autour de lui et dit :
— Là, vous pouvez y aller.
Ils se trouvaient sur une légère éminence où le sol dégagé avait commencé de se ressuyer. Le géomètre regarda Raoul tracer à la pioche les limites de la tombe, puis il les laissa.
La terre à moitié gelée collait aux outils. L’eau suintant des parois de la fosse les devançait dans leur descente. Jusqu’au fond elle les accompagna. Lorsqu’ils eurent terminé, Raoul observa :
— Faut pas attendre trop, sinon, ce sera plein de flotte, maudit !
Au campe, M. Ouimet avait déjà fait descendre la bière par deux bûcherons. Tous les hommes de la première équipe qui avaient connu le petit Georges se trouvaient là. Seul manquait le cuisinier qui venait d’emmener Louise dans sa cookerie pour lui apprendre à faire de la tarte au sucre.
Deux hommes portèrent le cercueil. Derrière eux, Luc Chabot et Dollard Pichette tenaient une chaise sur laquelle était assis Alban qui se cramponnait à leurs épaules. Catherine venait derrière entre son frère et Stéphane qui serraient ses bras de leurs mains encore terreuses.
Par deux ou par trois, les ouvriers piétinaient en file. Personne ne soufflait mot. Le bruit des pas dans la boue faisait penser à l’averse. Pourtant, alors qu’ils arrivaient en vue de la terre remuée, le ciel fut soudain lacéré par une lame de lumière qui balaya la forêt, parut chercher quelque chose dans l’immensité puis vint se fixer sur ce coin de terre.
Tête nue, leur tuque à la main, embarrassés de leurs bras habitués aux travaux pénibles, les bûcherons avaient formé le cercle autour de la tombe. On n’entendait plus que quelques clapotements de semelles.
Les porteurs posèrent la bière devant la fosse. Les autres déposèrent la chaise où était assis Alban. Ils la tenaient par le dossier pour éviter qu’elle ne s’enlise. Le visage du père était livide et son menton tremblait.
M. Ouimet s’avança, un missel à la main. Il s’arrêta à trois pas du cercueil. D’une voix qui vibrait un peu, il dit :
— Mon petit Georges, nous t’aimions tous. Tu savais te faire apprécier… Tu étais un bon enfant attentif à tes parents. Tu vas être le premier habitant de ce nouveau cimetière. Tu es le premier homme de la future ville que le Bon Dieu accueille dans son royaume. Nous ne savons pas encore quel nom portera la cité, mais je proposerai qu’en souvenir de toi, ce cimetière et l’église soient dédiés à saint Georges… Au nom de tous les hommes qui travaillent sur ce chantier, au nom de la compagnie que je représente, je voudrais exprimer à ceux qui pleurent leur fils, leur frère et leur neveu, une profonde sympathie. Je ne suis pas habile à trouver les mots, mais que ceux qui pleurent notre petit frère en le Christ sachent que nous partageons leur peine. Nous allons tous dire la prière des morts et le Je vous salue Marie.
Lorsqu’il se tut, plusieurs sanglots montèrent dans la lumière qui s’élargissait, puis on entendit des hommes se moucher.
Dans le bois, des oiseaux s’étaient mis à chanter.
M. Ouimet commença la prière et le bourdon des voix emplit bientôt l’espace, débordant sur la forêt, coulant jusqu’à l’Harricana en débâcle qui charriait à pleins bords ses eaux boueuses. Des souches arrachées aux rives, des amas de branchages passaient en tournoyant mêlés aux glaces brisées.
Les prières dites, les bûcherons descendirent le cercueil avec deux cordes. Du fond de la fosse monta un bruit d’eau qui faisait mal à entendre. Le petit Georges n’était plus protégé par le froid qui éloigne les miasmes et change en granit la chair des hommes ; il venait d’entrer dans le royaume de la pourriture.
Les bûcherons retirèrent les cordes dégoulinantes. Le défilé commença des gens qui se signaient au passage.
Stéphane et Raoul étaient restés, mais deux bûcherons empoignèrent les pelles en disant :
— Allez, on fera.
Ils reprirent le sentier que tant de bottes avaient transformé en un ruisseau de glaise. Là-bas, devant eux, Luc et Dollard emportaient la chaise aux pieds salis sur laquelle Alban dodelinait doucement, les mains accrochées aux vêtements des porteurs, la tête enfoncée dans le col relevé de sa pelisse devenue trop grande pour lui.