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Le manoir en briques roses et pierres de tuffeau plut immédiatement à Léonard. « Les petites demeures sont favorables à l’éclosion des grandes pensées » furent ses premières paroles quand il découvrit la tour d’angle séparant les deux corps de logis et la galerie à la mode italienne dominant la cour. Il fut accueilli par Mathurine, la cuisinière recrutée par Quentin après s’être assuré que la cuisine des légumes n’avait pas de secret pour elle. Elle avait un peu tiqué en apprenant que son nouveau maître ne mangeait pas de viande, mais cette vieille femme placide avait déclaré : « En voilà un qui ne coûtera pas cher à notre bon roi. » Quentin ne lui avait pas dit que le « premier peintre, ingénieur et architecte du roi » toucherait mille écus par an sans avoir d’autre tâche que de réjouir l’âme du souverain… Au premier étage, Léonard disposait d’une grande chambre avec une cheminée, d’un atelier et de diverses pièces où Melzi pourrait enfin classer les treize mille pages de ses carnets et les préparer pour leur publication. Au rez-de-chaussée, la cuisine et l’imposante salle de réception permettaient d’organiser soupers et fêtes. Il avait à sa disposition la chapelle à l’architecture ciselée qu’avait fait construire Louis XII pour son épouse Anne de Bretagne. Léonard s’en montra ravi. L’accueil filial de François, le soin qu’il mettait à rendre sa vie facile l’avaient ragaillardi. Son regard avait retrouvé toute sa vivacité. Il plaisanta avec Mathurine, qui leur servait une épaisse soupe de légumes suivie d’une tarte aux pommes, d’une purée de poireaux et de petits fromages de chèvre. Léonard se déclara enchanté. Mathurine rosit de plaisir. Quentin se désola d’avoir à partager ce pauvre dîner. Il aurait tellement préféré être au château !


François et Léonard ne se quittaient plus. Le roi en négligeait même les plaisirs de la chasse, préférant passer ses après-midi à s’entretenir avec le peintre.

L’hiver 1517 fut particulièrement froid. Quand le gel rendait le chemin des Chatelliers impraticable, le roi empruntait le souterrain qui reliait le manoir au château. Il surgissait à l’improviste, se faisait conduire à la chambre de Léonard où un feu était en permanence alimenté par son valet Battista. Pour Léonard, c’était une véritable résurrection. Ravi des longues discussions avec le roi, il avait retrouvé son allant et sa gaieté. Melzi était souvent à son côté, triant, lisant les carnets, s’arrachant les cheveux devant les minuscules pattes de mouches et la difficulté de décrypter certains passages écrits de droite à gauche. Léonard avait décidé de commencer par un traité de la peinture suivi d’un traité de la lumière et de l’ombre. Il en discutait avec le roi, qui s’étonnait de ce fameux sfumato, subtil fondu des ombres qui rendait ses tableaux si originaux. Léonard expliquait qu’il avait passé des années à étudier les ombres, à voir comment elles se formaient, se croisaient, évoluaient afin de pouvoir rendre leur subtilité, les clair-obscur, les brillances. Il parlait de la peinture à l’huile, inventée par un Flamand, Jan van Eyck, et qui permet d’appliquer autant de fines couches que l’on veut pour obtenir lumière et transparence. Il racontait en riant comment, pour La Cène, que François avait tant admirée à Milan chez les dominicains de Santa Maria della Grazzie, il avait voulu expérimenter une technique de détrempe à l’œuf et à l’huile, ce qui s’était révélé catastrophique. À peine peinte, la fresque partait en lambeaux, ce qui ne se serait jamais produit s’il avait employé des pigments à base d’eau sur le plâtre frais.

Pour Melzi, la vigueur de Léonard, sa bonne humeur étaient illusoires et cachaient mal son affaiblissement. Il avait des difficultés à se mouvoir et avait remis au printemps les chevauchées en bord de Loire avec le roi. Ses promenades quotidiennes, seul ou en compagnie, le menaient jusqu’au fond du parc où il observait les centaines de pigeons entrer et sortir de l’immense pigeonnier. Ou bien il s’accoudait au petit pont qui enjambait l’Amasse et, dans les remous de la rivière, puisait quelque réflexion. Un jour où le roi lui demandait quelles étaient les sources de sa sagesse, il répondit :

— Grâce à la redécouverte des penseurs et scientifiques de l’Antiquité, nous pouvons exercer notre sens critique et battre en brèche les enseignements de saint Thomas d’Aquin, liant à tout jamais science et foi. Je déteste les philosophes de notre temps tout juste bons à citer les textes grecs et latins. Ils avancent bouffis et pompeux, revêtus non pas de leur labeur mais de celui d’autrui.

Après quelques instants de silence, il ajouta :

— Expérimenter ! Répéter encore et encore l’expérience. Ne pas se contenter de ce qu’on croit voir. Chercher, chercher encore. Curiosité et acuité ! Tout notre savoir vient des sens.

— Mais comment avez-vous réussi à rassembler autant de connaissances sur des sujets si différents ?

— Devenir universel est chose facile pour l’homme qui sait. Je me contente d’être un interprète entre la nature et les hommes.


Quentin profitait de ces moments où ni le roi ni Léonard n’avaient besoin de lui pour retourner au château, distant d’à peine un quart de lieue. Ses amis comprenaient mal sa réticence à servir Léonard. Nombre d’entre eux auraient été ravis de prendre sa place. Dire que côtoyer l’illustre génie pouvait vous amener aux portes de la mort ferait rire tout le monde. Il avait revu Mathilde et, depuis, l’évitait. Effrayé par son attitude, il l’avait priée d’abandonner ses idées saugrenues. Point par point, il lui avait démontré que ce qu’elle trouvait étrange n’avait rien de mystérieux. Il lui avait reproché d’être allée à Rouen, où elle n’avait rien à faire. Elle avait de la chance que François soit venu à son secours et l’ait tirée d’affaire. N’importe quel autre souverain l’aurait laissée se débrouiller toute seule. Elle avait tempêté, criant qu’il était vraiment aveugle et qu’il le comprendrait bientôt à ses dépends. Ils s’étaient quittés fâchés après s’être dit quelques horreurs qu’ils regrettèrent très vite, mais ni l’un ni l’autre n’eut la bonne idée de se réconcilier. Quentin ne souhaitait qu’une chose : qu’elle rentre en Normandie. À la première occasion, il la reconduirait chez leur père. Il s’en ouvrit à François, un soir où il le raccompagnait à Amboise.

— Je sais, dit le roi. Je pensais qu’elle se calmerait et retrouverait son bon sens. Je t’avoue que je ne serais pas mécontent qu’elle s’en aille. Son regard méfiant, ses propos suspicieux fatiguent tout le monde. Duprat a mené une enquête qui la met hors de cause dans l’affaire du maître-verrier, mais, pour une raison obscure ayant trait à la famille de ton père, il souhaite qu’elle demeure encore un peu à Amboise.

— Il prête attention à ses idées folles ? s’étonna Quentin.

— Pas le moins du monde ! Mais savais-tu que tu as pour ancêtre Enguerrand de Marigny ?

— Je l’ignorais. Mon père préfère parler de ses arbres que de sa famille.

Quentin resserra autour de lui sa houppelande de laine brune. Il faisait un froid de gueux, et ce que lui disait le roi n’était pas fait pour lui réchauffer l’âme.

— Et il semblerait, toujours d’après Duprat, que vous soyez apparentés au clan Sinclair.

— Les Écossais ? Cela se peut, ils sont d’origine normande. Mais je ne vois vraiment pas en quoi cela nous concerne.

— Le chancelier adore fouiner ! Il est toujours à l’affût de machinations menaçant le royaume, dit le roi d’un ton léger.

Un frisson parcourut l’échine de Quentin. À cause de l’imprudence et l’obstination de Mathilde, l’idée qu’il représentait un danger pour le roi faisait son chemin dans l’esprit de son plus proche conseiller.

— Il me manifeste une grande froideur, déclara Quentin. À croire qu’il préférerait me savoir mort quelque part en Italie.

François lui tapota l’épaule et lui sourit.

— Ne te mets pas martel en tête. Rien ne peut contrecarrer la volonté du roi. Notre amitié ne saurait en souffrir.

Puisse cette belle phrase rester à jamais gravée dans la mémoire de François, se dit Quentin.

Cet entretien le troubla profondément. Le comportement de sa sœur le désolait, leur brouille l’attristait. Mais il allait devoir faire preuve de fermeté. Il ne pouvait pas la laisser s’épancher sur des sujets aussi dangereux. Pour le moment, seul le roi et Duprat en avaient connaissance, mais un jour viendrait où d’autres à la cour seraient au courant. Sa carrière serait compromise. Il serait l’objet de suspicion, de racontars, d’attaques. On le mettrait progressivement à l’écart et il perdrait toute influence. Ou, pire encore, les allégations de Mathilde seraient prises au sérieux et on le condamnerait à l’exil. Cette perspective l’épouvanta. Il fallait la faire taire, l’éloigner à tout jamais de la cour.


Quand il rentra au Clou, Léonard s’aperçut de son agitation et de son anxiété. Il le fit asseoir devant la cheminée, demanda à Battista de remettre des bûches, congédia Melzi et fit apporter par Mathurine un pichet d’hypocras.

— Ta sœur te soucie, affirma Léonard d’une voix douce.

— Comment le savez-vous ? Vous la connaissez ?

— Je te connais, toi. Et oui, je lui ai parlé à quelques reprises. Cette jeune personne est très malheureuse. Elle t’aime profondément, mais son inquiétude pour toi la ronge. Je connais ce genre de caractère. Je la sens prête à exploser. Sa trop grande sollicitude envers toi pourrait te valoir des ennuis.

Ces paroles ne firent qu’accroître le trouble de Quentin. L’avertissement lancé par la vieille femme qui avait soigné sa dent lui revint en mémoire : « Les femmes que tu aimes te porteront un grand préjudice. »

— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il d’une voix qui se voulait ferme.

— Elle brûle d’un feu étrange. Elle cherche une vérité mais ne sait où la trouver.

— C’est exact. Elle est persuadée que François veut me faire disparaître, qu’il est un danger pour moi.

— Il y a quelque chose de vrai dans cela, mais cela vaut aussi à l’inverse.

Abasourdi, Quentin demanda :

— Que je porte tort au roi ?

— Malgré les apparences, il y a de grandes similitudes entre vous. Certes, il est expansif alors que tu fais preuve de réserve, il manifeste sa force et sa puissance alors que tu parais frêle. Vous êtes comme la face et le revers de la même médaille, mais avec des forces contraires. Je ne suis pas devin, Dieu m’en garde, mais je crois qu’un jour vous vous affronterez. Peut-être est-ce cela que ta sœur redoute.

— C’est impossible, je suis et serai toujours d’une loyauté inébranlable envers lui, répliqua Quentin avec colère. Je ne peux imaginer le trahir.

— Je n’ai pas dit cela. Mais vous êtes si jeunes l’un et l’autre. François aura son lot d’épreuves. Toi aussi. Aujourd’hui tout vous sourit. Que sera demain ? La trahison est hélas la chose la plus commune dans ce monde.

Quentin se leva brusquement, faisant tomber le pichet d’hypocras auquel ils n’avaient pas touché, et claqua la porte avec violence. Léonard fit un petit geste d’impuissance, tisonna le feu. Il faisait si froid dans ce pays. Un chat sauta sur ses genoux. Il enfouit ses mains douloureuses dans la chaude fourrure. Verrait-il les arbres reverdir, les roses s’épanouir, l’horizon se teinter des couleurs du printemps ? Il avait encore tant de choses à faire.