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La chevauchée était si rude que Quentin s’écroulait de sommeil sitôt arrivés à l’auberge. Il s’était accoutumé au régime sans viande de Léonard, et ne s’en portait pas plus mal. Les minestra de haricots avec des pâtes, de l’ail, du laurier lui plaisaient beaucoup, tout comme les tourtes de bettes avec de la ricotta et des raisins secs. De toute évidence, personne n’était à leurs trousses. Peut-être, comme l’avait évoqué Léonard, l’épisode florentin n’était qu’une farce de mauvais goût. Quentin avait du mal à y croire et restait sur ses gardes.

Lors de leurs rares moments de repos, l’un évoquait son passé, l’autre les grandes qualités du roi François. Léonard raconta son apprentissage chez maître Verrocchio, via del Agnolo, l’insouciance de ses jeunes années, les nuits tumultueuses dans des bouges des faubourgs de Florence. Il dévoila qu’il avait fait l’objet d’une tamburazione, dénonciation anonyme mais publique, selon laquelle il pratiquait la sodomie. Par bonheur, dans la liste des accusés figurait un rejeton Médicis et l’affaire n’était pas arrivée au procès. Cet aveu ne fit que confirmer ce que Quentin savait déjà, le goût de Léonard pour les jeunes hommes et la grande liberté de mœurs régnant chez les artistes. Il s’inquiéta quand le vieil homme décrivit complaisamment l’insolente beauté qui avait été sienne, ses cheveux d’un blond qu’on appelait vénitien, sa sveltesse et sa vigueur. Allait-il tenter quelque manœuvre de séduction auprès de Quentin ? Devoir se protéger des attaques d’un bougre ajouterait encore à la difficulté de la mission. Au grand soulagement du jeune homme, Léonard semblait bien plus intéressé par ses souvenirs que par les appâts juvéniles de Quentin. Il parla de sa rencontre avec Botticelli, de huit ans son aîné. Mieux qu’un frère, même si Léonard l’avait jalousé d’obtenir le contrat des pendus de la conjuration des Pazzi. Lui qui s’était précipité pour faire des croquis des corps se balançant aux fenêtres du Palais aurait su rendre l’implacable vérité de la mort ! Mais Botticelli, malgré son dégoût pour de telles scènes, avait magistralement réussi son tableau. Et il avait été d’une loyauté exemplaire quand Laurent de Médicis avait décidé d’envoyer ses meilleurs artistes à Rome pour décorer la toute nouvelle chapelle Sixtine. Nommé chef de chantier, Botticelli avait insisté pour que Léonard fasse partie de l’équipe. Le Médicis avait refusé tout net. Une ineptie car, à ses propres yeux, Léonard valait mille fois mieux que les ratés pressentis. Cet échec le décida à quitter Florence. Il avait pourtant en chantier son ambitieuse Adoration des mages au couvent San Donato, qui avait suscité un énorme scandale. Une scène de foire ! disait-on. Trop de personnages… Pas de rois mages enrubannés mais trois humbles vieillards… Ni âne, ni bœuf, mais un chameau dans le lointain… Des cavaliers qui s’entretuent dans un champ de ruines… Sacrilège ! Œuvre impie ! Irrespectueuse de l’Évangile !


Quentin avait beaucoup moins à raconter. François Ier n’avait que vingt-deux ans ! Allait-il évoquer leurs jeux d’enfants, l’escoigne, cette grosse boule qu’il fallait frapper avec une batte, les tirs avec des serpentines, petits canons inoffensifs mais bruyants… Le seul titre de gloire du jeune roi était sa victoire à Marignan. Quentin ne souhaitait guère en parler. Il n’avait pas l’âme guerrière et ce qu’il avait vu sur le champ de bataille l’avait épouvanté. François, lui, ne rêvait que d’en découdre. Pour venger les défaites de ses deux prédécesseurs et récupérer Milan. Milan qui avait échu à la maison des Orléans par le mariage de son arrière-grand-père avec Valentine Visconti en 1389. Il prépara la guerre avec ardeur, encouragé par tous les jeunes seigneurs qui, comme lui, ne pensaient qu’à la gloire qu’apportent les combats. Il convoqua le ban et l’arrière-ban, fit lever une armée de huit mille Gascons, Basques et Picards, enrôla à grands frais vingt-trois mille lansquenets allemands. Il s’assura de la neutralité de Charles de Habsbourg et d’Henri VIII d’Angleterre, obtint l’aide militaire de Venise. En face de lui s’était constituée une ligue comprenant le pape, le roi Ferdinand d’Aragon, l’empereur Maximilien et le duc de Milan. Ce dernier bénéficiant de la protection militaire des cantons suisses, François allait devoir affronter l’armée la plus puissante d’Europe. Les piquiers helvètes étaient connus pour être les meilleurs mercenaires, bien supérieurs aux lansquenets allemands, dont la discipline laissait à désirer.

Le roi de France avait frôlé le désastre. Au bout d’une heure de combat, sous un soleil impitoyable, le champ de bataille était jonché des corps des lansquenets, massacrés par les Suisses. Dans la poussière et la fumée des canons, le fracas des armes, les cavaliers français furent à leur tour taillés en pièces. La bataille ne cessa qu’à minuit, pour reprendre au petit matin. On raconta que le roi avait passé la nuit le cul sur la selle, la lance au poing, l’armet à la tête, sans boire ni manger. Quentin savait bien que c’était une légende, même si François s’était conduit avec vaillance. Tout comme Bayard armant chevalier le roi… Cette scène n’avait jamais eu lieu.

Quand le combat reprit, la victoire des Suisses parut certaine. Mais à huit heures, l’armée vénitienne, menée par les redoutables cavaliers albanais, fit irruption sur le champ de bataille et permit aux Français d’en sortir victorieux. Seize mille hommes avaient perdu la vie en quelques heures.

*

Ils cheminaient seuls depuis plusieurs lieues. La région était montagneuse, la route étroite, bordée de châtaigniers. Pour une fois ils allaient au pas, Léonard racontant comment, à trente ans, il était parti pour Milan où régnait Ludovic Sforza, dit le Maure. À cet instant, six cavaliers surgirent au grand galop face à eux. Avant qu’ils aient eu le temps de réagir, ils étaient encerclés et jetés à terre. Léonard apostropha leurs assaillants :

— Que voulez-vous ?

Personne ne répondit. Cette fois, nul mage, nul nécromant, seulement six gaillards au visage fermé. Léonard continuait à s’égosiller. On les bâillonna, on leur lia les mains dans le dos, puis on les aida à se remettre à cheval. Dûment encadrés par les cavaliers, ils prirent un chemin sur la droite. Commença une longue montée à travers bois.

Léonard s’était tu. Quentin marmonnait une prière. Qu’allait-on leur faire subir ? Où les emmenait-on ? Toute tentative de fuite était impossible. La forêt s’éclaircit. Ils arrivèrent sur un plateau herbeux. L’air était vif. À leurs pieds, ils aperçurent une vallée. Léonard se démenait comme un beau diable pour tenter d’enlever son bâillon. En vain. Ils continuèrent quelques minutes jusqu’à une cahute de bergers. Léonard s’agitait de plus en plus. On les fit descendre de cheval. Leur bâillon fut retiré.

— Je connais cet endroit, dit Léonard à Quentin d’un ton inquiet. J’y ai fait des expériences de vol.

— De vol ? Comme un oiseau ? s’enquit Quentin. Comment est-ce possible ?

— Avec l’ornitottero, une machine munie d’une armature en bois de tilleul et des ailes de toile de quatre brasses d’envergure.

— Ça a fonctionné ?

— Hélas, non.

Quentin sentit son cœur se glacer. Lui revenaient en mémoire ses visions de tourbillons d’air, de grands vents et de chute ininterrompue.

— Vous croyez que…, parvint-il à articuler.

— C’est impossible, murmura Léonard. Personne ne connaît les plans de l’ornitottero.

— Vous en êtes sûr ?

Les deux hommes qui les gardaient les laissaient discourir, les autres s’affairaient dans la cabane. Léonard était en proie à une profonde réflexion.

— Il y a bien Salaï… Mais que retirerait-il de cette stupide vengeance ?

— Votre Salaï, vous avez confiance en lui ?

— Pas le moins du monde. C’est un voleur et un menteur. Il n’a jamais hésité à me dépouiller, mais je ne peux pas croire qu’il soit à l’origine de tout cela.

— Peut-être a-t-il parlé de votre machine…

Léonard resta silencieux. Salaï, à qui il avait tout donné, ne connaissait pas le sens du mot loyauté. En vingt-cinq ans de vie commune, il n’avait cessé de le voler, de le trahir, allant jusqu’à vendre au plus offrant des dessins de nus masculins et de scènes très osées que Léonard, pendant un temps, s’amusait à dessiner.

Cette fois, Léonard n’avait rien de bravache. Il semblait même effrayé. Ils virent les hommes de main sortir tout un bric-à-brac de la cabane : armatures de bois, pans de toile, harnais, manivelles…

— C’est bien ça, murmura Léonard. C’est un ornitottero.

Les hommes s’activaient en silence. Avec dextérité, ils assemblaient les pièces de bois avec des liens d’osier.

— Ils ne font pas d’erreur. Ils connaissent parfaitement leur affaire, déclara Léonard d’une voix altérée.

— Et ils vont nous précipiter du haut de ce plateau, gémit Quentin.

— L’appareil n’est fait que pour un seul homme.

— À deux, nous tomberons plus vite…

— C’est à moi qu’on en veut. C’est moi qu’ils veulent voir mourir.

— J’ai bien peur de subir votre sort. Pourquoi m’épargneraient-ils ?

Léonard ne répondit rien.

— Je crois que cette fois, aucun artifice ne nous sauvera, finit-il par dire. Je suis désolé mon cher garçon. La seule chose que nous puissions faire, c’est essayer de diriger l’appareil vers la rivière que nous voyons là-bas. Le choc sera moins rude qu’avec la terre. C’est notre seule chance.

L’ornitottero commençait à prendre forme. Quentin vit avec surprise qu’il ressemblait à une immense chauve-souris. L’attente était un supplice. Il pensa à son père, à Mathilde. S’il l’avait écouté, il serait tranquillement au Mesnil-Jourdain, à cueillir des pommes, des champignons, à pêcher la truite. Plus jamais il ne reverrait Marguerite. Elle ne saurait rien de sa mort atroce, ni que ses dernières pensées avaient été pour elle. François serait d’abord furieux de ne pas le voir revenir, puis s’inquiéterait, conclurait à son trépas quelque part en Italie, en serait triste et l’oublierait très vite.

L’un des hommes s’approcha de Léonard. C’en était fini. On allait attacher le vieil homme à ce grand oiseau artificiel. Puis ce serait son tour. Il recommanda son âme à Dieu.

L’homme se contenta de tendre un papier à Léonard. Découvrant qu’il s’agissait d’une lettre, il la donna à Quentin en disant :

— Lis, les caractères sont trop petits pour moi.

Les mains tremblantes, Quentin s’en saisit. Sa vue était brouillée par la peur et il eut le plus grand mal à déchiffrer.

— Qu’est-ce que tu attends, s’impatienta Léonard. Lis !

— « Cher Maître,

« Vous si glorieux, si honoré, si unanimement salué, vous est-il jamais arrivé de penser à ceux que votre orgueil et votre génie ont fait basculer dans le malheur ? Vous en sachant incapable, je vais m’y employer pour vous. L’élève doit dépasser le maître, disiez-vous. Vous avez excellé en cruauté. J’ose espérer faire mieux. Votre dévoué. »

— La signature ? Quelle signature vois-tu ?

— Il n’y a pas de nom. Juste un petit dessin. On dirait une belette sur une croix.

— Mon Dieu ! L’hermine, c’était lui !

— Mais qui donc ?

— Je ne sais pas. Je vais mourir sans savoir qui est mon bourreau.

L’homme qui avait remis la lettre s’avança d’un pas. Léonard lui lança un regard haineux. L’homme fit un signe. Un de ses compagnons s’empara de Quentin et le poussa vers l’ornitottero. Deux autres le placèrent au centre de la machine, lui attachèrent des harnais autour de la poitrine.

— C’est moi qui dois mourir, hurlait Léonard. Laissez ce garçon. Il n’y est pour rien.

Toujours silencieux, les hommes continuaient à harnacher Quentin. Tout en sachant que c’était vain, il se débattit, cria qu’il était innocent, que rien ne le liait à Vinci.

Léonard s’était mis à genoux et suppliait qu’on le prenne, qu’on épargne le jeune homme. Les hommes entourèrent Quentin et le menèrent à la falaise.

— Pardonne-moi, criait Léonard.

On le fit avancer lui aussi pour qu’il assiste à la fin de son compagnon.


La rivière, lui avait dit Léonard. Atteindre la rivière. Mais cette satanée machine était impossible à diriger. Il tombait comme une pierre quand il sentit une rafale de vent donner un semblant de vie aux grandes ailes et le porter au lieu de le précipiter à terre. D’autres souffles se succédèrent et il volait presque à l’horizontale. Il volait ! Malgré la terreur qui l’habitait, il ressentit un sentiment étrange, exaltant. Ce répit fut de courte durée. Une nouvelle bourrasque mit à mal le précieux équilibre et il partit en vrille vers le sol. Cette fois, il n’échapperait pas à la mort. Il jeta un dernier regard à cette vallée déserte qui serait son tombeau. Il se vit, chair écrabouillée, lacérée par le métal et le bois du funeste oiseau. L’aile droite heurta un arbre et se désintégra.