5

Durant le voyage, Quentin tarabusta le messager pour qu’il lui en dise plus sur les fêtes qui s’étaient déroulées à Amboise. Toujours peu communicatif, l’homme ne sut lui parler que des parties de chasse auxquelles s’adonnait le roi. À peine mentionna-t-il un bal masqué et un tournoi suivi d’un grand banquet. Après avoir déclaré que les petites gens comme lui n’étaient pas conviées à ces ébattements, il se mura dans un profond silence.

Quentin avait hâte d’arriver. Certes, rien de fâcheux n’était arrivé au roi et à sa famille, mais le faire mander en urgence signifiait que le roi comptait lui confier une mission d’importance. Il était question du Cloux dans la lettre. Le manoir du Cloux1, où ils avaient passé leur enfance. À une courte distance du château d’Amboise, dont on voyait les murailles depuis la terrasse. Un endroit délicieux, entouré d’un grand parc où courait une petite rivière, mais qui n’était plus habité. François avait-il des idées sur son affectation ? Le destinait-il à quelqu’un de son entourage ? Auquel cas il demanderait à Quentin de procéder à certains aménagements. Il se prit à espérer que ce ne fût pas pour y loger une nouvelle maîtresse. Le souterrain qui reliait le Cloux au château facilitait les va-et-vient. François s’enflammait vite. Un corsage bien garni, une croupe rebondie, un regard complice et il n’avait de cesse de mettre la belle dans son lit. Le roi avait toujours eu grand appétit. Dépucelé très jeune, il collectionnait les bonnes fortunes. À sa décharge, on se devait de dire que la reine Claude n’était guère avenante. Petite, contrefaite, les yeux atteints de loucherie, timide, elle ne brillait d’aucun feu. Mais c’était un ange de bonté et de dévotion. Quentin lui vouait une profonde affection, comme tous ceux qui l’approchaient. L’étoile scintillante, la perle de la cour, c’était bien entendu Marguerite, aussi belle et enjouée que spirituelle et savante.

S’interdisant toute pensée au sujet de Marguerite, Quentin revint à ses interrogations. Peut-être François voulait-il organiser une grande fête au Cloux pour commémorer le premier anniversaire de la victoire de Marignan ? Quentin en doutait. Le manoir du Cloux convenait pour des fêtes délicates, célébrant l’amour, la poésie, certainement pas pour y entendre des roulements de tambours et y organiser des tournois. Seul Amboise, ou à la rigueur Blois pouvaient convenir. Et François ne ferait pas appel à Quentin. Il savait qu’il n’aimait pas la guerre.

Quentin maudissait Mathilde d’avoir détruit le courrier du roi. Il aurait pu mettre à profit le temps du voyage pour élaborer des propositions, imaginer des solutions qui séduiraient François… Et voilà qu’il ne savait même pas de quoi il retournait. Une bien mauvaise manière de s’assurer ses bonnes grâces.

Ils ne traînèrent pas en route et, trois jours plus tard, après être passés par Évreux, Dreux, Chartres et Vendôme, ils arrivèrent à Amboise en fin d’après-midi. Entre la tour des Minimes et la tour Hurtault se dressait le château, imposant dans ses dimensions mais aérien avec sa galerie aux sept arcades, ses hautes croisées, ses clochetons, sa terrasse plantée d’arbres. La blancheur de la pierre lui donnait douceur et harmonie. Quentin ressentait toujours une vive émotion à la vue de ce château de conte de fées, où pourtant il avait côtoyé la mort.

Comme toujours, le pont qui menait de l’île d’Or à la ville était encombré de charrettes, de mulets portant de lourdes charges, de gens d’armes, de paysans et de nobles cavaliers. Quentin et le messager se frayèrent un chemin avec difficulté. La Loire était à son niveau le plus bas, laissant apparaître des bancs de sable où jouaient de petits enfants. Quelques chalands étaient amarrés aux quais. Dans la rue menant au château, la cohue était telle qu’ils durent mettre pied à terre. Tenant leurs chevaux par la bride, ils gravirent la rampe menant à la cour et se rendirent aux écuries où leurs montures, fourbues, allaient trouver un peu de repos. Quentin remercia le messager mutique et partit en courant vers le château. Après cette chevauchée sa jambe le faisait souffrir, mais il n’avait pas une minute à perdre. Les valets d’écurie lui dirent que le roi était à la chasse mais qu’il ne tarderait pas à rentrer. S’il voulait se débarrasser de ses vêtements poussiéreux, se passer un peu d’eau sur le visage, Quentin devait rejoindre son galetas et pour cela gravir l’interminable escalier menant aux combles.


Les aboiements des chiens furent les premiers à l’avertir de l’arrivée des chasseurs. Quentin se pencha à la lucarne. Déjà, les sabots des chevaux résonnaient sous la voûte. La troupe chamarrée apparut. François était reconnaissable à sa haute taille et à son cheval caparaçonné d’or. Il sauta à terre, donna les rênes de son précieux alezan au valet d’écurie, qui était accouru. Le roi tapa dans le dos de son Grand-Veneur en lui montrant avec satisfaction la charrette qui venait d’arriver, où s’amoncelaient cerfs, chevreuils, sangliers, lièvres, faisans, colverts, petits oiseaux… François enleva son béret de velours émeraude et détacha avec soin les feuilles qui s’étaient accrochées à son aigrette. Suivi de ses amis Florange, Anne de Montmorency2, Philippe Chabot de Brion, il s’engouffra dans le château. Quentin avait dévalé l’escalier et se tenait devant la porte de la chambre du roi. Il l’entendit monter les marches quatre à quatre.

— Quentin, te voilà ! s’exclama-t-il en l’étreignant avec force. Je t’attendais. Tu as fait vite. C’est bien.

Il se laissa tomber sur une chaise pliante, tendit ses jambes à son valet Philibert, qui lui retira ses bottes. Un âcre fumet se répandit dans la pièce. D’une main, François chassa l’air empuanti, se releva et commença à se déshabiller, semant derrière lui sa robe de chasse de feutre vert, ses chausses, sa chemise.

— Tu pars demain, annonça-t-il.

— Pour où ? demanda Quentin.

Interloqué, François se tourna vers lui.

— Tu n’as pas lu mon courrier ?

— Si, bien sûr, mais il était incomplet…

— Incomplet ? Que veux-tu dire ? Il n’y avait qu’une page. Que s’est-il passé ?

Affreusement gêné, Quentin bredouilla :

— Un malheureux incident. Il a brûlé.

— Le messager te l’a remis brûlé ? Je le fais renvoyer sur-le-champ.

— N’en fais rien. Ce n’est pas lui.

François regarda son ami avec attention. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

— Ce ne serait pas Mathilde ? Ça lui ressemblerait, de jeter au feu un courrier du roi.

Penaud, Quentin acquiesça. François partit d’un grand rire.

— Je vois que ta sœur ne s’est pas départie de son humeur belliqueuse. Tu lui diras que nous ne sommes plus des enfants, et que les courriers du roi doivent être traités avec respect, conclut-il d’un ton plus rude.

Nu comme un ver, il s’étrilla avec une serviette, se servit un grand verre de clairet, s’enveloppa dans une robe de chambre et fit signe à Quentin de s’asseoir en face de lui.

— Tu pars en Italie, reprit-il.

Voilà qui n’était pas pour déplaire à Quentin. Peut-être allait-il lui demander de rapporter des tissus précieux, comme ces superbes soies de Lucques ou de Prato qu’ils avaient pu admirer à Milan, l’année précédente ? Ou bien des pièces d’orfèvrerie, des tableaux pour une prochaine fête ?

Quentin attendit patiemment que François ait fini de mastiquer un pilon de poulet qu’il avait pris dans le plat d’argent présenté par Philibert.

— À Rome, continua-t-il, la bouche pleine. Chercher Léonard de Vinci.

Quentin retint une grimace. François jeta l’os de poulet à l’un de ses chiens qui s’en empara pour aller le ronger sous les rideaux du lit.

— Tu sais que je l’ai invité à plusieurs reprises, depuis notre rencontre à Bologne, en décembre de l’année dernière. Il a fini par accepter. Il devrait être là depuis belle lurette.

— On sait que le bonhomme est lunatique, fit observer Quentin.

— C’est bien ce qui m’inquiète. Aurait-il reçu une meilleure offre de Maximilien de Habsbourg ?

Agacé par cette idée, le roi se leva et alla piocher dans le plat de poulet. Son œil droit se mit à cligner comme toujours quand il était agacé.

— Il pense que d’avoir été élu à la tête du Saint Empire romain germanique lui donne tous les droits. Sa devise n’est-elle pas : « Austriae est imperare orbi universo3 » ? Il est bien capable d’avoir promis monts et merveilles à Léonard, comme il l’a fait avec Albrecht Dürer.

François tapota nerveusement l’accoudoir de son fauteuil. Quentin savait que l’évocation des Habsbourg et des dangers qu’ils représentaient pour la France mettait toujours le roi de très méchante humeur. D’autant que l’habile politique matrimoniale de Maximilien avait donné à sa famille la Hongrie, la Bohème, l’Espagne, qui se rajoutaient à ses possessions en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas et à la Bourgogne, dont il avait hérité de sa mère, la fille de Charles le Téméraire. Un encerclement dont le royaume de France se serait bien passé !

— Il n’est pas question que Léonard de Vinci m’échappe, reprit le roi. C’est le plus grand artiste et le meilleur philosophe de tous les temps. Il sera un ornement primordial pour le royaume de France.

Quentin fit la moue. Il comprenait mal l’engouement de François pour ce vieillard. Il l’avait rencontré à Bologne : un fou ! Ignorant le pape qui était venu l’accueillir, François s’était précipité sur Léonard, l’avait longuement étreint et ne l’avait plus lâché, au grand mécontentement des cardinaux qui accompagnaient Léon X. Il n’avait eu de cesse que Léonard lui explique le mécanisme du lion que lui avaient montré les marchands italiens à Lyon, avant leur départ pour Marignan. Cet automate avait fait quelques pas en direction du roi de France, sa poitrine s’était ouverte et une gerbe de lys en avait jailli. François en était resté bouche bée et avait applaudi comme un enfant. Quand il avait annoncé son envie de s’attacher ce magicien, Quentin avait mené une rapide enquête. Léonard de Vinci n’avait pas une réputation sans tache. Il sentait le souffre, disait-on.

— Je sais que tu ne l’apprécies pas, continua François, mais tu reviendras sur tes préventions, j’en suis sûr. Et je le veux.

Quentin soupira et leva les yeux au ciel. Il avait le plus grand respect pour son souverain, mais avait encore du mal à s’habituer aux manifestations d’autorité de François.

— Que dois-je faire ?

— Notre ambassadeur nous a fait savoir qu’il était encore à Rome il y a quinze jours. Il le dit d’humeur très sombre. Le pape l’ignore. Il ne reçoit plus de commandes. Des accusations ont été portées contre lui. J’en ignore la teneur.

Quentin n’osa faire remarquer que le vieil homme pouvait être une source de désagréments, et qu’il vaudrait mieux le laisser où il était.

— Peut-être est-il déjà parti…

— Auquel cas, tu vas à sa rencontre et tu l’escortes avec les bonnes manières qui sont les tiennes.

— Mais nous risquons de nous croiser…

— Il est connu comme le loup blanc, déclara François. Et avec ses bagages, il ne risque pas de passer inaperçu. Les relais de poste te renseigneront. Fais marcher ta cervelle, que diable !

Quentin était déçu. Jouer les nourrices pour un vieillard lunatique ne lui souriait guère. François aurait pu trouver quelqu’un d’autre pour une telle mission. N’importe quel capitaine des gardes aurait fait l’affaire. Il regretta d’avoir suivi avec tant d’empressement le messager du roi. Mathilde allait triompher : François le prenait pour un vulgaire larbin. Il était trop tard pour refuser. Malgré l’amitié du roi, il était de trop petit lignage pour ne pas se plier à ses volontés.

François, qui connaissait bien ses réactions, lui sourit.

— La chasse dans la forêt de Chambord a été exceptionnelle. Mais la baraque qui s’y trouve n’est pas digne de moi. J’ai dans l’idée d’y construire un château. Que dirais-tu de t’en occuper ? À ton retour…

Quentin lui retourna son sourire. Le roi savait parfaitement comment désarmer les rancœurs à son égard.

Voilà qui éclairait l’avenir d’une bien meilleure manière. Connaissant l’appétit de gloire de François, Quentin savait qu’il bénéficierait de moyens illimités, le roi lui donnerait carte blanche. Ce serait son grand œuvre.

Le roi se prépara pour un entretien avec Duprat, son chancelier. Frétillant de plaisir, Quentin prit congé. Plus vite il serait parti, plus vite il reviendrait. Il lui fallait s’assurer d’une bonne monture, préparer quelques effets, se faire attribuer une bourse bien remplie.

En se rendant aux écuries, il vit aux abords des cuisines des valets procéder au dépeçage et à la découpe du gibier. Des quartiers de viande ruisselants de sang, des lièvres écorchés jonchaient le sol. Martial, un des maîtres-queux, désignait d’un doigt impérieux les pièces qu’il accommoderait pour le souper. Ils se saluèrent d’un signe de tête. Quentin le connaissait peu. Pourtant, les cuisines faisaient partie de ses attributions. En tant que maître d’hôtel, il devait choisir quotidiennement les mets qui seraient servis au roi, pourvoir aux dépenses de bouche, traiter avec les fournisseurs. Les maîtres-queux ne faisaient que mettre en pratique ses décisions. Conscient de sa méconnaissance de l’art culinaire et peu désireux d’en savoir plus, Quentin en laissait le soin à ses subordonnés. Mauricet et Sébaste s’en tiraient fort bien, à son avis et à l’avis du roi, gros mangeur, mais peu sensible à la qualité des repas. Quentin se réservait tout ce qui avait trait aux fêtes, bals et mascarades, choisissant les décors, les musiciens, les danseurs.

Le souper lui donnerait l’occasion de voir comment son remplaçant, le vicomte de Gribes, s’en sortait. Malheureusement, aucune fête n’était prévue. Le repas serait tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, ne réunissant que le roi, sa famille et ses amis.

Quentin discutait avec un palefrenier sur le choix d’un cheval pouvant supporter un aussi long voyage, quand il vit arriver des cavaliers revêtus de la livrée de Marguerite d’Alençon. Son cœur bondit de joie. Cette journée était bénie, lui apportant la promesse de Chambord et la chance de partager une soirée avec la dame de ses rêves. Ayant jeté son dévolu sur une solide monture, couleur baie, la croupe large, l’air paisible, il rejoignit sa chambre. Il prit grand soin à se préparer : chausses collantes à la bougrine, son plus beau pourpoint de cannetille4 argentée, toque noire brodée d’une tresse écarlate. Par la fenêtre ouverte, il entendait les criailleries des hirondelles qui nichaient sous le toit, sentait monter l’odeur lourde du fleuve. Il était heureux.

Dans l’espoir d’y rencontrer Marguerite, il descendit dans la cour, où bon nombre d’hôtes du château prenaient le frais en attendant le souper. Le roi lui-même, en habit de soie brodée d’or et chapeau de velours noir orné d’une plume, allait de groupe en groupe, riant et bavardant. Le soleil couchant dardait ses derniers rayons sur l’assemblée, faisant éclater les rouges, les ocres, les orangés des parures. Le roi, qui dépassait d’une bonne tête tous ses sujets, semblait nimbé d’une aura dorée. Quand surgirent deux grandes femmes à l’allure altière, l’une dans la quarantaine, l’autre, âgée d’une vingtaine d’années, il se précipita vers elles, s’inclina avec respect devant la première, et prit la seconde familièrement dans ses bras. Louise de Savoie, sa mère bien-aimée, et Marguerite, sa sœur chérie. Quentin sentit son cœur s’affoler. Marguerite si belle, si sage, mais si malheureuse dans ses amours. Il jalousa intensément François, qui passait un bras autour de ses épaules. Pourquoi l’avait-il donnée à ce rustre, à ce benêt de duc d’Alençon, bien incapable de savourer sa chance d’être l’époux d’une telle perle ? Pour le bonheur de sa belle, Quentin aurait préféré qu’elle fût mariée selon son cœur. Même s’il savait que jamais il n’aurait pu y prétendre malgré les tendres liens qui les unissaient. Perdu dans sa contemplation et ses regrets, il ne vit pas la jeune fille qui s’approchait de lui, tout sourire, vêtue d’une délicieuse robe en brocart queue de paon.

— Quentin du Mesnil, êtes-vous parmi nous ou poursuivez-vous en rêve quelque licorne ?

Quentin sursauta. Anne de Ronceil ! Oh non ! Elle n’allait pas le quitter d’une semelle, pépiant, bavardant, alors qu’il n’avait d’yeux que pour Marguerite. Cette jeune personne, cousine du duc d’Alençon, faisait partie de la maison de sa bien-aimée. Il avait eu le tort de s’intéresser à elle, espérant recueillir quelques secrets sur la vie de Marguerite. C’est ainsi qu’il avait appris ses déboires conjugaux, son ennui profond et son soulagement quand François l’avait rappelée auprès de lui pour partager sa gloire. Malheureusement, Anne, âgée de dix-sept ans, s’était imaginée qu’il la courtisait et, depuis, le poursuivait de ses assiduités. Il la trouvait charmante, quoiqu’un peu fruste. Elle n’avait pas, comme lui et Marguerite, appris le latin, le grec, les mathématiques, la philosophie… N’ayant pas le courage de lui signifier son peu d’intérêt, il subissait avec résignation sa présence envahissante.

— N’étiez-vous pas auprès de votre père en Normandie ? Pourquoi ce retour précipité ? La cour vous manquait tant ?

Quentin mit un doigt sur ses lèvres et murmura :

— Secret d’État. Je repars demain.

Anne proféra un léger « Oh ! » de désappointement.

— Veuillez m’excuser, on m’attend.

Quentin tourna prestement les talons.

— Je suis bien contente d’être de retour à la cour, continua-t-elle, trottinant à son côté. Je m’ennuie un peu à Alençon. Marguerite est merveilleuse, mais trop austère à mon goût.

Elle émit un petit rire qui agaça prodigieusement Quentin. Critiquer sa bien-aimée n’allait pas arranger les affaires d’Anne de Ronceil. Il pressa le pas, mais elle allongea sa foulée pour rester à son niveau.

— Au moins, ici, on danse. Il y a des fêtes tous les soirs. Marguerite passe des heures à lire des livres en latin. Savez-vous qu’elle écrit des poèmes ?

Oui ! Il le savait ! Et il aurait donné tout l’or du monde pour qu’ils lui soient destinés. Anne lui lança un regard furtif. Une ombre passa sur son visage.

— Croyez-vous que Gonzague de Briis va épouser Marie du Maël ? On les dit fort amoureux, mais, si vous voulez mon avis, leurs parents ne donneront jamais leur accord.

Non ! Il ne voulait pas son avis ! Il ne souhaitait qu’une chose : qu’elle s’éloignât. Il la sentit se raidir. Elle fit un pas de côté.

— Il est de bien trop petite noblesse pour elle, continua-t-elle d’un air pincé. Imaginez : son père exploite lui-même ses terres dans un endroit perdu d’Auvergne. J’ai du mal à comprendre que le roi tolère auprès de lui des gens de si basse extraction.

Quentin faillit éclater de rire devant tant de bêtise. Croyait-elle que l’allusion à son propre statut le pousserait à ramper devant elle ? Ses quartiers de noblesse étaient plus anciens que ceux de cette jouvencelle. Elle confondait richesse et valeurs chevaleresques. Il s’inclina profondément devant la jeune fille en lui disant :

— Anne, je vous souhaite un excellent séjour à Amboise. Profitez de tous les amusements qu’offre la cour. Je dois aller prendre mes ordres, conclut-il en montrant trois hommes qui discutaient un peu plus loin.

Il s’éloigna à grands pas. Anne esquissa un geste, mais renonça à le suivre. Il se joignit au groupe, les saluant avec respect. La conversation roulait sur la chasse de l’après-midi.

— Le roi s’est comporté avec son courage habituel, disait l’un d’eux. Ayant atteint le repaire du sanglier, il lança un chien contre lui, ce qui mit incontinent la bête aux abois. Nos quarante chiens taillèrent l’animal en pièces. Le roi, ayant sauté à terre, l’acheva de sa lance et, comme le veut la coutume, lui coupa le pied droit.

Quoique médiocrement intéressé par les exploits cynégétiques de son maître, mais voyant Anne qui l’observait, Quentin jugea bon de se mêler à la conversation.

— Et avez-vous poursuivi d’autres animaux ? demanda-t-il en se penchant vers eux avec un air de conspirateur.

Ses interlocuteurs, qui ne le connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, le regardèrent avec surprise, mais ne se formalisèrent pas.

— Le roi sauta à cheval et nous mena à un train d’enfer jusqu’aux étangs pour se livrer à un beau massacre de hérons.

Retentirent alors les trompettes annonçant le souper. Tout le monde se hâta vers la salle de la Cordelière, où les tables avaient été dressées. Anne se débrouilla pour y faire son entrée en même temps que Quentin.

— Revenez-nous vite, dit-elle dans un souffle avant de rejoindre sa place auprès de Marguerite à la table centrale.

La reine Claude, enceinte de sept mois, était déjà assise. Le teint brouillé, les yeux fiévreux, elle faisait piètre figure à côté de la sœur du roi. Elle avait déjà donné une fille à son époux. François avait été déçu et clamait partout que, cette fois-ci, ce serait un garçon. Les astrologues de Louise de Savoie en étaient sûrs. Marguerite parlait affectueusement à sa belle-sœur. Quand elle releva la tête, elle croisa le regard de Quentin, et lui fit un petit signe accompagné d’un large sourire qu’il s’empressa de lui rendre.

Pour le premier service, ils eurent des rôties aux foies de volailles que Quentin trouva insipides. Quant à la comminée de poule, elle baignait dans une sauce bien trop claire. Il ne toucha pas au pâté d’agneau, son voisin de droite s’étant plaint que trop de sel en gâtait le goût.

Une fois n’était pas coutume, Quentin observait avec attention la table mise. Les nappes manquaient de fraîcheur. Dans les taches de vin et les traces grasses laissées par les doigts des convives, on pouvait y lire les festins précédents. Quand les écuyers-tranchants entrèrent en scène pour découper les viandes rôties, Quentin s’aperçut que les plats d’étain étaient bosselés. Ceux en argent destinés au service du roi manquaient singulièrement d’éclat. La nef, placée devant François, où étaient conservés le sel et ses couverts personnels, était si pauvre en ornements qu’il ressentit un profond sentiment de honte. Jetant un œil autour de lui, il vit les dressoirs en bois sombre qui devaient dater de Charles VIII, les bancs et les sièges qui n’avaient plus d’âge. Il était temps d’apporter un peu de nouveauté à ce fatras.

On leur servit du bourbelier de sanglier, pas mauvais, certes, mais qui n’avait rien d’exceptionnel. Le civet de lièvre était acceptable, quoiqu’un peu trop épicé. Les petits oiseaux, grives et cailles, étaient presque calcinés. Quant aux hérons, il restait des plumes collées à la chair… Un désastre ! Comment avait-il pu laisser s’installer un tel laisser-aller ? Quoiqu’il ne fût pas responsable de ce souper, Quentin avait envie de rentrer sous terre. À peine osait-il regarder les convives de la table centrale. La reine Claude chipotait, ce qui n’avait rien d’étonnant vu son état. Marguerite avait laissé pratiquement toute la viande sur son tranchoir. Seul François mangeait avec entrain, mais après une journée de chasse, il aurait été capable de manger le cuir de ses chaussures.

Quentin repensa à tout ce qu’il avait vu l’année précédente en Italie. À Milan, puis à Bologne où ils s’étaient rendus à l’invitation du pape, les banquets somptueux s’étaient succédé. Jamais il n’avait connu une telle variété de mets délicats, servis dans des plats aux couleurs éclatantes. On utilisait même des assiettes individuelles, et non ces grossiers tranchoirs faits d’une planche de bois sur laquelle on posait un morceau de pain qui absorbait le jus des viandes. Les verres étaient d’une telle finesse qu’on osait à peine les prendre en main.

Pour l’honneur du roi et de la France, il fallait s’employer à égaler, voire surpasser le savoir-faire des Italiens. Quentin se jura de jeter aux oubliettes les mauvaises pratiques, les objets obsolètes, les mets peu raffinés qui, hélas, était le quotidien de la table du roi. Son prochain voyage pourrait être un premier pas dans son grand projet de rénovation. N’avait-il pas rencontré, à Bologne, un jeune cuisinier talentueux qui lui avait parlé avec fougue des nouvelles manières de cuisiner ? Il n’y avait guère prêté attention et cherchait à se rappeler le nom du jeune homme. Scappi, ou quelque chose comme ça. Et peu importait. Lui ou un autre, à condition qu’il ait des idées neuves, serait le bienvenu.

Pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? Ramener Léonard et quelques artistes des métiers de bouche… Ne disait-on pas le plus grand bien d’un certain Messibugo, maître d’hôtel à la cour de Ferrare ? À Mantoue, les fêtes d’Isabelle d’Este étaient somptueuses… Il le savait par le fils de la duchesse, Frédéric de Gonzague, en résidence surveillée en France.

Il lui faudrait d’abord mettre la main sur Léonard, ce qui ne serait pas difficile, l’accompagner un bout sur le chemin de la France, et ensuite s’octroyer quelques détours en Italie. Il en profiterait aussi pour passer commande des dernières trouvailles italiennes en matière de décor de table.

Tout à son plan, Quentin ne prêta aucune attention aux tourtes, crèmes et confitures qui clôturaient le souper.

1 Actuellement le Clos-Lucé.

2 Anne pouvait être un pré­nom masculin.

3 « Il revient à l’Autriche de gouverner le monde. »

4 Broderie de métal.