De la fenêtre du premier étage du Belvédère, Léonard regardait avec désarroi les quatre mules attendant d’être chargées. Jamais elles ne pourraient transporter tout ce qu’il avait préparé avec Francesco Melzi, son secrétaire. Ses précieux carnets, contenant ses pensées, ses dessins, avaient été soigneusement rangés dans un coffre de bois. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, et redoutait que les pluies d’automne ne viennent les gâter. Pour le rassurer, Francesco les avait emballés dans des feuilles de cuir épais. Au soir de sa vie, il était temps de les mettre en ordre et de les faire publier. Lourde tâche, car il fallait regrouper ce qui avait trait à l’eau, à l’air, au feu, aux animaux, au corps des hommes, aux machines de guerre, à l’industrie, à la peinture, à l’étude du temps, bref, à tout ce qui, sa vie durant, l’avait passionné. La moindre plante, l’arche d’un pont, un tourbillon dans l’eau, un nuage, un visage, un sourire, un mot, et son imagination se mettait à courir. Il concevait d’étranges machines, en étudiait les rouages avec minutie, les dessinait, les annotait. Peut-être aurait-il dû consacrer moins de temps à son désir de savoir comment la nature et l’homme fonctionnaient. Mais jamais il n’aurait pu rester enfermé dans son atelier à peindre tableau sur tableau. Il voulait tout savoir, tout expliquer pour rendre la vie meilleure, pour échapper aux pièges tendus par le destin. Insatiable curiosité qu’on lui avait bien souvent reprochée, mais qui avait fait de son existence une aventure toujours renouvelée.
Depuis huit ans qu’il était à son service, Melzi s’échinait à donner une structure intelligible à ces milliers de pages. La pensée foisonnante de son maître, ses digressions lui donnaient du fil à retordre. Un enchevêtrement de croquis, notes, listes de courses, de dépenses, sans ponctuation ni accentuation… Sans compter son écriture de droite à gauche, qui rendait le décryptage des pattes de mouche plus qu’ardu. Un labyrinthe à l’image de la vie de Léonard. Désormais, il aurait tout le loisir de s’y consacrer. C’était pour Léonard la seule pensée réconfortante en ce jour où il quittait Rome. Pour toujours. Il le savait.
Il avait dû se défaire de bien des objets qui l’entouraient. Ayant passé sa vie à fuir d’un lieu à l’autre, il en avait l’habitude et cela ne lui pesait guère. Il ne servait à rien de s’obstiner quand le sort était contraire. Une vie d’errance à la recherche de mécènes qui le laisseraient libre de suivre ses intuitions et de travailler avec le soin et la lenteur nécessaires. Regrettait-il de ne pas avoir su faire de Florence, sa ville, un lieu où on l’honorerait et où il pourrait attendre la mort en paix ? Non. Il se disait parfois qu’il avait passé trop de temps à étudier les sciences et qu’il avait négligé la peinture. Il avait produit si peu de tableaux… Une quinzaine à peine ! À présent, il était trop tard. Déjà son bras droit ne répondait plus. Sa main gauche, celle avec laquelle il peignait, était toujours alerte, mais un jour viendrait où le mal l’atteindrait aussi. Ne lui resteraient alors que le regard et le rêve.
Léonard sourit. L’évocation de son passé ne le rendait pas amer. La vie était ainsi faite. On l’avait souvent pris pour un chimérique. Lui savait que la connaissance après laquelle il avait toujours couru était la seule consolation de l’âme. Dans son exil, il emporterait avec lui sa Mona Lisa, à laquelle il travaillait depuis quatorze années, un saint Jean-Baptiste symbole de l’esprit qui ne saurait mourir et sainte Anne la consolatrice.
Ses yeux se portèrent sur la ville nimbée de cette légère brume de début d’automne qui adoucissait les ocres et les roses. Le plus difficile serait peut-être de s’arracher à ces paysages, où les cyprès ponctuaient de vert sombre la douceur argentée des oliviers. Là où il allait, les arbres perdaient leurs feuilles en hiver. Saurait-il les apprivoiser, s’en faire des amis, comme son enfance de sauvageon, en Toscane, le lui avait appris ? Rome ne lui manquerait pas, le Belvédère non plus, malgré les transformations que Julien de Médicis avait consenties pour lui : l’élargissement des fenêtres, l’aménagement de chambres et d’une cuisine, du mobilier, des tentures et des tapis neufs. Le Belvédère avait beau être dans l’enceinte du Vatican et ses jardins peuplés des essences les plus rares, Léonard s’y sentait en exil.
La chambre aux miroirs avait été fermée, et les huit grands miroirs cassés. Il ne ferait pas à ses ennemis la joie de s’en emparer, eux qui cherchaient à tout prix le secret des miroirs ardents qui pouvaient mettre le feu aux bateaux ou aux fortifications de l’adversaire. Léonard en connaissait bien le principe et il lui aurait été facile de le mettre en application. Mais ce n’était pas ce qui l’intéressait, même si les machines de combat l’avaient occupé une grande part de sa vie. Lui, le pacifique ! Le mystère que constituaient les reflets l’avait toujours fasciné. Pouvait-on, dans cette magie, découvrir l’âme de l’homme, ses pensées profondes, la quintessence de son être ? Il n’irait pas au bout de cette expérience, il ne verrait pas l’image d’un homme reproduite une infinité de fois. Cela lui avait coûté assez cher. Pour mettre au point ces miroirs et d’autres instruments d’optique, il avait eu la malchance de prendre à son service deux artisans allemands très habiles, mais qui s’étaient révélés de fieffés gredins. L’un deux, surnommé Jean des Miroirs, avait très vite compris le parti qu’il pouvait tirer de Léonard. Il lui avait volé des dessins où étaient représentées bon nombre de ses inventions et s’était empressé d’aller les revendre. Il avait même eu l’impudence d’ouvrir une boutique de miroirs au Belvédère, au lieu de travailler pour son maître. Furieux, Léonard s’en était plaint à son protecteur, Julien de Médicis. L’Allemand avait répliqué en accusant Léonard des actes les plus abjects. Il avait raconté partout que le peintre profitait de ses séances de dissection à l’hôpital San Spirito pour abuser sexuellement des cadavres de jeunes hommes. Ces racontars avaient fait l’effet d’un tremblement de terre. Le pape s’en était ému et avait interdit à Léonard d’y remettre les pieds. Ces calomnies l’avaient affecté grandement et fragilisé encore sa position à Rome.
Il y était arrivé trois ans auparavant, sur l’invitation de Julien de Médicis, le frère du pape Léon X, gonfalonier de l’Église, qui avait en charge les grands travaux pouvant apporter au souverain pontife gloire et renom. Mais le pape n’avait pas le goût exquis de son père, Laurent le Magnifique, ni le respect des artistes comme son grand-père Cosme. Gros et gras, il ne pensait qu’à jouer aux cartes et à s’adonner à la musique, entouré de bouffons grotesques. À sa cour, la flagornerie remplaçait le talent, et ça, Léonard n’avait jamais pu s’y contraindre. Un éclair d’amusement passa dans les yeux du vieil homme à la pensée que ses goûts jugés bizarres en avaient décontenancé plus d’un. Il n’avait pas été le bienvenu à Rome, c’était le moins qu’on puisse dire. À la mort de Bramante, il avait cru qu’il était le plus à même de prendre sa suite pour la construction de la basilique Saint-Pierre, mais le pape lui avait préféré Raphaël, au caractère si facile, si travailleur, à l’échine si souple. N’avait-il pas déclaré : « Tout à sa joie d’inventer des nouvelles machines pour alléger la peine des hommes, de fabriquer des onguents pour faire pousser les ongles ou rendre sa virilité aux pauvres amants, Léonard oublierait sûrement que le but de son travail est d’élever le plus vite possible le dôme de Saint-Pierre » ? Cantonné au Belvédère, Léonard vivotait avec les trente-trois ducats attribués par Julien, alors que Raphaël en recevait trente-deux mille pour la décoration de chacune des chambres du pape. Il les avait vues ces fameuses stanze, et avait dû reconnaître que ce petit jeune avait un talent fou. Quant au plafond de la chapelle Sixtine, peint par son vieil ennemi Michel-Ange, il avait eu le souffle coupé par tant de force, de grâce, de perfection. Lui se morfondait, n’ayant reçu aucune commande, à part un projet d’assainissement des Marais Pontins qui ne vit jamais le jour, tout comme la fortification de Civitavecchia. On lui avait juste confié la construction d’écuries et la réalisation d’une machine à frapper les monnaies. Dérisoire ! Un travail d’artisan ! Certes, il avait eu du temps pour se livrer à l’étude des antiquités à Tivoli et à la Villa Hadriana et de la botanique dans le jardin du Belvédère. Mais ce n’étaient que des amusements. Il y a tout juste cinq mois, la mort de Julien de Médicis, emporté par une maladie de consomption, l’avait privé de toute protection. Il n’avait rien à espérer de Léon X. Raphaël régnait sans partage sur Rome, Michel-Ange sur Florence, le Titien sur Venise. Son temps était fini.
Même Salaï, son amour, son amant, qu’il avait recueilli à dix ans, petit monstre voleur, menteur, mais beau comme un dieu, l’avait pressenti et s’en était allé, sans un mot et sans espoir de retour. Comme un animal sentant la mort approcher. La mort qui avait emporté ses plus chers amis : Zoroastre, musicien-devin-alchimiste, Botticelli, son plus que frère, Marcantonio della Torre, avec qui il avait poursuivi ses travaux d’anatomie, et tant d’autres.
Léonard prit dans ses bras son petit singe Palio. Il allait devoir s’en séparer et c’était là un véritable crève-cœur. Il le donnerait à son ami Atalante Migliorotti, avec qui il avait fait tant de folies. Lui s’était assagi et était devenu un respectable intendant des fabriques pontificales. Il lui confierait aussi son corbeau apprivoisé, qui le suivait partout. L’hermine crucifiée lui revint en mémoire. Cet acte barbare ne pouvait être que le fait de Jean des Miroirs. Pour narguer Léonard, dont il connaissait l’amour des animaux, il avait coutume de chasser des oiseaux dans les collines de Rome et de les lui rapporter avec un sourire goguenard. Au moins, son départ sauverait quelques créatures innocentes.