En quelques jours, Quentin était devenu une attraction majeure à la cour de Mantoue. On ne cessait de le presser de questions sur l’avancement du travail de Léonard. Lui ne voulant rien dévoiler, restant muet comme une carpe, les paris s’envolaient. Certains misaient sur un achèvement avant la fin de l’année, mais d’autres gageaient sur 1518, voire 1520 ! Tous savaient que la marquise ne le laisserait pas partir tant qu’elle n’aurait pas obtenu satisfaction.
Quant aux jeunes filles, elles se rassemblaient en troupeau caquetant dès qu’il apparaissait. Mais Bianca veillait au grain et restait au plus près de lui. Plus bavarde qu’une pie, elle ne cessait de commenter les faits et gestes de chacun, permettant ainsi à Quentin de faire chaque soir un rapport circonstancié à Léonard sur les activités de la cour. Mais rien qui ait trait à leur affaire. Ce qui avait le don de mettre l’artiste en rage. De plus en plus nerveux, il avait cessé de peindre tout en continuant à raconter des fariboles à la marquise. Supportant de moins en moins ce qu’il appelait son « incarcération », il suppliait Quentin de trouver un moyen de fuir. Le jeune homme lui conseillait de prendre son mal en patience, assurant que l’enquête progressait. Ce qui était tout à fait exact, sauf qu’il s’agissait de ses propres recherches en matière de luxe et de divertissements. Il avait complètement abandonné la poursuite du tortionnaire de Léonard pour se consacrer à l’étude de tout ce qui pouvait concourir à faire d’une cour un lieu de délices et d’émerveillement. Il n’en ressentait aucune culpabilité, se disant que tout danger était écarté. L’épreuve des miroirs avait été la dernière. Pour preuve, il n’avait eu aucun nouveau cauchemar, aucune vision terrifiante. Leur fuite avait dû décourager le mystérieux commanditaire, se disait-il. Entouré de son escadron de jeunes filles en fleurs, il se perdait dans les effluves de leurs parfums, papillonnait, paradait, se laissait conter mille petites histoires qui lui apprenaient tout ce qu’il devait savoir sur les plaisirs de cour. Il n’allait pas laisser passer cette chance. D’autant que Léonard ne pouvait être plus en sécurité que là, gardé par un cerbère tel qu’Isabelle d’Este. Rien de fâcheux ne pouvait lui arriver. Quoique ayant un peu relâché sa vigilance, le garde ne laissait entrer personne dans les appartements de Léonard. Quentin pouvait donc passer ses jours et ses nuits à étudier les réjouissances mantouanes. Le seul désagrément qu’il eut à subir, l’arrachage de sa dent fêlée, s’était passé sans trop de douleur, le barbier ayant eu la bonne idée de lui faire boire une puissante eau-de-vie avant d’opérer.
La marquise, elle aussi, s’était entichée du jeune homme jusqu’à exiger sa présence en permanence à son côté. Maître Pepino n’avait pas protesté quand elle l’avait soustrait à sa responsabilité. En revanche, Capilupi avait fait la grimace en apprenant que, désormais, Quentin se chargerait du courrier, son écriture étant bien meilleure que celle du secrétaire.
Comme elle avait l’œil à tout et se mêlait de tout, elle était le meilleur professeur dont il pouvait rêver. Il bénéficia ainsi d’une formation complète et accélérée. Léonard lui ayant montré comment confectionner des petits carnets en pliant des feuilles, Quentin notait avidement tout ce qui lui semblait intéressant. Il en remplit trois, chacun ayant trait à un enseignement dont il aurait l’usage.
Le premier principe qu’il retint fut la prodigalité. Isabelle disait volontiers qu’amasser de l’argent n’était pas son fait. Elle dépensait sans compter pour s’offrir ce qu’il y avait de plus beau et de plus original afin de donner encore plus d’éclat à la cour. Elle voulait les meilleurs cuisiniers, mais aussi les meilleurs musiciens, écrivains, peintres. Si elle était l’astre le plus brillant des cours européennes, c’est bien parce qu’elle ne lésinait pas. Quentin savait qu’il ne s’agissait pas d’étaler sa richesse, mais de rendre honneur à la famille régnante. Lorsque les banquets étaient somptueux et la chair délicate, les convives, émerveillés, chantaient les louanges de leur hôte et son prestige en était ainsi accru. Il faut, à tout prix, créer une légende, conclut Quentin, ravi d’avoir compris la règle d’or qu’il aurait à appliquer.
Et pour cela, l’argent ne suffisait pas : il fallait faire marcher son imagination, rechercher ce qui était nouveau, ne pas se contenter des traditions. Quentin le savait bien, la cour était une comédie, un jeu de société, une représentation où l’invité était à la fois acteur et spectateur. À Mantoue plus qu’ailleurs on savait faire rêver, mêler tous les arts, poésie, musique, raffinement culinaire dans une explosion de fantaisie. En créant toujours plus de splendeur, les souvenirs devenaient impérissables. Quentin nota avec satisfaction une des phrases que lui avait dites la marquise : « L’art du cuisinier doit surprendre l’esprit et satisfaire les sens, susciter stupeur et admiration, allégresse et fascination. Le banquet doit être céleste. On doit avoir l’impression de festoyer avec les anges. » Ce serait dorénavant sa devise, sa ligne de conduite.
Il apprit à ses dépens un deuxième principe : s’attacher au moindre détail, ne rien laisser au hasard. À sa grande surprise, il eut à écrire d’innombrables lettres demandant des… semences. Au frère d’Isabelle, le duc de Ferrare, pour lui arracher des graines de verze, une sorte de chou à manger en salade avec de l’huile et du vinaigre, et de laitues de Modène ; à Benedetto Agnello, des semences de capucci ; à la marquise de Monferrato, des chicorées de Mugetti… Isabelle demanda à Quentin de rajouter qu’elle avait aussi grand besoin d’artichauts, d’asperges, de pois, de fenouil d’Espagne, de câpres et de campanule raiponce. Voyant son étonnement, elle déclara qu’elle tenait à planter sur les terres de Mantoue tous les légumes et fruits nouveaux. Ces verdures étaient pratiquement inconnues de Quentin. Il n’en revenait pas des quantités qu’en consommait la cour. La veille, qui était un jour maigre, il avait mangé une étonnante salade composée de laitue, endives, roquette, pimprenelle, menthe, bourrache, oignons, dragone, marjolaine, cerfeuil, fleurs de sauge, de romarin, de cédrat, d’orange, d’anchois, d’anguilles, de sardines, de thon, d’œufs durs, de raisins secs, d’huile, de vinaigre, sel et poivre. Tous les Italiens allaient-ils devenir végétariens comme Léonard ? Il ne voyait pas François Ier écrire des lettres pour se procurer des nouveautés potagères. Mais il était bien conscient que l’étonnement procuré par un légume inconnu participait à l’ambiance de la fête. Rentré à Amboise, il ne négligerait pas cette tâche incongrue. Il pourrait aussi en faire profiter son père, quoiqu’il doutât que les artichauts puissent s’acclimater au climat normand.
Quant au troisième principe, n’avoir aucun scrupule, Quentin savait qu’il aurait plus de mal à l’appliquer. La marquise disait avoir la maladie des antiquités. Le terme folie aurait été mieux indiqué. Qu’un nouveau trésor fût trouvé en fouillant la terre de Rome, elle en était immédiatement informée. Pour cela, elle entretenait un réseau de ravitailleurs en trouvailles. N’étant pas la seule à vouloir acquérir ces objets, la lutte était féroce. Elle n’hésitait pas à employer ruses et manœuvres douteuses pour se les approprier. Sans oublier le vol, qui lui semblait chose normale voire recommandée. C’est ainsi qu’elle avait acquis des pièces splendides, dont une collection de bustes d’empereurs romains, des quantités de vases et de coupes en onyx, des représentations de faunes et de satyres… Elle collectionnait aussi les sculptures grecques qu’elle se faisait envoyer par un chevalier de l’ordre de Saint-Jean installé à Rhodes, dont Quentin nota soigneusement l’adresse. Il lui faudrait, lui aussi, payer des antiquaires et des amateurs susceptibles de lui procurer les plus belles pièces dans un milieu où abondaient chausse-trappes et traîtrises.
Les œuvres d’art n’étaient pas les seules à faire l’objet d’un commerce acharné à la cour de Mantoue. Les nains et les bouffons aussi, du moins les plus drôles et les plus loufoques, étaient très recherchés. Bianca lui avait raconté qu’Isabelle avait refusé de vendre son nain Pipo en disant : « Si nous le cédions, nous nous sentirions plus froide qu’un morceau de fer. »
Quentin engrangeait toutes ces informations, mais le sale caractère de la marquise commençait à lui peser. Elle ne souffrait aucun refus et avait bien peu de considération pour ceux qui la servaient. Pietro Malta, le maître-queux, avait été chassé de la cour sans un mot de remerciement dès l’arrivée du nouveau cuisinier jeune et fringant qui, comme l’avait prédit Maître Pepino, se croyait sorti de la cuisse de Jupiter.
Il était temps de penser à leur départ, d’autant que Léonard, exaspéré de devoir rester enfermé, finit par s’en prendre à Quentin.
— Je vous entends rire et caqueter depuis mon atelier. Qu’avez-vous donc à vous raconter ? Que trouves-tu à cette femme vorace et insatiable ? Tu ferais mieux de courir les rues de Mantoue à la recherche de celui qui a failli causer ta mort et veut la mienne.
— Je cherche, je cherche, répliqua mollement Quentin. Mais je ne trouve pas. Pas plus que vous, d’ailleurs. Où en est le portrait de la marquise ? Avance-t-il ?
Léonard leva les yeux au ciel.
— Ne prends pas ce ton ironique avec moi, je te prie. Il m’est impossible de travailler dans des conditions pareilles. Chaque fois que je commence à peindre me vient à l’esprit tout autre chose que cette foutue marquise. Ça ne peut plus durer. Et toi, tu fais le joli cœur, tu papotes, tu batifoles, tu folâtres. À croire que tu as perdu tout bon sens.
— Quelques jours de plus ne changeront rien à notre affaire.
— Détrompe-toi. Sais-tu que lorsque les frères Mola ont fui Mantoue pour cause de peste, Isabelle les a accusés de paresse et de mauvaise volonté et a menacé de les jeter en prison et de les faire mourir de faim si les décors des armoires de la grotta n’étaient pas finis le mois suivant. Elle est complètement folle. Et Liombeni, qui devait peindre les murs et le plafond, avait été averti que si ça ne lui plaisait pas, elle les ferait repeindre à ses frais et l’enverrait croupir tout l’hiver au fond d’un cachot.
Quentin n’était pas mécontent de le voir s’énerver ainsi. Il avait perdu de sa superbe. Le Léonard impassible, sûr de lui, donneur de leçons avait été remplacé par un vieillard aux traits tirés. La teinture noire de ses cheveux avait presque disparu, ce qui lui donnait l’air étrange d’une pie.
— Vous exagérez ! répliqua Quentin. Sans elle, bien des œuvres n’existeraient pas. Elle protège les artistes…
— Mais à quel prix ? l’interrompit Léonard en ricanant. Regarde Le Parnasse ou Les Vices chassés du jardin des Vertus peints par Mantegna. Il n’a eu aucune liberté. Isabelle a décidé de tout. Il fut bien le seul à accepter l’impatience et les ordres de la marquise. Et le Pérugin ? Elle lui a envoyé un courrier de plus de quatre pages dans lequel elle indiquait les moindres détails qu’elle voulait voir figurer sur le tableau. Il lui a fallu plus de deux ans et cinquante-trois lettres de menaces pour le terminer tant il trouvait tout cela mortellement ennuyeux. Bellini, lui, avait refusé de se plier à ses exigences, ce qui ne plut pas du tout à Isabelle, qui réclama qu’il lui rende son argent même si le tableau était fini. Tu comprends maintenant pourquoi je dois partir d’ici ?
— C’est vous qui avez voulu venir. J’y suis à mon aise. Je trouve ici tous les enseignements qui me seront utiles à la cour de France.
Léonard le regarda avec agacement.
— J’aurais pu te les apprendre moi-même.
— Entre deux cadavres à San Lorenzo ? Dans les airs au-dessus de la vallée ? Et d’ailleurs vous ne m’avez jamais dit que vous excelliez dans l’organisation de fêtes. Voilà qui m’aurait intéressé !
— Je te jure que je te livrerai tous mes secrets. Mais, par pitié, trouve un moyen de nous faire sortir d’ici. Je n’ai jamais supporté d’être enfermé.
— Encore quelques jours de patience…
— Aurais-tu oublié les dangers auxquels nous avons échappé ?
Léonard avait raison. C’était tenter le diable que de prolonger leur séjour. Pourtant, Quentin ne résistait pas au malin plaisir d’entendre Léonard le supplier, lui qui s’était montré si méprisant. Puisque Mantoue se révélait une fausse piste, mieux valait, au plus vite, se mettre en sécurité au royaume de France. D’autant que le vieil homme avait avoué s’être résolu à accepter sans réserve l’invitation du roi, François ne pouvant être pire qu’Isabelle d’Este. Il s’était dit marqué par les épreuves qu’il avait subies. Le lendemain de son arrivée à Mantoue, il avait envoyé un message à son secrétaire Melzi et son valet Batista pour qu’ils viennent le retrouver. Il les attendait d’un jour à l’autre. Il avait dévoilé à Quentin que son projet initial avait été de voyager, de découvrir les terres lointaines d’Asie qui l’avaient tant fait rêver. Il assurait maintenant ne plus avoir l’âge de courir l’aventure. Quentin ne le crut qu’à moitié. Il n’avait besoin que de quelques jours avant d’organiser leur fuite. On venait de lui transmettre une invitation pour un souper en ville, le surlendemain. Une occasion de voir comment vivaient les nobles mantouans dont il comptait bien profiter.