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Au coin de l’âtre, Marietta pleurait toutes les larmes de son corps. Domenico allait très mal. Rien n’avait laissé prévoir l’aggravation de son état. Bien au contraire. Ces derniers jours, il avait même accepté qu’elle entrouvre les fenêtres pour dissiper l’odeur des fumigations d’herbes amères. Marietta en avait été si heureuse qu’elle s’était mise à rêver du jour où il accepterait de sentir sur sa peau la caresse du soleil. Il retrouverait force et vigueur et abandonnerait ces baumes à l’urine de jument, au fiel de pigeon dont elle devait l’oindre chaque jour. Hélas, l’embellie avait pris fin avec l’arrivée de sa cousine Catarina. Elle venait de Rome. Domenico l’avait accueillie avec de grandes manifestations de joie. Marietta leur avait apporté des biscuits aux amandes, des petits pâtés, du blanc-manger, des tourtes à la crème et du vin de Malvoisie. Elle était restée l’oreille collée à la porte, espérant surprendre des éclats de rire, une discussion joyeuse, Catarina ayant toujours un effet bénéfique sur son cousin. Quand Marietta entendit un long gémissement suivi d’un torrent d’imprécations, elle recula vivement, maudissant Catarina d’avoir rompu le fragile équilibre de son maître. Qu’avait bien pu dire cette sotte ? Quelques minutes plus tard, la jeune femme sortit de la chambre, passa devant Marietta sans lui dire un mot. Cette dernière ne savait plus que faire. Elle ne pouvait aller voir Domenico. Il ne supportait pas qu’on soit témoin de ses moments de souffrance. Demander des explications à Catarina ? Trop tard ! Elle entendit la voiture rouler sur le gravier de la cour intérieure du palais. Angoissée, se rongeant les sangs, elle retourna dans sa cuisine et attendit que son maître l’appelle. En vain. Elle passa la nuit debout, dans la galerie, devant la chambre de Domenico, se tordant les mains à chaque hurlement que poussait le pauvre diable. Parmi les domestiques, le bruit courut qu’il s’était transformé en loup-garou et ils se barricadèrent dans la cuisine, des couteaux à portée de main. Au petit matin, le silence se fit. Marietta attendit deux heures et, n’en pouvant plus d’inquiétude, pénétra dans la chambre. En le voyant les yeux ouverts, la mâchoire pendante, elle le crut mort. Épouvantée, elle le secoua sans qu’il réagisse. Le moment qu’elle redoutait tant était arrivé. Elle tomba à genoux, balbutiant la prière des défunts. Une voix rauque s’éleva alors du lit et Domenico lui intima l’ordre de disparaître sur-le-champ. Avant de sortir, elle l’entendit marmonner :

— Léonard m’échappe. Il faut le retenir. Il viendra, je le sais…

Encore ce Léonard, se dit Marietta en refermant doucement la porte. Quelle emprise avait-il donc sur Domenico ? Était-ce lui l’invité fantôme des soupers de son maître ? Mais qu’il vienne, qu’il vienne vite pour calmer les tourments de ce pauvre garçon.

Pendant deux jours, le palais vécut dans l’ombre et le silence. Les domestiques étaient aux aguets, attendant un ordre du maître. Peut-être était-il mort, disaient-ils. Qui allait payer leurs gages ? Marietta eut le plus grand mal à les empêcher de quitter le palais. Puis la cloche de la chambre de Domenico retentit. Marietta se précipita à son chevet. Plus pâle et décharné que jamais, il commanda le plus abominable souper qu’elle eut jamais à préparer.

*

La table avait été dressée dans la chapelle où, Dieu merci, plus aucune messe n’était célébrée, Domenico recevant la communion dans son lit, le jour de Pâques. Les valets et les petites servantes crièrent au sacrilège et refusèrent d’y pénétrer. Pour les amadouer, Marietta leur donna à chacun un florin prélevé sur ses pauvres économies et leur fit jurer de ne parler à quiconque des folies de leur maître. Elle-même rasait les murs, se signait chaque fois qu’elle rencontrait le regard sévère du christ de bronze noir au-dessus de l’autel. Ce que lui avait demandé Domenico était le pire des sacrilèges. Elle n’oserait jamais s’en confesser au père Mattioli. Elle serait maudite.

Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un souper. Domenico l’avait appelé « collation ». Il avait remis à Marietta deux étranges feuilles grand format. Sur la première figurait le dessin d’un squelette humain, sur la deuxième celui d’un crâne. Marietta n’avait jamais rien vu de tel. Horrifiée, elle laissa tomber les planches.

— C’est pas Dieu possible qu’on soit fait ainsi ! balbutia-t-elle.

D’un ton rageur, Domenico lui ordonna de ne pas être si sotte. Il attendait d’elle qu’elle reproduise fidèlement les différents os composant le corps humain. Il se chargerait de les assembler. Jamais elle ne pourrait, s’écria-t-elle. Et avec quel matériau ? Allait-elle devoir courir à la boucherie et demander des os de porc, de lapin, de chevreuil ? Domenico balaya d’un geste ses récriminations et lui annonça qu’elle utiliserait du sucre filé et du sucre candi. Qu’elle se débrouille pour trouver le plus beau, le plus blanc, le plus pur !

Marietta vécut un véritable calvaire. Elle commença par les os les plus longs, ceux des jambes et des bras. Elle fit fondre le sucre dans l’eau jusqu’à ébullition, puis elle l’ôta du feu le temps de dire un Ave Maria et le jeta sur une table de marbre enduite d’huile. En se brûlant, elle le mit en boule et, sans perdre une seconde, saisit un croc de fer et l’étira en longs filaments d’une blancheur éclatante. Elle refit cette opération plusieurs fois pour obtenir les côtes, les vertèbres… Elle pleurait de honte. Et de douleur. La farine d’amidon dont elle s’enduisait les mains ne suffisait pas à éviter les morsures du sucre bouillant.

Pour le sucre candi, elle fit un sirop, le versa dans un pot de terre qu’elle mit sur le feu et tourna jusqu’à ce qu’elle sente branler le sucre. Elle cassa alors le pot et recueillit le sucre qui était tout candi. Domenico lui avait expressément demandé de s’en servir pour le crâne. Les petites l’aidaient, avec enthousiasme pour une fois. Elles ne cessaient de demander si ce travail allait servir à confire des oranges, du gingembre, des noix, des poires… Marietta leur cachait les dessins qu’elle allait consulter avec appréhension et dégoût. Les petites finirent par s’en emparer et, quand elles comprirent ce qu’elles étaient en train de faire, elles s’enfuirent à toutes jambes. Marietta les retrouva blotties sous le grand escalier, égrenant des chapelets.

Domenico avait fait recouvrir la table d’un lourd drap noir. Avec l’aide de Marietta, le cœur au bord des lèvres, il s’amusa à reconstituer le squelette, pestant quand les os n’étaient pas reconnaissables. Le résultat était aussi lamentable que répugnant. Le sourire aux lèvres, Domenico grignota une partie du crâne et des mains. Il semblait avoir retrouvé un peu de vaillance.