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Le voyage de Quentin avait fort mal commencé. À Bourges, après avoir soupé d’un pâté de lapin, il avait été pris d’un flux de ventre qui l’avait tenu au lit deux jours entiers. À Moulins, c’est son cheval qui avait rendu l’âme, terrassé, lui aussi, par une diarrhée sanglante. Pour couronner le tout, dans une sombre forêt peu après Tarare, il s’était fait dépouiller de sa bourse par une bande de gueux armés de fourches et de gourdins. Le nom du roi de France, que clamait Quentin, n’avait fait qu’attiser leurs appétits et il s’en était fallu de peu qu’il ne finisse pendu à un arbre, les bandits braillant que les impôts du roi assassinaient les petites gens. Outre son cheval, ils lui prirent tous ses effets personnels jusqu’à son pourpoint, ses bottes et son béret de velours carmin auquel il tenait tant. C’est en charrette qu’il arriva à Lyon, complaisamment transporté par un paysan allant livrer une cargaison de jambons secs. Il se rendit immédiatement dans le quartier Saint-Nizier où résidait Bonvisi, l’un des banquiers italien de François. Ayant eu la bonne idée de cacher ses lettres de recommandation dans ses chausses, il n’eut aucun mal à se faire remettre l’argent nécessaire pour se rééquiper de pied en cap et poursuivre son voyage. En l’entendant raconter ses mésaventures, un fabricant de soie de Lucques, venu remettre des lettres de change, lui proposa de faire la route ensemble. Il repartait en Italie le lendemain avec d’autres compagnons. Moyennant une somme tout à fait raisonnable, un cheval serait à sa disposition. Quentin accepta avec reconnaissance. Le marchand l’entraîna rue Mercière chez un tailleur qui promit de réaliser pour le lendemain une garde-robe de voyage comprenant chausses, chemises, pourpoints, et même un manteau en drap épais et profonde capuche pour la traversée des Alpes. Rasséréné, Quentin confia au marchand lucquois qu’il serait bientôt en charge d’un fabuleux chantier de décoration pour le compte du roi de France. Le bonhomme s’empressa de le conduire à son entrepôt sur les quais du Rhône. Lucques était, avec Prato, un des centres les plus prestigieux de tissage de la soie, et Lyon la seule ville en France à offrir ce qu’il y avait de mieux en la matière grâce aux centaines de marchands italiens qui s’y étaient installés. Quentin découvrit avec émerveillement brocarts, damassés, lampas, brocatelles… Son nouvel ami lui fit cadeau d’une pièce de mousseline couleur pêche. Elle serait parfaite pour Mathilde, qui avait le goût des beaux tissus. Le marchand lui promit de le faire expédier dans les meilleurs délais. Ils se quittèrent ravis l’un de l’autre, et se donnèrent rendez-vous pour le lendemain.


Musardant dans la rue Mercière, Quentin s’arrêta chez un libraire. À Lyon comme à Paris, l’imprimerie, une nouvelle technique apparue il y a une quarantaine d’années, se développait à grande vitesse. Le jeune homme tenait de son père l’amour des livres, qu’il avait ensuite cultivé avec Marguerite, elle aussi grande lectrice. La boutique fleurait la délicieuse odeur des reliures neuves et de l’encre fraîche. Les bruits sourds des presses et les cliquetis des caractères en plomb se faisaient entendre dans la pièce attenante. Quentin prit un ouvrage recouvert de veau à décor d’argent et tourna les pages pour le plaisir de les entendre craquer sous ses doigts.

— C’est un excellent choix ! Une nouvelle édition des sonnets de Pétrarque.

L’homme qui s’adressait à lui, vêtu d’une robe noire et d’un drôle de bonnet carré orné de perles de jais, semblait hors d’âge.

— J’admirais juste le magnifique travail de reliure et d’impression.

— Ah ! Un connaisseur ? Peut-être avez-vous envie de voir d’autres ouvrages. Nous venons juste de finir l’impression d’un texte étonnant : Orlando furioso, d’un Italien appelé l’Arioste. Une très belle œuvre, hélas non traduite.

— J’ai appris l’italien, mais je m’intéresse plus aux livres touchant à l’agriculture, déclara Quentin, pensant à son père toujours à l’affût des dernières parutions.

Le libraire eut l’air un peu déçu, mais trottina jusqu’à une pile d’où il tira un livre de grand format.

— J’ai bien là un exemplaire du De Agricultura, de Pierre de Crescent…

— Nous l’avons déjà. C’est un texte très ancien. Il date d’au moins deux siècles !

Le vieil homme fit la grimace.

— Les poireaux poussent toujours de la même manière ! Je crains de ne rien avoir de plus nouveau. Mais je peux vous trouver d’excellents livres de mathématiques, de médecine, comme le Regimen sanitatis de Maino de Mainari…

— Rien de tout cela, je vous remercie, répondit Quentin en se dirigeant vers la porte.

— La chasse, la cuisine…

Quentin se retourna.

— La cuisine, dites-vous ?

— Mais oui, susurra le libraire, reprenant espoir. La deuxième édition du De Honesta Voluptate de Platine, en traduction française. Par Didier Christol, prieur de Saint-Maurice, près de Montpellier.

— De quoi s’agit-il ?

— D’un ouvrage italien de la première importance, écrit par un bibliothécaire du pape, qui vous dit tout sur les aliments, leurs bienfaits ou leurs dangers pour la santé, la manière d’accommoder pigeons, salades et autres mets. Il a beaucoup de succès. Les habitants de Lyon sont de fins mangeurs et se battraient pour une poularde bien grasse ou des bugnes tout juste sorties de la friture.

Le libraire farfouilla sur une table et brandit triomphalement un gros ouvrage. Quentin le feuilleta rapidement, s’arrêtant à la table des matières, qui lui sembla très complète. Il découvrit avec plaisir que l’auteur parlait de l’histoire des produits, de leur usage, et ne se contentait pas de donner des recettes. Il abordait les tâches du cuisinier, les manières de mettre la table, les spectacles après souper, et même les relations charnelles avec les femmes. Lire en voyage n’était pas la chose la plus facile, mais Quentin n’hésita pas. Il lui fallait ce livre. Il y apprendrait la manière italienne de régaler avec grâce et esprit. En empochant l’argent de la vente, le libraire lui confirma qu’il avait fait un bon choix.

— Essayez le poulet aux raisins, les haricots aux figues, le potage blanc, vous m’en direz des nouvelles ! déclara-t-il en se pourléchant les babines.

Il semblait avoir rajeuni de vingt ans à l’évocation de ces mets, et pour finir indiqua à Quentin une taverne toute proche, où l’on servait de l’excellente carpe de la Dombe et des saucisses aux herbes à se rouler par terre. Et s’il avait le temps d’aller faire un tour au marché, il verrait à quel point les Lyonnais étaient gâtés par la nature environnante. Quentin n’en doutait pas, mais le temps pressait. Si Léonard avait quitté Rome, le retrouver sur les routes d’Italie ne serait pas une tâche facile.

*

La suite du voyage se déroula sous les meilleurs auspices. Frais comme des gardons, Quentin et son cheval n’eurent à subir ni attaque de gredins ni nourriture avariée. Le marchand lucquois et ses trois collègues se révélèrent de joyeux compagnons, prompts à la plaisanterie et peu regardants à la dépense. Maîtres du commerce et de la banque à Lyon, ils menaient grand train et se désolaient de ne pas trouver dans les auberges de campagne les vins du Beaujolais et de Bourgogne dont ils faisaient leur ordinaire. Lorsque Quentin leur dévoila qu’il était un proche du roi, ils ne cessèrent de le questionner sur François, qu’ils avaient eu l’honneur d’accueillir l’année précédente, avant son départ pour Marignan. Quentin se souvenait fort bien du cortège des marchands, les Allemands en vêtements gris, les Lucquois en damas noir brodé de drap d’or, les Florentins en velours cramoisi. Entre les maisons, un ciel de toiles or, argent et gueules1 était tendu, les façades étaient recouvertes de tentures et de tapis, et le sol de sable. Des ornements de buis et de laurier avec au centre un F doré, couraient le long des rues. Pendant quatre jours, processions et fêtes s’étaient succédé. Jamais ville n’avait offert entrée si fastueuse à un souverain. Les Lyonnais pouvaient en être fiers. Mais comme le fit remarquer un des marchands, cela leur avait coûté les yeux de la tête, notamment ce lion en or fin tenant d’une patte un cœur émaillé de rouge et de l’autre le blason de la ville, remis en présent au roi. Ils espéraient tous que François Ier s’en souviendrait et allégerait les impôts et les taxes. Quentin se garda bien de leur dire que les besoins en argent étaient tels qu’il doutait fort que leurs espoirs se réalisent…


Comme prévu, il avait peu le loisir de lire. Les étapes étaient longues et une fois arrivé à l’auberge, il n’avait qu’une envie : manger et aller se coucher. À l’approche de Turin, un orage monstrueux fit déborder le Pô, coupant les routes pendant une journée entière. Refusant de jouer aux dés avec ses compagnons, Quentin en profita pour mettre le nez dans son livre. Il fut conquis dès les premières lignes. L’auteur se proposait d’apprendre à vivre dans les délices et les voluptés, en accord avec les enseignements d’Épicure, Sénèque, Platon, Aristote… Voilà un langage qu’entendait parfaitement Quentin. Mêler philosophie et art de vivre avait tout pour lui plaire. En premier lieu, Platine prônait l’exercice du corps, afin d’éliminer les humeurs corrompues et d’attiser l’appétit. Les promenades à pied, à cheval, le tir à l’arc, la chasse étaient les bienvenus, mais aussi les travaux du jardin, la greffe des arbres fruitiers, la plantation de bonnes herbes odorantes. Son père allait être ravi d’apprendre que l’arboriculture concourait à la conservation de la santé ! Après les repas, l’auteur conseillait jeux et conversations exemptes de moqueries, injures, vilenies et paroles déshonnêtes. Voilà un paragraphe que Quentin s’empresserait d’oublier. À la cour du roi de France, les plaisanteries les plus grasses, les insinuations perfides, les railleries et quolibets faisaient partie des amusements au même titre que la musique et les jongleries. La recommandation suivante, de dormir en hiver sous une couette de plume et un drap de coton en été, lui sembla assez banale. En revanche, il lut attentivement la recette pour se débarrasser des punaises, qui trop souvent rendaient les nuits insupportables. Il en fit même part à ses compagnons :

— Voilà ce qu’il faudrait proposer à l’aubergiste : prendre un concombre serpent de Toscane, le mettre dans l’eau, ou mieux encore dans du fiel de bœuf et du vin aigre, et en badigeonner le châlit.

— Je croyais que tu lisais de la philosophie, lui dit le Lucquois en riant. Je ne savais pas qu’Aristote s’intéressait aux punaises.

Quentin haussa les épaules.

— Ne fais pas ta mauvaise tête, continua le Lucquois. Dis-nous-en plus.

— Platine, l’auteur, est férocement contre la sieste qui, d’après lui, rend les corps paresseux et faibles, donne une mauvaise couleur au visage.

— Ton Platine est un âne, s’exclama un des marchands. La sieste est le meilleur moment de la journée, surtout si on la fait avec une jolie garce.

— Il n’est pas de cet avis, reprit Quentin. Trop de commerce charnel avec les femmes fait vieillir avant l’heure.

Les quatre marchands le huèrent. L’un d’eux clama que faire la bête à deux dos était, au contraire, gage d’une éternelle jeunesse.

— Il n’en croit rien, continua Quentin. La vue diminue, on perd l’appétit, le teint pâlit, les cheveux deviennent blancs et l’haleine puante !

— C’est la meilleure ! Regarde-moi : noir de poil, rubicond de peau, bon pied, bon œil et je t’assure que je fais criquon-criquette autant que je peux.

Quentin était bien convaincu que le discours de tempérance de Platine n’avait aucune chance d’être entendu par François, qui lui rirait au nez s’il avait le malheur de dire que le commerce avec les femmes nuisait à la santé.

— Donne-moi ce ramassis de bêtises, s’écria le Lucqois en lui prenant le livre et en commençant à lire. En revanche, il a raison de mettre en garde contre les rayons de la lune tombant directement sur la tête d’un dormeur. J’ai un cousin qui a pris un coup de lune, et depuis il ne sait plus que hurler à la mort comme les loups.

Un autre se saisit de l’ouvrage.

— Voyons voir ce qu’il raconte. Il faut se lever tôt. C’est d’accord. Aller pisser et chier. C’est ce que je fais. Se coiffer, cracher les glaires, se laver les yeux, la tête, les pieds et les mains avant de manger. Rien de nouveau sous le soleil. Se laver les cheveux pas plus d’une fois la semaine. Ça tombe sous le sens. Pas la peine d’écrire un livre…

Partageant leur hilarité, Quentin reprit son bien et les marchands leurs dés. La suite concernait les aliments à privilégier selon les saisons. De février à mai, il préconisait des viandes légères, comme poussins, chevreaux et moutons, toutes sortes d’herbes, bourrache, bettes, des brouets de jaunes d’œufs au verjus, des brochets, des perches… De mai à août, Platine recommandait laitue, pourpier, melons, citrons, courges, prunes, cerises… D’août à novembre, par contre, il fallait se garder des fruits et privilégier la chair de chapons, pigeons, pourceaux.

Quentin était un peu déçu. Ces premières pages le laissaient sur sa faim, mais malgré tout le ton de l’auteur, alliant raison et plaisir, lui plaisait bien. Il y reviendrait dès qu’il en aurait le temps. Une fois Léonard retrouvé, il aurait tout loisir de se consacrer à l’étude de l’art culinaire. Ce n’était plus qu’une question de jours.

1 Jaune, blanc et rouge.