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La présence de Mathilde suscitait murmures et commentaires. À l’instigation de l’Aventureux, certains prenaient des paris sur le temps qu’il faudrait à François pour la mettre dans son lit. D’autres se demandaient ce qu’il pouvait bien trouver à cette jeune personne qui ne souriait jamais. Certes, elle était jolie et bien faite, mais les faces de Carême n’avaient jamais eu l’heur de plaire au roi. Drapée dans son intransigeance, Mathilde ne se rendait compte de rien. Quand on lui disait avec un petit sourire en coin que le roi l’appréciait beaucoup, elle comprenait « il vous en veut beaucoup ». Elle attendait que François dévoile ses cartes, mais rien ne venait. Le roi était toujours plein d’attentions à son égard. Il la conviait aux mascarades, repas et promenades. Il consacrait moins de temps à la chasse, non par lassitude mais pour passer de longues heures avec le chancelier Duprat afin de préparer l’enregistrement du concordat par le Parlement. Ils savaient l’un et l’autre que les protestations seraient vives. La noblesse de robe et l’Université verraient d’un mauvais œil que soit reconnue la primauté spirituelle du pape. Qu’il retrouve la possibilité de nommer quelques prélats et de toucher les annates1 ne serait pas mieux perçu. Quant à la mainmise du roi de France sur la nomination des dignitaires du clergé, et donc sur certains des revenus de l’Église, cela n’irait pas sans pleurs et grincements de dents. Mais pour François et son conseiller, le jeu en valait la chandelle : en assujettissant l’Église, le pouvoir royal serait considérablement renforcé.

Mathilde priait chaque jour pour le retour de Quentin. C’était là son seul espoir. Mais aucune nouvelle de son frère n’était parvenue à la cour. Elle en vint à douter de la réalité de cette mission. François l’aurait-il inventée de toute pièce afin de faire disparaître Quentin dans quelque embuscade ? Pourtant le roi avait l’air sincèrement inquiet du retard pris par le jeune homme.

Mathilde avait reçu un message de son père lui disant qu’il était grandement satisfait de la savoir en sécurité à Amboise, aux bons soins du roi. Quelle ironie ! Sachant que ses lettres seraient lues, elle ne pouvait lui répondre et lui confier ses appréhensions. Telle une brebis attendant le couteau du boucher, elle patientait dans la crainte. Elle passait beaucoup de temps à la chapelle, priant la Vierge et les saints de lui assurer leur protection. Ses anciens camarades d’enfance faisaient tout pour qu’elle se départît de sa réserve. La cour était jeune et joyeuse. On y dansait avec ardeur, on y riait beaucoup. Mathilde se joignait rarement à eux.

Un jour, François la convia à suivre la partie de jeu de paume qu’il allait disputer. Prenant son air de martyr, Mathilde se rendit à la salle de jeu. La lutte fut acharnée. La salle résonnait des cris d’effort des jeunes gens, du bruit de l’éteuf, balle en étoupe de laine recouverte de peau de mouton rebondissant sur les cordes de chanvre des raquettes. Comme à son habitude, François ne voulait concéder aucun point. Sa haute taille lui donnait un avantage certain et ses adversaires finirent par demander grâce. Il sauta par-dessus la corde garnie de franges qui séparait les deux camps. Suant et soufflant, il vint s’asseoir sur le banc situé à côté de Mathilde, qui recula sous l’effet de l’odeur fauve dégagée par le roi. Un valet accourut avec une serviette. François s’en saisit et se frictionna vigoureusement le visage et les cheveux. Sa respiration était encore haletante. Dans un souffle, il dit à Mathilde :

— Suis-moi, j’ai à te parler.

Son air grave fit entendre à la jeune femme que son heure était venue. Elle baissa la tête et suivit le grand gaillard dans une pièce attenante où le roi avait coutume de se désaltérer et de prendre une collation après ses parties enfiévrées. Quelques murmures se firent entendre quand il annonça à ses amis qu’il souhaitait s’entretenir seul à seul avec Mlle du Mesnil.

Quand la porte se referma sur eux, Mathilde releva la tête. Elle saurait faire preuve de courage.

— Mon frère, Quentin…

— C’est à son sujet que je souhaite t’entretenir, l’interrompit le roi.

— Inutile d’en dire plus, je sais tout.

— Tu es au courant ?

— Ne me prenez pas pour une sotte, Sire. Je l’ai su le jour où vous l’avez précipité du haut de la muraille.

François la regarda avec stupeur.

— C’était un accident ! Et ce n’est pas de ça que je veux te parler.

— Bien sûr ! dit-elle d’un ton persifleur. Vous n’avouerez jamais que vous avez voulu vous en débarrasser.

Une ombre passa dans les yeux de François.

— C’est un souvenir dont j’aimerais tant me défaire. Il a failli mourir à cause de moi. Il s’en est fallu de peu. Mais tu es folle ! Quentin est mon ami. Pourquoi aurais-je voulu sa perte ?

— C’est bien ce que je vous demande. Je sais qu’un mystère entoure la naissance de Quentin. Vous le savez aussi. C’est pour cela que vous voulez l’éliminer.

François la prit par le bras et la força à s’asseoir. Il la dominait de toute sa taille. Mathilde se tassa dans le fauteuil à accoudoirs.

— Sacredieu ! Mais de quoi parles-tu ? Nous sommes nés à quelques jours d’intervalle. La belle affaire ! Il n’y a rien de mystérieux là-dedans.

Mathilde ne répondit pas, se contentant de lui lancer des regards assassins. François tira à lui un tabouret et s’installa en face de la jeune femme.

— Que crois-tu donc ? Que nous avons été échangés à la naissance ? Que ton frère est le véritable roi de France ?

Prenant un air dédaigneux, Mathilde haussa les épaules.

— As-tu rencontré des mages, des devins qui t’auront farci la tête avec je ne sais quelle bêtise ? poursuivit François. Crois-tu que nous puissions être demi-frères ? Que ta pauvre mère ait couché avec mon père ? Mathilde ! j’attendais mieux de toi. Quand tu étais enfant, tu partageais avec Marguerite le même sens des réalités, la même vision juste du monde, alors que nous, nous n’étions que des gamins lourdauds et fanfarons. Que s’est-il passé ? Est-ce la Normandie qui te gâte le cerveau ?

— Pourquoi ai-je été accusée du meurtre du maître-verrier ? rétorqua Mathilde.

Ce fut au tour de François de hausser les épaules.

— Je l’ignore. Peut-être étais-tu au mauvais endroit au mauvais moment.

— Je n’y crois pas une seule seconde, riposta-t-elle avec hargne.

Le roi se leva et la toisa avec impatience.

— Mathilde, la colère t’égare. Je ne sais pourquoi tu m’en veux autant. Peut-être aurais-tu aimé que nos jeux d’enfants se transforment en tendres ébats. Je ne demandais pas mieux, tu le sais. Mais peut-être as-tu jugé indigne de toi de devenir la maîtresse du futur roi.

— Vous rêvez, Sire ! Jamais je ne me serais donnée à vous.

— C’est bien ce que je dis. Et tu étais tellement mortifiée que tu as choisi le premier prétexte pour quitter la cour. L’accident de ton frère t’a donné une excellente occasion.

Folle de rage, Mathilde bondit, se précipita sur lui et martela son torse puissant de ses poings fermés. François la laissa faire en riant.

— Rattrapons le temps perdu, Mathilde ! C’est ce que nous avons de mieux à faire, toi et moi.

— Jamais ! rugit la jeune femme.

— Comme tu voudras. Tu sais que je ne suis pas en manque de bonnes fortunes. Prends le temps de réfléchir. Pour te prouver que ton affaire me tient à cœur, je vais demander au chancelier Duprat de diligenter une enquête approfondie sur le meurtre de ton maître-verrier.

— Dont vous lui dicterez les conclusions, évidemment !

Le regard de François se durcit.

— Mathilde ! Tu ne désarmes donc jamais ? Tu es lassante, sais-tu ? Tu découragerais les meilleures volontés. Tu resteras à Amboise jusqu’à la conclusion de l’enquête.

— Je suis donc votre prisonnière.

Le roi fit un geste de lassitude.

— Vois-le comme tu l’entends. Je voulais te parler de mon inquiétude pour Quentin. Il devrait être de retour depuis longtemps. Nous avons perdu sa trace. J’ai très peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. Mais cela ne semble pas être ta principale préoccupation.

Il tourna les talons et partit rejoindre ses amis qui, devant sa mine fermée, n’osèrent lui demander si l’entrevue avait comblé ses désirs.

Mathilde était ulcérée. Elle savait François fourbe, mais jamais elle n’aurait cru qu’il essaierait de la mettre dans son lit. Que croyait-il donc ? Qu’elle en serait honorée ? Reconnaissante ? Qu’ainsi il ferait taire ses doutes ? Elle comprenait mieux maintenant son accueil chaleureux. Si elle lui avait cédé, elle serait devenue incapable de se rebeller. Comme tant d’autres, elle n’aurait plus pensé qu’à bénéficier des faveurs royales. Elle aurait intrigué, se serait démenée pour éliminer ses rivales. Obsédée par l’affaire de Quentin, elle avait oublié l’acharnement de François à séduire tout ce qui portait jupon. Pourtant, il était de notoriété publique que son goût pour les jambes bien tournées et les poitrines avenantes avait failli lui coûter le royaume. Quand son oncle, Louis XII, veuf d’Anne de Bretagne, s’était mis dans l’idée d’épouser Marie Tudor, la sœur d’Henri VIII, sa mère Louise de Savoie et tous ses partisans s’inquiétèrent. François resta serein. Il était évident qu’un vieillard de cinquante-trois ans, malade de surcroît, ne pouvait faire preuve que d’une virilité défaillante et serait incapable de procréer, même s’il avait affirmé au matin de la nuit de noces qu’il « avait fait merveille » avec sa jeune épouse de seize ans au teint de rose. Comme Marie était fort belle et de caractère peu farouche, François commença à roder autour d’elle, lui faisant mille amabilités. Jusqu’à ce que sa mère le prenne entre quat’z-yeux et lui démontre que s’il faisait un enfant à la reine, ce serait ce dernier qui ceindrait la couronne de France. Il retint la leçon et se tint au plus loin de Marie qui, en trois mois, ruina le peu de santé qui restait au roi. Louis XII voulut tant se montrer gentil compagnon avec sa femme qu’il en mourut le 1er janvier 1515. Toujours persuadé que la reine ne pouvait être enceinte, François n’attendit pas les trois mois de rigueur et se fit proclamer roi le jour même. Marie reprit le chemin de l’Angleterre après avoir épousé secrètement Charles Brandon, duc de Suffolk, ce qui mit en fureur son cher frère, Henri VIII.

Si seulement François avait écouté ses bas instincts, nul doute qu’il aurait engrossé la reine, donnant ainsi un héritier posthume à Louis XII. Le destin de la France en aurait été changé, et celui de la famille du Mesnil aussi.

Mathilde se désolait de ne rien avoir appris sur la naissance de Quentin. François avait sincèrement paru surpris de ses assertions. Mais il était assez retors pour feindre, la bouche en cœur et l’œil clair. La proximité des dates de naissance ne signifiait rien, il avait raison. Mathilde ne croyait pas non plus à une substitution. Mais elle était toujours persuadée de la culpabilité du roi. Puisqu’elle ne pouvait aller à Cognac, il lui fallait interroger ceux qui avaient fréquenté la cour de Charles d’Angoulême, père du roi. La tâche allait être ardue. Elle ne pouvait rien espérer de Louise de Savoie. Mathilde s’en méfiait comme de la peste. Certes, cette femme avait été bonne pour Quentin et elle, les faisant élever avec ses propres enfants, mais n’était-ce pas pour mieux les surveiller, empêcher que soit révélée la vérité sur la naissance de Quentin ? Restait Marguerite. Comme sa mère, elle adorait François et pour rien au monde elle ne le trahirait. Mais elle était si droite, si pieuse, si honnête que si elle savait quelque chose, elle le confierait à Mathilde. Il ne restait plus qu’à attendre qu’elle apparaisse à la cour d’Amboise.

1 Droit de percevoir pour un an les béné­fices d’un diocèse.