30

Marietta était presque prête. Vêtue de sa plus belle jupe et de son plus beau tablier, elle passait un dernier coup de fer sur son bonnet de toile tuyautée. Elle avait exigé des domestiques une tenue irréprochable, ce qui lui avait valu grognements et récriminations. Tous se demandaient quelle nouvelle folie se cachait derrière ces préparatifs. L’un d’eux plaisanta, disant que c’était peut-être l’enterrement du maître qu’on fêtait. Les autres le rabrouèrent en montrant Marietta qui venait les passer en revue pour la énième fois. Elle fit brusquement demi-tour. Elle venait de s’apercevoir qu’elle avait oublié de mettre une peau tannée entre les nappes blanches pour éviter les taches de vin. Les petites l’aidèrent en maugréant. Elles avaient passé quatre jours à écailler des poissons, plumer des volailles, pétrir de la pâte, éplucher des légumes, se rôtir le visage devant un feu d’enfer, se geler les mains dans l’eau glacée… Elles n’en pouvaient plus et ne rêvaient que de leurs paillasses où elles pourraient enfin dormir sans que Marietta vienne les réveiller à quatre heures du matin.

La vieille femme reprit sa faction sur le perron du palais, raide comme un piquet, les yeux fixés sur la rue, les mains égrenant un chapelet toujours recommencé d’Ave et de Pater.


Quentin se préparait. Il choisit avec soin une chemise d’un blanc immaculé, un pourpoint bleu nuit et des chausses violettes. Sur son béret de velours noir, il accrocha l’agrafe à la licorne qu’il avait achetée avec Bianca. Le matin, il avait cherché la jeune fille, espérant passer avec elle sa dernière journée à Mantoue, mais la domestique lui avait annoncé qu’elle ne serait pas visible avant le soir : c’était jour de lavage de cheveux. Dommage ! Des liens d’affection s’étaient noués entre les jeunes gens. Elle lui en voudrait terriblement, le lendemain, d’être parti comme un voleur. En hommage à sa vivacité et à son caractère enjoué, il lui avait acheté une broche en argent représentant un dauphin jouant dans les vagues. Il accompagnerait ce modeste présent d’une lettre qu’il déposerait devant la porte de sa chambre. Puisse-t-elle ne garder en mémoire que leurs rires et leurs tendres regards.

Il avait pris le temps de se rendre dans les faubourgs de Mantoue pour s’assurer que les deux chevaux qu’il avait achetés étaient prêts pour leur départ. Il comptait s’échapper du palais avec Léonard à l’aube, dès que les portes de la ville seraient ouvertes mais le palais encore endormi. Ils assommeraient le garde à leur porte et n’auraient, espérait-il, aucun mal à s’enfuir.

Il sifflotait un air à la mode tout en jetant un dernier regard au miroir, qui lui renvoya une image tout à son avantage. Au souper, il allait certainement rencontrer une grande partie de la cour. Bianca y serait peut-être. Pour la première fois, il s’intéressait à une autre femme que Marguerite ! Il était temps, aurait dit sa sœur Mathilde qui ne cessait de lui répéter que la perpétuation du nom des du Mesnil reposait sur lui. Bianca pourrait-elle être une épouse ? Prendre femme selon son cœur était chose rare. Bianca pourrait être cette exception. Quentin se sentait-il véritablement prêt ? Marguerite était toujours dans ses pensées, mais la petite Italienne avait rendu son image un peu moins présente, un peu moins indispensable. Malheureusement, sa fuite de Mantoue allait probablement clore cette histoire d’amour naissante.

Léonard boudait dans son coin, ulcéré de le voir se pavaner devant le miroir et agir avec autant d’insouciance. Quentin avait décidé de ne rien lui dire de leur départ du lendemain. Une petite vengeance ridicule et mesquine, il le savait, mais ce serait certainement la dernière fois qu’il imposerait sa volonté au vieil homme. Dès qu’ils seraient en route, Léonard reprendrait son assurance et ses manières autoritaires.

Quentin avait pris avec lui son petit carnet et une mine de plomb pour noter d’éventuelles remarques sur le souper. Il devait retrouver au coin de la place la personne qui le guiderait vers le palais où il était attendu. Il souhaita une bonne nuit à Léonard, qui ne lui répondit pas.


Un homme l’attendait, accoutré d’une étrange manière, et lui fit signe de le suivre sans prononcer un mot. Quentin s’étonna, demanda s’il ne fallait pas attendre d’autres invités. L’homme fit un signe négatif de la tête et prit une rue à gauche. Il devait certainement s’agir d’une soirée à mystères, genre qu’affectionnait la cour. Pourtant, on ne lui avait pas demandé de se munir d’un masque. À sa grande surprise, ils s’arrêtèrent devant un palais décrépi que Quentin reconnut aussitôt. Il l’avait longé le jour de son arrivée à Mantoue et avait entendu dans les environs des hurlements à glacer le sang. Cette réminiscence le fit hésiter. Il ne voyait personne dans la cour, décorée de flambeaux. Était-il le dernier ? Les autres devaient être à l’intérieur. Après tout, si l’ambiance ne lui plaisait pas, il n’aurait qu’à s’en aller.

Le silence qui régnait dans la monumentale entrée d’où partait un escalier de marbre l’inquiéta encore plus. La porte se referma derrière lui. Toujours muet, le domestique lui fit signe de le suivre. Il traversa d’étranges pièces où, à la lueur de la torche, il put discerner des fresques barbouillées, des meubles recouverts de voiles. Était-ce un jeu ? Les Mantouans étaient capables d’inventer les fêtes les plus extravagantes. Mais le côté fantomatique du lieu le mettait de plus en plus mal à l’aise. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand le domestique ouvrit une porte et le fit entrer dans une pièce qui le rasséréna. Un feu crépitait dans une cheminée soutenue par des caryatides, une crédence somptueusement garnie de plats d’argent débordait de mets délicats, une petite table aux nappes brodées d’une blancheur immaculée arborait des assiettes du plus bel effet et une argenterie étincelante. Les murs étaient tendus de tapisseries colorées représentant une pêche miraculeuse, la cour des Muses et le jardin d’Éden. Quentin se détendit. Il s’agissait d’un souper intime. Trois ou quatre personnes, au vu de la petite table. Finalement, ce mystère était plaisant. Qui souhaitait ainsi l’honorer ? Son hôte n’allait pas tarder à faire son entrée.

Quand la porte s’ouvrit, il était prêt à débiter un compliment sur cet accueil insolite. Mais ce furent deux jeunes servantes chargées d’aiguières qui entrèrent. Elles lui donnèrent le choix, pour se laver les mains, entre une eau parfumée à la rose de Damas, une autre au citron et une dernière au myrte. Voilà qui était du meilleur goût. Il s’essuya soigneusement avec la serviette de lin qu’elles lui tendirent. Elles s’en furent aussitôt, le laissant de nouveau seul. L’attente commençait à l’agacer. Les magnifiques assiettes en majolique attirèrent son attention. C’était exactement ce qu’il souhaitait voir à la cour de François Ier : des couleurs vives et chaudes, des scènes mythologiques, des parties de chasse… Ces ustensiles étaient bien plus commodes que les tranches de pain sur lesquelles on avait coutume de poser les viandes en France. Leur élégance, leur beauté était un ornement supplémentaire pour une table bien mise. Puis il se dirigea vers la crédence et observa ce qui s’y trouvait. Une telle abondance et une telle diversité auraient pu satisfaire vingt convives. Des fougasses feuilletées au beurre, des anchois à l’huile et au vinaigre parsemés d’origan, des langues de bœuf salées, des câpres aux raisins secs, de la ricotta au sucre, des grappes de raisin, de la poutargue, des truites en gelée… L’impatience le gagna. Allait-on enfin lui dire ce qu’il faisait là ? Sans compter qu’à regarder tous ces plats, la faim commençait à le tenailler.

Quoique ce fût fort mal élevé, il goûta aux petits pâtés d’anguilles. La pâte à base d’amandes était délicieuse. Il prit un morceau de faisan piqué d’orange tout aussi excellent, et un morceau de fromage marzolino servi avec des fèves et de la salade.

Enfin, la porte s’ouvrit de nouveau. Mais hélas sur une vieille femme que son tablier rangeait dans la catégorie des domestiques. Elle lui fit une révérence maladroite.

— Je vous prie de bien vouloir nous excuser, noble seigneur, commença-t-elle, mon maître est fort malade et se préparer lui demande beaucoup de temps. Il ne saurait tarder, mais, en attendant, il vous prie de vous mettre à table. Nous allons vous servir quelques mets pour vous faire patienter.

Quentin réprima un mouvement de mauvaise humeur. Son hôte devait être un vieillard cacochyme. Il ne pouvait lui en vouloir. Mais c’étaient là de bien étranges manières. Soudain, il se rappela avoir déjà vu la vieille femme. C’était elle qui, à son arrivée, lui avait lancé un regard haineux. Elle était maintenant toute bienveillance et humilité. L’étrangeté de l’aventure ne lui plaisait qu’à moitié.

— Si votre maître est souffrant, je vais me retirer, dit-il. Nous reporterons cette invitation à un autre jour.

— Non, non, je vous en supplie. Il se fait une grande joie de vous voir. Ce serait le tuer que de vous en aller maintenant.

Le ton de la vieille était à la fois rude et suppliant. Quentin se promit d’attendre encore un quart d’heure et, si rien ne se passait, de prendre la poudre d’escampette. Il n’allait pas passer la nuit à attendre qu’un vieux qu’il ne connaissait pas ait retrouvé sa canne et soit parvenu à enfiler son pourpoint. Il n’eut pas le temps de répondre. Les deux jeunes servantes passaient la porte avec de grands plateaux qu’elles placèrent sur la table.

À contrecœur, Quentin s’assit. La vieille le regarda s’installer et vint se placer derrière lui, ce qui accentua sa gêne. De délicieuses odeurs montaient des plats. Puisqu’il était là, autant se nourrir et prendre des forces pour affronter le voyage du lendemain. Il y avait des ris de veau frits avec du sucre et de la cannelle, des pâtés d’œufs de truite, une soupe à l’oignon avec des petits feuilletés aux pignons, des pigeons farcis aux cédrats. Il remplit copieusement son assiette, se resservit, goûta à tout et ne put s’empêcher de demander qu’on transmette ses compliments à la cuisinière.

— C’est moi la cuisinière, dit la vieille femme d’une petite voix.

Quentin se retourna et vit que son visage si gris avait viré au cramoisi.

— Cela vous plaît-il ? insista-t-elle.

— Tout est délicieux, et d’une grande finesse.

— Prenez donc de cette sauce aux pignons confits pour accompagner les petits poissons frits, à moins que vous ne préfériez le brochet en sauce jaune ou les tortelli à la lombarde farcis à la chair de grenouille ?

Pendant ce temps, les deux jeunes servantes avaient installé d’autres plats sur la crédence. Tout à sa dégustation, Quentin ne pensait plus au retard de son hôte. Il avait sorti son petit carnet et sa mine de plomb et notait ce que la cuisinière lui disait sur les calamars à la sauce bigarade, les œufs mollets farinés et frits, le lièvre à la coriandre confite, la soupe d’escargots. Tout était divin.

— Que souhaitez-vous comme vin : du Malvoisie, du Vernazza, du Grespia blanc ?

Elle aurait pu faire concurrence à l’échanson de la marquise, si ce n’étaient ses mains, noueuses et tannées par le soleil. Quentin lui posa des questions auxquelles elle répondit par des monosyllabes, puis elle s’enhardit et se prêta volontiers à la discussion. Elle confirma au jeune homme que les Mantouans consommaient peu de produits de la chasse mais, ce qui était bien normal, beaucoup de poissons d’eau douce. Et qu’à la viande rouge ils préféraient de beaucoup la viande blanche : les volailles, mais surtout le veau.

— Vous êtes digne d’être la cuisinière d’un prince, clama-t-il en goûtant à un risotto à la sicilienne mêlant beurre, parmesan et safran.

— Mon maître est un prince ! se récria-t-elle avec véhémence.

Quentin revint à la réalité. Il mangeait depuis plus d’une heure et le vieillard n’était toujours pas là. S’essuyant la bouche avec sa grande serviette, il déclara :

— Je ne peux ainsi abuser de l’hospitalité de votre maître. Je vais prendre congé. Ce fut un grand plaisir de goûter à votre merveilleuse cuisine.

— Vous ne bougez pas ! lui intima la vieille.

Cette fois, c’en était trop. Qui se croyait-elle donc pour lui donner ainsi des ordres ? La plaisanterie avait assez duré. Il se leva brusquement et avança vers la porte. Quand il l’ouvrit, il vit le domestique qui l’avait conduit entouré de deux autres qui lui barraient le chemin. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-il prisonnier ? Chez quel fou était-il tombé ? Fou ? Un éclair de clairvoyance lui traversa l’esprit. Se pouvait-il qu’il fût chez l’ennemi de Léonard ? Il essaya de forcer le passage. En vain. Il fut repoussé sans ménagement dans la salle. La vieille avait perdu sa bienveillance et le regardait d’un air mauvais. Des bruits de pas se firent entendre dans l’escalier. Des pas lourds et lents qui trahissaient l’arrivée de plusieurs personnes. Quentin était sûr de se retrouver face aux sbires qui les avaient poursuivis. C’en était fini de lui. La vieille se précipita vers l’escalier. Il l’entendit parler d’une voix douce et joyeuse. La porte s’ouvrit en grand. Sur une civière portée par quatre domestiques gisait un homme squelettique, au visage parcheminé et aux yeux cernés de rouge. La vieille lui tenait la main. Quand la civière fut déposée par terre, elle arrangea les coussins dans son dos pour qu’il puisse se tenir presque assis. Les yeux du cadavre ambulant firent le tour de la pièce, s’arrêtèrent un instant sur Quentin et se fixèrent sur la vieille.

— Où est-il ? lui demanda-t-il d’une voix rauque.

La vieille se troubla, lança un regard à Quentin.

— Mais là ! Il est là ! Devant vous !

— Ce n’est pas Léonard, laissa tomber le squelette d’une voix éteinte.

— Mais je croyais… sa chevelure blonde… sa beauté, balbutia la vieille.

— Autrefois… Léonard a plus de soixante ans…

— Oh ! mon Dieu, je me suis trompée. C’était l’autre… Le vieux qui l’accompagnait…

Un éclair passa dans les yeux du squelette qui tenta de se redresser.

— Vous êtes avec Léonard ? demanda-t-il à Quentin. C’est vous que l’on a précipité de la falaise ? C’est vous qui l’avez sauvé des miroirs ardents ? Vous devez l’aimer plus que votre vie. Comme moi je l’ai aimé.

Il se laissa retomber en arrière. La vieille se précipita vers lui. Il se redressa.

— Et vous avez droit à son amour ! C’est une chance qu’il m’a refusée. Il n’avait d’yeux que pour Salaï, ce chien, ce moins que rien, ce garçon des rues, alors que j’étais prêt à tout lui donner, mon honneur, ma fortune pour qu’il me serre dans ses bras.

Horrifiée, la vieille porta sa main à sa bouche. À bout de souffle, le malade se tut. Quentin ne bougeait pas, se demandant comment il allait bien pouvoir se sortir de ce piège. L’autre reprit d’une voix grinçante :

— Vous êtes comme Salaï. Vous faites tout pour l’empêcher de venir à moi.

— Je vous jure que je n’entretiens aucun commerce charnel avec Léonard, commença Quentin.

— Vous mentez.

— J’aime une jeune fille, Bianca. Je peux revenir avec elle, si vous le souhaitez. Léonard viendra aussi. Il en attestera.

— Balivernes ! Salaï m’a menti. Il voyait bien à quel point j’aimais son maître. Il ne voulait pas perdre sa place de favori. Je le détestais. Léonard lui passait tous ses caprices. Tout le monde, à la cour de Milan, savait que Salaï le dépouillait. Je voulais offrir à Léonard ma fortune, ma protection. Lui ne voyait rien. Salaï montait la garde auprès de lui, les babines retroussées dès qu’un nouveau venu approchait. Il m’a eu par traîtrise. Il est venu me voir, tout sucre et tout miel. Il m’a dit que Léonard m’avait remarqué et que, pour lui plaire, je devais essayer sa machine volante. Je l’ai cru, pauvre sot que j’étais. Il m’a emmené sur une montagne, me disant que son maître était dans la vallée pour assister à mon exploit. La machine était prête. Fou d’espoir, je me suis élancé. Je me suis fracassé à terre.

Cette longue diatribe avait épuisé le gisant. Il s’affaissa, son souffle vint à lui manquer. Il s’étouffait. La vieille le prit dans ses bras, lui murmura des mots d’apaisement à l’oreille. Il rouvrit les yeux.

— S’il était venu ce soir, j’aurais imaginé qu’enfin il acceptait l’amour que je lui porte. Je vois que ce lâche continue à se moquer de moi en m’envoyant son giton.

La haine qu’il portait à Léonard lui redonnait un semblant de vigueur, sa voix était plus ferme. Avant qu’il ne prononce un mot, Quentin s’écria :

— Laissez-moi aller chercher Léonard. Il sera ému par votre douleur. Il prendra soin de vous.

— Que tes mensonges t’étouffent ! Oui, Léonard viendra. Pleurer sur ton corps. Et cette fois, je ne le laisserai pas partir. Je croyais que le faire souffrir, l’humilier suffirait à me venger. J’avais tort. Cette fois, il viendra. Je lui ferai briser tous les membres, son sang baignera mon corps meurtri, je recueillerai son dernier souffle pour m’envoler à sa suite.

Des filets de sueur coulaient sur le visage du pauvre dément. Son corps était agité de tremblements. Quentin souhaita de toutes ses forces que la mort vienne le cueillir, là, maintenant. Après un long silence, Domenico tourna la tête vers Marietta :

— Attache-le à son siège. Fais-lui maintenir la bouche ouverte par Gianni et enfournez-y tous ces mets délicats jusqu’à ce qu’il en meure. Prévenez Léonard qu’il est attendu pour souper. Son amant l’y attend.