Dans la petite carriole cahotant sur les routes de Normandie, Mathilde se perdait en conjectures sur les raisons qu’avait François de la faire venir à Amboise. Quand le prévôt était venu lui annoncer son transfert, elle avait ressenti un étrange soulagement. La preuve était faite que le roi était à l’origine de la machination. Elle ne s’était pas trompée, elle avait vu juste depuis le début. Puis elle avait pris peur. Affronter son pire ennemi la terrorisait. D’autant qu’il avait tous les pouvoirs. Même celui de la faire disparaître pour cacher ses forfaits. Que pouvait-elle, frêle jeune fille face à l’autorité royale, ses hommes de main, ses cachots, ses exécutions sommaires ? Amboise serait peut-être son tombeau, et nul n’en saurait rien. Elle n’avait eu aucun contact avec sa famille, le prévôt ayant pris un certain plaisir à rudoyer une demoiselle de la noblesse.
— Je suis désolé de me séparer d’une prisonnière de choix, avait-il dit avant son départ, un petit sourire sardonique aux lèvres. Que le roi lui-même souhaite traiter l’affaire prouve que vous êtes une criminelle de haut vol. Peut-être n’en êtes-vous pas à votre coup d’essai ! Je ne vous souhaite pas bonne chance, mademoiselle du Mesnil.
Le message de Duprat ordonnant qu’elle soit traitée avec tous les égards dus à son rang, le prévôt avait renoncé à lui adjoindre un garde dans la voiture, mais deux sergents en armes chevauchaient à ses côtés.
Par la petite fenêtre vitrée, Mathilde avait vu défiler les vastes terres labourées du plateau du Neubourg, puis les forêts parées d’or et d’écarlate du pays d’Ouche. À chaque arrêt, elle se précipitait pour prendre quelques goulées d’air frais, tant l’odeur dans l’habitacle était répugnante. Des taches suspectes sur les banquettes laissaient penser que le précédent prisonnier s’était oublié de la plus honteuse manière. À Conches, elle avait demandé de faire ses dévotions à l’église Sainte-Foy. Permission qu’on lui donna à condition qu’elles fussent brèves. Quand elle entra dans le sanctuaire, elle fut saisie par le nombre et la luminosité des verrières. Elle avança à petits pas vers le chœur en regardant à droite et à gauche. Le mont des Oliviers, la crucifixion, la mise au tombeau, toutes les scènes du martyre du Christ se déroulaient sous ses yeux. Le palais s’écroulant sur les soldats martyrisant sainte Foy, la femme de l’Apocalypse vêtue de soleil face au dragon, la guérison du boiteux de la Belle Porte, tous ces messages s’adressaient à elle, elle le ressentait. Ils lui montraient la voie. Deux des gardes la suivaient, faisant halte avec elle. Elle adressa à la Vierge une fervente prière afin qu’elle ait le courage de tenir tête au souverain et, s’il le fallait, de mourir avec dignité. S’impatientant, les gardes lui touchèrent l’épaule. Elle tressaillit. Ils lui chuchotèrent qu’ils devaient reprendre la route. Les fidèles qui attendaient l’office de none regardaient avec curiosité cette belle jeune femme, dont le regard ne quittait pas les vitraux. Qu’avait-elle fait pour être ainsi entourée de gardes armés ? Elle avait pourtant l’air inoffensif et sa piété était bien belle à voir.
Quand ils firent halte à Mortagne, elle réitéra sa demande d’aller prier à la chapelle du couvent Saint-François. Elle savait que Marguerite de Lorraine, la belle-mère de son amie Marguerite, y séjournait souvent. Très pieuse, celle qu’on appelait la « sainte duchesse » consacrait sa vie à Dieu et aux pauvres, créant hôpitaux pour les nécessiteux et les pèlerins, églises et couvents. Si, par bonheur, elle était à Mortagne, Mathilde pourrait lui demander de transmettre un message à Marguerite. Toujours accompagnée de ses gardes, elle pénétra dans la galerie du cloître. La quiétude, la beauté du lieu avec sa voûte en berceau de bois et ses fins pilastres de pierre blonde l’apaisèrent un instant. Un garde la tira de sa contemplation en lui indiquant l’entrée de la chapelle et lui enjoignit de faire au plus vite. Derrière la clôture, des religieuses priaient. Marguerite de Lorraine était peut-être parmi elles. Mathilde n’avait aucun moyen d’attirer leur attention, encore moins de leur parler. Elle demanda à ses gardes de voir le chapelain afin de se confesser. Ils refusèrent, arguant qu’elle aurait tout loisir de le faire une fois arrivée à Amboise.
Ils la conduisirent à la prison où elle passa une nuit sans dormir. Après le désarroi et la peur, elle ressentait une immense colère. Si elle avait été jugée à Rouen, elle aurait pu expliquer pourquoi elle voulait rencontrer le maître-verrier et démontrer qu’elle n’avait aucune raison d’assassiner ce pauvre homme, bien au contraire. Ses juges l’auraient entendue parler de son frère et voulu en savoir plus sur leur origine, leur enfance. C’était cela, bien entendu, que le roi ne voulait à aucun prix. Rien ne devait venir entacher sa gloire. En repensant à l’enchaînement des événements, il lui parut plus qu’étrange que Pierre Brochard ait été tué juste au moment où elle arrivait. Comment François Ier avait-il pu être au courant de son voyage à Rouen ? En dehors de la maisonnée, personne ne pouvait le savoir. Y avait-il un traître au manoir ? Elle ne pouvait imaginer la Bougnette ou Robertet, le valet de son père, en cheville avec des émissaires royaux. Les autres domestiques étaient trop ignorants pour se muer en espions. Tout cela montrait bien le caractère machiavélique du roi et confirmait qu’il connaissait le secret de la naissance de Quentin. Elle fut de nouveau saisie de frayeur. Si François la faisait espionner et n’avait pas hésité à mettre en scène la mort du maître-verrier pour la faire accuser de meurtre, elle était sûre de subir le sort du pauvre homme. À Amboise, la chose serait très facile. Sauf si Quentin était de retour d’Italie. Les quelques semaines d’absence qu’il avait prévues étaient largement dépassées. À deux, même si le péril qui les menaçait était grand, ils pourraient envisager des échappatoires. À moins que François n’ait l’intention de se débarrasser de Quentin par la même occasion. C’était peut-être là que résidait le piège final : voyant sa sœur en danger, il volerait à son secours et François les cueillerait tous les deux… Épuisée par ces supputations toutes plus effroyables les unes que les autres, Mathilde songea un instant à s’enfuir. Elle n’était qu’à deux pas d’Alençon, où Marguerite la protégerait. Hélas, elle n’avait aucune chance de fausser compagnie à ses cerbères.
Après avoir quitté Mortagne, ces pensées devinrent si obsédantes qu’elle sombra dans un état de langueur qui finit par inquiéter ses gardes. Elle ne se nourrissait plus. C’était à peine si elle acceptait de se désaltérer aux fontaines. Le prévôt leur avait seriné de bien prendre soin d’elle car l’ordre de transfert émanait du roi lui-même. Ç’aurait été très malvenu d’arriver à la cour avec une mourante. Ils exhortèrent la prisonnière à manger le délicieux boudin, les excellentes saucisses qui faisaient la renommée de la région. Peine perdue. Mathilde refusait tout ce qu’on lui présentait. Les gardes forcèrent l’allure, ne s’arrêtant qu’à la nuit tombée. Avec un immense soulagement, ils virent se profiler les tours et tourelles d’Amboise.
Mathilde était persuadée que, dès son arrivée, elle serait jetée sans ménagement dans un cul-de-basse-fosse. Il n’en fut rien. Le gouverneur du château la reçut fort aimablement, s’enquit de son voyage, s’inquiéta de sa mauvaise mine et la mena à l’étage des appartements royaux. Une belle et vaste chambre donnant sur la cour centrale lui était réservée. Mathilde regarda avec étonnement les deux grands coffres en chêne sculpté de visages d’hommes et de femmes se faisant face, les tapisseries aux murs représentant David et Bethsabée, symboles d’un destin glorieux. Des pommes de senteur exhalaient un délicieux parfum de fleur d’oranger, de myrte et de rose musquée. Deux servantes l’attendaient, la saluèrent d’une courte révérence et se présentèrent comme Chrystole et Étiennette. Avec un grand sourire, le gouverneur l’informa que le roi était à Blois auprès de la reine et de sa dernière-née et qu’il ne manquerait pas de la visiter dès son retour, le soir même. Elle acquiesça d’un signe de tête et lui demanda d’un ton pressant si Quentin du Mesnil était de retour. Il fit un signe négatif de la tête et s’en fut, lui souhaitant un agréable séjour à Amboise.
Abasourdie, elle s’assit silencieusement sur le lit aux hautes colonnettes supportant un dais et des courtines de damas frappées de la salamandre royale. Les deux jeunes servantes la regardaient avec curiosité et une gêne manifeste. Qui pouvait être cette femme, dégageant une odeur peu ragoûtante, les cheveux emmêlés, aux vêtements trahissant une certaine pauvreté ? Devant le mutisme prolongé de Mathilde, Étiennette finit par s’enhardir et lui demanda si elle souhaitait une collation, à moins qu’elle ne préférât se reposer. La jeune femme releva la tête et les pria de bien vouloir lui préparer un bain. Les filles esquissèrent une nouvelle révérence et sortirent. Une fois la porte passée, elles éclatèrent de rire.
— Pour sûr qu’elle a besoin de se laver, grimaça Étiennette. Elle pue l’épaule d’agneau. Ça ne va pas plaire au roi.
— Où l’a-t-il trouvée celle-là, fagotée comme l’as de pique ? Elle serait plus à son aise dans l’étable.
Restée seule, Mathilde fit le tour de la chambre, ouvrit par curiosité les coffres et y découvrit un assortiment de robes en damasquette à fleurs et taffetas persan, de chemises de jour en dentelle de Venise, des jupes en voile de Damas de la plus belle qualité qui, de toute évidence, lui étaient destinés. Elle en fut profondément humiliée. François se jouait d’elle de la pire manière. C’était encore pire que d’être jetée en prison. Il faisait semblant de l’accueillir avec bienveillance, puis l’obligerait à se dévoiler et aurait ainsi toutes les raisons de se débarrasser d’elle. Des larmes perlèrent à ses paupières. Elle était jetée en pâture à son ennemi et rien ni personne ne pourrait la protéger. Elle s’étendit sur le lit et laissa libre cours à son chagrin.
Quand les servantes revinrent accompagnées de deux hommes portant un cuveau de bois garni de toile afin que les baigneurs ne se blessent pas avec les éclisses du bois, Mathilde s’était endormie. Elle se réveilla en sursaut. Il fallut une bonne demi-heure pour que le baquet soit rempli d’eau chaude. Mathilde se déshabilla. Avec une grimace de dégoût, Étiennette mit en tas les vêtements crasseux. La jeune femme grimpa sur le tabouret lui permettant d’enjamber le bord du cuveau. Elle entra dans l’eau avec un profond soupir de satisfaction. Les servantes tendirent une toile sur le baquet pour que la chaleur ne s’enfuie pas. Mathilde pria les servantes de la laisser seule. Elles prirent un air offensé. La coutume voulait qu’elles restent auprès de leur maîtresse. Qui était-elle pour ne pas connaître les usages ? Mathilde les connaissait parfaitement mais, tout en sachant que c’était parfaitement ridicule, elle se méfiait de ces filles. N’allaient-elles pas lui enfoncer la tête sous l’eau et la noyer ?
Elle resta un long moment dans le bain. Les huiles odoriférantes de romarin et de mélisse que les servantes avaient versées calmèrent les battements affolés de son cœur et lui insufflèrent une force nouvelle. Elle devait faire face à son destin, se montrer digne de la bravoure de ses ancêtres qui avaient combattu aux côtés de la Pucelle d’Orléans. Elle se sentait presque prête à affronter son ennemi. Il lui faudrait garder son sang-froid. La Bougnette lui reprochait assez souvent d’être soupe au lait. Elle tournerait sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. En aucun cas, elle ne devait paraître comme une victime, une biche aux abois. Au contraire, il lui faudrait se comporter comme un sanglier ou un cerf dix cors prêt à vendre chèrement sa vie. Le dénouement était hélas prévisible, mais elle se battrait jusqu’au bout. Elle donnerait du fil à retordre à François. La violence dont elle devrait user ne lui faisait plus peur. Mais avant, elle jouerait le jeu que le roi semblait lui avoir réservé. Ces robes brodées, ces corsages de fine dentelle… elle les porterait, apparaissant ainsi dans toute sa féminine fragilité.
Elle appela les servantes qui se tenaient derrière la porte et leur demanda de lui laver très soigneusement les cheveux avec de la saponaire et de la camomille. Quand elle sortit du bain, elles l’enveloppèrent dans une grande serviette de lin, lui séchèrent les cheveux et les tressèrent en bandeaux. Chrystole lui demanda si elle souhaitait un fardement. Elle n’accepta qu’un peu de carmin sur ses pommettes pour rehausser la blancheur de son teint. La plus jeune des servantes lui tendit un miroir en fer incrusté d’or et d’argent. Il y avait bien longtemps que Mathilde n’avait vu un aussi bel objet de toilette. Au manoir, il n’y avait qu’un seul petit miroir, qu’Antoine du Mesnil et sa fille s’échangeaient. Celui qu’elle tenait en main était orné de feuilles d’acanthe et de rinceaux au fil d’or. Au revers figurait un amour virevoltant, les yeux masqués d’un bandeau, et elle déchiffra la petite inscription : « L’amour aveugle naît d’un regard. » Cette maxime la mit mal à l’aise. Que savait-elle de l’amour ? Celui qu’elle portait à son frère pouvait être qualifié d’aveugle. François avait-il fait placer intentionnellement ce miroir ? Quel était son message ? Elle le reposa brusquement sur la table. Le verre se cassa et Chrystole murmura :
— Oh ! Sept ans de malheur.
Malgré sa pâleur, Mathilde était resplendissante. Elle demanda qu’on lui apporte la robe couleur émeraude. Quand elle l’eut revêtue, Étiennette s’exclama :
— Elle vous va à ravir. On la croirait faite pour vous.
Mathilde lui lança un regard froid et la petite se tut en baissant les yeux. Chrystole ouvrit un coffret et tendit à la jeune femme un collier de perles. D’un geste, Mathilde refusa. En aucun cas elle ne porterait de bijoux offerts par François. Elle ne lui ferait pas ce plaisir. Elle n’était pas à vendre. Et elle savait que son éclat de blonde était son meilleur atout. Elle congédia les servantes et s’assit sur un tabouret dans l’embrasure de la fenêtre. Elle repensa à ses années de jeunesse passées à Amboise. S’il n’y avait eu l’accident de Quentin et l’attitude inqualifiable de François, que serait-elle devenue ? Certainement une de ces jeunes femmes qu’elle voyait se promener nonchalamment dans la cour du château. Elle serait certainement rentrée au service de Marguerite d’Alençon, dont elle était si proche. Elle serait aujourd’hui au cœur du pouvoir, très certainement nantie d’un mari aspirant à la gloire des armes. Elle ne saurait pas ce que c’est que de porter des sabots, mener une charrette ou se battre contre les souris, rats et mulots qui dévorent les récoltes. Serait-elle plus heureuse ? C’était une question qu’elle ne se posait pas. Les événements lui avaient interdit de suivre cette voie facile. Pourtant Quentin l’avait fait. Elle lui en voulait parfois de l’avoir laissée seule défendre leur honneur… et sa vie, mais elle savait qu’il ne s’agissait pas chez lui de veulerie mais bien plutôt d’inconscience du danger qui le menaçait. Et d’un attachement pour François qui le rendait aveugle aux visées de ce dernier. Elle aussi avait été sous le charme de cet enfant rieur. Peut-être trop !