Léonard se mit à l’ouvrage avec ardeur, du moins le fit-il croire à Isabelle d’Este qui le visitait chaque matin. Elle restait une heure et repartait vaquer à ses nombreuses activités politiques, diplomatiques et domestiques. Léonard avait beau lui dire qu’il n’avait nul besoin de la voir pour faire son portrait, que la moindre de ses expressions était inscrite dans sa mémoire, rien n’y faisait. La marquise voulait poser ! À ces occasions, elle entretenait Léonard de son inquiétude pour son fils, gardé en otage par François Ier, et de l’immense travail que demandaient les quelques cinq cents pièces, quinze cours et jardins du palais ainsi que les centaines de serviteurs. Le peintre se garda bien de lui dire que son cher Frédéric passait d’excellents moments à la cour d’Amboise et bénéficiait d’une éducation hors pair, du moins en ce qui concernait la galanterie. Quentin lui avait raconté comment, une nuit, le roi avait emmené le jeune homme dans le dortoir des femmes de compagnie de la reine, ce qui avait beaucoup plu à l’héritier du marquisat de Mantoue. Quant aux embarras domestiques, il faisait confiance à Isabelle pour régenter le tout d’une main de fer sans gant de velours.
En fait, la marquise séquestrait Léonard. Un garde, placé devant la porte de ses appartements, avait pour mission de lui interdire toute sortie tant que le tableau ne serait pas fini. Le peintre avait essayé de ruser, prétextant un besoin urgent de se rendre en ville pour acheter de nouveaux pigments et un peu de matériel. Le garde avait aussitôt appelé Capilupi, qui avait aimablement pris la commande et fait livrer dans l’heure pinceaux, brosses, couteaux, plumes d’oie, fusains, sanguines, pointe de métal, pierre noire, craie blanche, colle de poisson, huile, amidon, cire, gomme arabique, blanc d’œuf, papier grenu bleu et gris… Puis Léonard avait demandé de circuler dans le palais pour s’inspirer des divines peintures de Mantegna. La marquise lui avait ri au nez. Par mesure de rétorsion, le peintre refusait de lui montrer son travail. Chaque nuit, il déposait le panneau de bois dans son lit au cas où Isabelle aurait eu l’idée d’aller y jeter un œil. Sage mesure, car Léonard n’arrivait à rien. La très belle esquisse qu’il avait faite seize ans auparavant en utilisant la pierre noire et la sanguine ne l’inspirait pas le moins du monde. Il restait toute la journée dans son cabinet de travail à regarder le mur en face de lui. Son esprit vagabondait, des formes se dessinaient sur la brique rose. Il y voyait des montagnes, des fleuves, des arbres, des combats… Il y découvrait des chevaux galopant, les naseaux fumant, des cascades grondantes, des fleuves en furie, mais rien qui ressemblât de près ou de loin à Isabelle d’Este. Le premier soir, il s’en était ouvert à Quentin :
— Prends par exemple les nez : ils comportent huit types. Droit, bulbeux, concave, proéminent, aquilin, régulier, camus, pointu. Vus de face, les nez sont de douze sortes : gros ou minces en leur milieu, le bout épais ou fin à la base et inversement, les narines larges ou étroites, hautes ou basses, à trous apparents ou cachés… Tout ça, je le sais par cœur, mais, sapristi, impossible de figurer le nez de la marquise. Quant à la bouche, n’en parlons pas !
Le deuxième jour, il en avait pris son parti et semblait même avoir oublié qu’il était censé faire le portrait d’Isabelle d’Este. Très content, il montra le panneau à Quentin :
— Regarde ce que j’ai commencé ! Une tempête ! Cet air sombre et nébuleux combattu par les vents contraires qui tourbillonnent en pluie incessante mêlée de grêle, où une infinité de branches arrachées s’enchevêtrent à des feuilles sans nombre. Alentour, on verra d’antiques arbres déracinés que la fureur des rafales a mis en pièces. Les champs submergés montreront leurs ondes chargées de tables, couchettes, canots et radeaux improvisés ; dessus, hommes, femmes et enfants entassés crient et se lamentent, épouvantés par la tornade furieuse…
— Et Isabelle d’Este ? demanda Quentin.
— Rien, toujours rien.
Le lendemain, il avait entrepris de peindre un autre panneau. Quentin lui demanda s’il avait retrouvé l’inspiration.
— Oui, mais pour une bataille. J’ai voulu figurer la fumée de l’artillerie mêlée avec la poussière soulevée par les chevaux et les combattants. La fumée a une teinte un peu azurée et la poussière sa couleur naturelle. Je ferai rougeoyer les visages, l’air. Des flèches monteront en tout sens, voleront en lignes droites… Je montrerai des cadavres, les uns à moitié ensevelis dans la poussière, d’autres dont le sang jaillit et, mêlé à elle, se change en boue rouge. Les mourants grinceront des dents, les prunelles révulsées, labourant leur corps du poing.
— Rien, toujours rien.
Léonard assigné dans son atelier, l’enquête reposait sur Quentin. Mais s’il avait toute liberté de sortir du palais, il n’en eut guère le temps les premiers jours. Comme l’avait annoncé la marquise, il fut confié à son maître d’hôtel personnel, maître Pepino. Le teint gris, la mine triste, toujours sur les nerfs, l’homme accueillit Quentin comme un chien dans un jeu de quilles. Surchargé de travail, épuisé par les demandes incessantes de la marquise, il était persuadé que Quentin venait l’espionner et qu’au moindre manquement il serait chassé. Les exigences d’Isabelle d’Este étaient telles que chacun se sentait menacé par tout nouvel arrivant. Pourtant, Pepino connaissait parfaitement son métier. Tout comme en France, il était chargé de décider quels plats seraient servis à table selon les activités de la marquise et les événements de la cour ; il devait se souvenir du goût de chacun des convives, choisir les bons produits mais aussi l’argenterie, la vaisselle et la verrerie et, bien entendu, proposer les meilleurs divertissements et spectacles pour les banquets. Mais à Mantoue, la tâche était rendue quasi impossible à cause de l’appétit insatiable de la marquise pour les nouveautés, son désir effréné de gloire et l’arrivée incessante de nouveaux invités, attirés par la renommée de la cour.
Isabelle s’était mis en tête que son cuisinier personnel n’était pas à la hauteur. En trente ans, Pietro Malta avait gravi tous les échelons de la hiérarchie des cuisines. Il avait commencé marmiton, chargé des tâches les plus basses, apporter les bûches, entretenir le feu, vider les ordures, aller chercher l’eau, puis il avait été saucier, potagier, pâtissier, rôtisseur pour enfin accéder au titre de maître-queux. Sa cuisine était délicieuse, il savait parfaitement doser les épices, cuire à la perfection les poissons du lac de Garde, choisir les meilleures viandes, les farines les plus fines, mais, aux yeux d’Isabelle, il ne faisait plus l’affaire. Elle voulait un cuisinier qui ait été formé par une célébrité comme Cristoforo Messibugo, qui officiait à Ferrare, capitale de la famille d’Este. Pour satisfaire son besoin d’excellence culinaire, elle avait lancé une chasse à l’homme dans toute l’Italie pour trouver la perle rare. Maître Pepino en était désolé car il s’entendait très bien avec Pietro Malta et n’avait aucune envie de voir arriver un cuisinier vantard, prétentieux, qui discuterait ses choix et aurait ses entrées chez la marquise. Quand elle le fit chercher pour l’entretenir de sa recherche, il envoya Quentin à sa place. C’était une manière discrète de montrer sa désapprobation. La marquise ne s’y trompa pas et reçut le jeune homme plutôt fraîchement. Quentin n’en menait pas large devant le terrible personnage. Il prit les devants en affirmant qu’il était émerveillé par le faste de la cour et se répandit en louanges et remerciements. Elle coupa court et lui demanda son avis sur une lettre qu’elle comptait envoyer à son frère Alphonse d’Este, duc de Ferrare. Quentin la parcourut rapidement et approuva la mention qui stipulait qu’un cuisinier devait être extrêmement propre et ne pas être chargé de famille car cela pouvait le distraire. La veille au soir, agacé par les récriminations de Léonard qui ne supportait pas d’être enfermé, Quentin s’était replongé dans le De Honesta Voluptate et avait encore en mémoire le paragraphe concernant les qualités d’un cuisinier. Il proposa à Isabelle de rajouter qu’« il doit bien connaître son métier, avoir une longue expérience et être dur à la tâche. En plus, il doit aimer ce qu’il fait. Il doit savoir distinguer à la perfection la qualité et les propriétés des viandes, poissons, légumes, de manière à savoir lesquels doivent être rôtis et lesquels frits. Il doit être expert en assaisonnements pour que les aliments ne soient ni trop salés ni insipides. Ce n’est pas bon qu’il soit gourmand, de manière qu’il ne soit pas tenté de dévorer et voler ce qui est destiné au prince ». La marquise applaudit à cet ajout et lui tendit la plume pour qu’il finisse la lettre. Elle lui demanda de préciser que les gages seraient de six ducats par mois, et qu’en plus d’être logé et nourri il bénéficierait d’une allocation bougies et d’un cheval.
Visiblement ravie des services du jeune homme, elle lui dicta une autre lettre pour Fernando, roi de Naples, afin qu’il lui trouve un écuyer-tranchant.
— On ne sait plus trancher de nos jours, se désola-t-elle. Sauf à Naples, mais les meilleurs demandent des sommes folles.
— Vous avez pourtant à la cour de véritables artistes, s’étonna Quentin.
— Ils manquent de rapidité et de prestance, gronda la marquise.
Un jugement que Quentin ne partageait pas. Il avait été subjugué par l’art de la découpe des écuyers-tranchants de Mantoue. Quand ils entraient en scène, ils se tenaient absolument droits, les pieds bien à plat et légèrement écartés, les bras vers le haut, la tête immobile, le regard grave. Ils saisissaient la fourchette de la main droite et la lançaient dans les airs pour la rattraper de la main gauche, comme aurait fait un jongleur. Puis ils empoignaient le couteau et découpaient à une vitesse hallucinante les tranches de viande qu’ils faisaient voler jusqu’au centre du plat. Et pour finir, avec la pointe du couteau, ils lançaient avec une précision diabolique une pincée de sel qui retombait, on ne sait par quel miracle, sur le rebord du plat. Il en vit un qui n’utilisa pas moins de cinq types de couteaux et fourchettes différents. En France, le spectacle était moins grandiose, mais les viandes étaient mieux découpées. Quentin se garda bien d’en faire la remarque.
Il avait hâte de rejoindre maître Pepino et de continuer ses investigations auprès des courtisans et domestiques, mais Isabelle d’Este ne semblait pas décidée à le libérer. Elle discourait sur Marcello, son échanson, très élégant, aux mains blanches et délicates, qualités primordiales pour servir les boissons. Doté d’une grande éloquence, il savait aussi parler du parfum, de la couleur, de la saveur et de l’histoire du vin. Quentin espérait qu’elle n’allait pas passer en revue toute la hiérarchie des serviteurs de bouche, sinon ils y seraient encore à la nuit tombée. Par chance, Capilupi, son secrétaire, vint la prévenir qu’une lettre de son fils Frédéric venait d’arriver. Isabelle le laissa en plan et il put enfin s’échapper. Jusqu’alors, il n’avait récolté aucune information intéressante. La surprise de la marquise à l’arrivée de Léonard ne la désignait pas comme coupable. Quentin la savait capable de tromperie, cruauté, mauvaise foi, mais Léonard ne l’intéressait pas en tant qu’homme. Elle voulait juste le tableau pour l’accrocher dans sa grotta où elle conservait les œuvres des peintres les plus célèbres du moment. Malgré les dénégations réitérées de Léonard, l’objectif de Quentin était d’explorer la piste de Cécilia Gallerani, la dame à l’hermine.
Léonard ne pouvant sortir de ses appartements, même pour les repas, Quentin avait été invité à se joindre aux festivités de la cour. Le premier soir, le jeune homme fit sensation avec son nouveau pourpoint de velours cramoisi, ses chausses violettes et ses bas noirs. On s’étonna qu’étant né au fin fond du sud de l’Italie il arborât une crinière si blonde et des yeux si bleus. Il rappela que ses ancêtres normands, il y a cinq siècles, avaient colonisé la Sicile et la région des Pouilles. On chercha des cousinages. En vain. La famille Menilo, dont Quentin disait porter le nom, était inconnue de tous. Mais les Pouilles étaient si lointaines que cela n’étonna personne. On l’interrogea habilement sur sa boiterie. Avait-il été blessé lors d’une bataille ? Laquelle ? Quentin répondit qu’il ne souhaitait pas revenir sur ces douloureux souvenirs. On n’insista pas et on le questionna sur Léonard. En combien de temps comptait-il finir le tableau ? Certains ricanèrent et lancèrent l’idée de parier sur la date d’achèvement de l’œuvre. On demanda son avis à Quentin, qui resta de marbre et déclara que seuls Dieu et Léonard en décideraient.
Connaissant la réputation de Léonard, les femmes regardaient le jeune homme avec curiosité. Sa sveltesse, sa blondeur, sa peau pâle lui donnaient un air un peu efféminé, mais il ne semblait nullement effarouché par l’intérêt que lui portaient certaines. Isabelle d’Este aimait s’entourer de jeunes et jolies jeunes filles, toutes habillées à la dernière mode mais connaissant l’art de la conversation et dotées d’une solide culture. Plus d’un visiteur à la cour de Mantoue s’émerveillait d’autant de grâces réunies pour leur seul plaisir. Ce fut une jeune personne de seize ans, Bianca, qui s’enhardit la première et demanda à Quentin s’il aimait la danse. Il la prit par le bras et l’entraîna au son des violes et des flûtes dans une mauresque aux pas compliqués.
Pour l’heure, il était perdu dans un dédale de couloirs. Les luxueux appartements d’Isabelle étaient situés dans une tour d’angle au sud du palais, les communs étaient à l’opposé, dans l’aile appelée Paradiso. Il contourna la Basilica Palatina, la principale église du château, parcourut d’innombrables cours et galeries, demandant son chemin. Au détour d’une colonnade, il aperçut Bianca qui se dirigeait d’un pas pressé vers les jardins. Quentin la héla et la regarda venir vers lui. Sans être d’une beauté à couper le souffle, elle avait un charme piquant, avec des yeux d’un noir profond, une taille fine et une épaisse chevelure sombre coiffée en bandeaux. Elle allait rejoindre des amis. Accepterait-il de venir avec elle ? Bianca éveillait chez Quentin un tendre sentiment qu’il avait jusqu’alors réservé à Marguerite. Il la suivit bien volontiers. Une dizaine de jeunes gens bavardaient tranquillement. Bianca proposa à Quentin le jeu du chuchotis. Il avoua qu’à Tarente on ignorait tout de ce divertissement. Elle lui expliqua qu’il devait lui murmurer une phrase qu’elle serait seule à connaître. Elle aurait alors à mimer pour que l’assemblée découvre ce qu’il avait voulu dire. Se prenant au jeu, il se pencha vers elle et lui dit dans le creux de l’oreille :
— Les femmes de la cour de Mantoue sont autant de fruits d’été qu’on aimerait croquer.
En rosissant de plaisir, Bianca se lança dans une pantomime si suggestive que les traductions les plus graveleuses commencèrent à fuser. Chaque fois, la jeune fille secouait la tête avec vigueur et reprenait ses mimiques. Sous le charme, Quentin applaudit à tout rompre quand elle révéla la phrase initiale. Le jeu ayant plu, ils en commencèrent un autre, mais, cette fois-ci, ils formèrent un cercle, chacun disant un mot. Se constituait alors une phrase, bien souvent sans queue ni tête, mais qui avait le don de les mettre en joie. Quentin se jura de faire connaître ces jeux à la cour d’Amboise. Puis Bianca l’entraîna vers une partie de paume de table. Cet exercice, qui se pratiquait avec de petites balles et de minuscules raquettes, n’avait pas de secrets pour Quentin. Sa boiterie lui interdisant de jouer à la grande paume, il était fort habile à la petite grâce aux compétitions acharnées auxquelles ils s’étaient livrés, Mathilde, Marguerite et lui. Réussissant tous ses coups face à Bianca qui ne rattrapait qu’une balle sur trois, il lui demanda si elle connaissait Cécilia Gallerani et si elle savait où la rencontrer.
— Après la mort de ses deux fils et de son mari l’année dernière, elle s’est retirée dans son château de San Giovanni in Croce, débita Bianca à toute vitesse avant de jeter sa raquette à travers la table. Vous m’avez encore battue ! Ce n’est pas juste !
— Et c’est loin ?
— Près de Crémone. Soit à plus de dix lieues. Vous allez devoir m’apprendre à jouer comme vous. Comment faites-vous pour que vos balles soient si rapides ?
Quentin ne l’écoutait plus. Jamais il ne pourrait s’échapper assez longtemps de l’emprise de la marquise pour aller la rencontrer. Lui faudrait-il feindre quelque malaise l’obligeant à garder la chambre et quitter le palais subrepticement ? Cela ne lui semblait guère possible. Les poings sur les hanches, Bianca attendait qu’il lui accorde de nouveau toute son attention. D’un ton de colère feinte, elle lui lança :
— Pourquoi vous intéressez-vous à une grosse dame âgée qui ne pense qu’à la poésie et à la musique ? Si vous cherchez des divertissements, je suis prête à vous offrir des romances au goût du jour. À moins que vous ne soyez la chasse gardée de Léonard, comme cela se dit à la cour.
La liberté de ton de cette jeune personne déconcerta Quentin. Les demoiselles d’honneur de la marquise n’avaient pas froid aux yeux. Il rétorqua qu’il n’avait de penchant que pour le beau sexe.
— S’il en est ainsi, ajouta Bianca avec un grand sourire, je me ferai un plaisir de vous conduire auprès de Cécilia Gallerani.
— Mais je ne peux m’absenter…
— Elle habite à deux pas d’ici, au palais Fronzi. Elle est venue visiter son amie Catarina qui part en voyage. Je la connais bien. Nos familles se fréquentent.
La chance était avec lui. Bianca en était la messagère. Pour la remercier, il lui prit la main et la baisa avec une infinie douceur. Émue et ravie, la jeune fille s’enfuit, Quentin à ses trousses.
Le lendemain matin, ils arrivèrent dans un palais où quatre chariots chargés de bagages ou en passe de l’être encombraient la cour. Une femme d’une quarantaine d’années, enveloppée dans un manteau de laine écarlate, s’assurait des arrimages. Elle fit un petit signe de la main à Bianca et continua son inspection. Un domestique les conduisit dans une petite pièce où flambait un bon feu. Assise devant une table, une femme mûre aux formes plus que rebondies trempait fiévreusement sa plume dans un encrier. Elle leva les yeux à l’entrée des deux jeunes gens et les accueillit avec un sourire bienveillant.
— Bianca, viens m’embrasser ! Comment te portes-tu ? Es-tu contente de ton séjour à la cour ?
La jeune fille se lança dans un discours détaillant tous les charmes de Mantoue : les bals, les vêtements, ses amies, la bonté de la marquise à son égard, avant de s’apercevoir qu’elle n’avait pas présenté son compagnon. Ce qu’elle fit en précisant qu’il avait beaucoup insisté pour la rencontrer.
— Voilà qui est très flatteur de la part d’un si charmant jeune homme. En quoi puis-je vous être utile ?
Quentin aurait espéré parler en tête à tête avec Cécilia, mais Bianca n’était nullement disposée à s’éloigner.
— Madame, j’ai admiré dans le studiolo1 de Sa Seigneurie le merveilleux tableau peint par mon maître, et je n’ai eu de cesse de rencontrer son modèle.
— J’ai bien changé, vous le voyez ! J’étais si jeune ! Quinze ans ! Nous nous sommes beaucoup aimés, Léonard et moi.
— Vous voulez dire…
Voyant la surprise de Quentin, Cécilia éclata d’un rire juvénile.
— Pas comme vous l’entendez. Nous étions très proches, bien qu’il eût le double de mon âge. Nous avions le même goût pour les chevaux, la nature, les longues conversations, les déguisements, les tissus soyeux… La peste ne cessait de roder et nous conjurions le sort en riant, dansant, nous amusant comme des fous.
Un voile de nostalgie passa dans les yeux clairs de Cécilia. Quentin sut alors que Léonard avait raison. Cette femme ne pouvait lui vouloir de mal.
— Et l’hermine ? demanda-t-il.
— C’était celle de mon amie Catarina. Leonard a dû beaucoup insister pour qu’elle me la prête. Ludovic Sforza, qui était fort épris de moi, voulait que je pose ruisselante de bijoux. Léonard et moi trouvions cela très vulgaire. Je décidai de n’avoir que l’hermine pour parure. Autant vous dire que ce tableau fit sensation. Tout comme La Vierge aux rochers, qu’il venait de finir pour la confrérie de l’Immaculée Conception.
— Léonard était donc un personnage important.
— Oui et non. Il étonnait, il était admiré, mais il n’avait pas de place officielle à la cour de Milan. À son grand regret ! Il était trop fantasque pour être pris au sérieux. Juste avant La Dame à l’hermine, il travaillait sur les techniques de combat car il espérait obtenir de Sforza un poste d’ingénieur militaire.
Quentin savait que Léonard avait une grande connaissance des moyens de défense et d’attaque. Il ignorait qu’il en avait fait un métier.
— Mon portrait fut sa première commande ducale, continua Cécilia, visiblement contente d’évoquer ses souvenirs milanais. Sforza voulait qu’il me représente dans la même pose que celle de l’ange de la Vierge aux rochers. Nous avons passé ensemble des moments délicieux. Léonard est un être d’une extrême sensibilité et d’une grande culture. Il me récitait des poèmes, me racontait des histoires drôles. À tel point que Sforza en prit ombrage. S’il n’avait connu les goûts de Léonard pour les jeunes hommes, il aurait certainement interrompu les séances de pose.
Quentin était déçu. Cette piste qu’il croyait prometteuse s’avérait nulle. Il n’avait plus qu’à prendre poliment congé de Cécilia. Par acquit de conscience, il poursuivit son interrogatoire :
— Savez-vous si, à l’époque, il avait commencé à expérimenter ses ailes volantes ?
— Il me montrait ses merveilleux dessins d’oiseaux qui, disait-il, allaient lui permettre d’inventer de telles machines. Mais je ne l’ai jamais entendu dire qu’elles aient été au point. Quand il est arrivé à Milan, Léonard a surtout été employé comme organisateur de fêtes. Peut-être comptait-il les utiliser dans ses prodigieuses mises en scène.
Voilà quelque chose que Quentin ignorait totalement et qui éclairait Léonard sous un jour nouveau.
— Jamais personne ne l’a égalé, continua Cécilia. Il se chargeait à la fois de la décoration, des costumes, de la mise en scène, du maquillage, du choix des musiques… Je garde un souvenir ébloui de chacune de ses fêtes. Il savait à merveille marier poésie, drôlerie et magie.
Bianca commençait à manifester des signes d’impatience. Elle avait fait promettre à Quentin qu’il l’accompagnerait dans les boutiques après leur visite à Cécilia. Un dernier point restait à éclaircir :
— Lui connaissiez-vous des ennemis à cette époque ?
Cécilia ne répondit pas immédiatement.
— Beaucoup ! Léonard n’a jamais été un être facile. Il est trop doué pour ne pas en exaspérer certains. Nombre d’artistes milanais lui en voulurent de prendre leur place, mais il sut aussi nouer de solides amitiés.
— Et dans son entourage personnel ? insista Quentin.
Cécilia eut un petit sourire.
— Il vivait en débauché. Ses amitiés faisaient jaser la bonne société. C’est à Milan qu’il a rencontré Salaï qui, je le crois, fut l’amour de sa vie. Un être exécrable, voleur, menteur, sans foi ni loi, mais beau comme un dieu. À partir de ce moment, il n’y en eut plus que pour lui. Des femmes qui avaient toujours espéré obtenir ses faveurs et des hommes qui le désiraient aussi ont dû être terriblement déçus, mais je ne peux vous en dire plus.
— Jamais.
Quentin n’était guère plus avancé. Il prit congé de Cécilia qui lui demanda de transmettre à Léonard son tendre souvenir. Elle ajouta qu’elle regrettait qu’Isabelle d’Este refusât toute visite. Catarina devant quitter Mantoue le lendemain, elle rentrerait à San Giovanni in Croce. Malheureusement pour elle, Quentin n’avait nullement l’intention de parler à Léonard de leur rencontre. Le vieil homme l’aurait agoni d’injures d’avoir douté de l’innocence de son amie.
En sortant du palais Fronzi, Bianca prit familièrement le bras de Quentin et l’entraîna dans les rues de Mantoue, ravie de l’avoir pour elle toute seule. Elle l’emmena chez un excellent tailleur où Quentin commanda pour Mathilde une camora, corsage aux manches faites d’un tissu différent qui s’attachaient aux épaules par des lacets. Bianca lui conseilla un velours hors de prix où des fils d’or faisaient des bouclettes et des nœuds étincelants. Sa sœur n’aurait guère l’occasion de porter un tel vêtement. Dommage, car à la cour d’Amboise elle aurait fait sensation. Bianca choisit pour elle un tissu couleur peau de lion, rayé d’argent et doublé de soie violette. Chez un orfèvre, Quentin s’offrit une petite agrafe en émail bleu et rouge représentant une licorne. Il admira les superbes pièces en or, les chapelets d’ambre, les perles, les grenats. Bianca lui confia que la marquise adorait les bijoux et qu’elle possédait une magnifique émeraude qu’on disait trouvée dans le tombeau de Tullia, la fille de Cicéron. Et son mari un saint Georges tout en diamant, terrassant un dragon taillé dans une grosse perle. Ils reprirent en flânant le chemin du palais.
Finalement, l’idée de Léonard de s’arrêter à Mantoue n’était pas si mauvaise. Quentin se retrouvait au cœur de la cour européenne la plus brillante et pouvait à loisir observer les dernières modes et s’en inspirer pour ses futures tâches. Personne n’était venu les menacer. Aucune attaque n’était survenue. La présence à son côté de Bianca lui était douce et légère. Il en venait presque à oublier la raison de leur venue à Mantoue. Quand Léonard lui demanderait le résultat de sa journée, s’il avait découvert une piste menant à son ennemi, Quentin répondrait : « Rien, toujours rien. »
1 Galerie d’art et cabinet de curiosités.