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Voilà que Domenico était gai comme un pinson. Marietta n’en revenait pas. Des années qu’elle ne l’avait vu ainsi !

Le miracle se produisit après une nouvelle visite de sa cousine Catarina. Cette fois, l’entrevue avait été ponctuée de grands éclats de rire. Marietta en frissonnait de bonheur. Son cher garçon était sur la voie de la guérison ! Certes, plus jamais il ne marcherait, mais son âme obscurcie par tant de pensées néfastes allait de nouveau s’épanouir. Elle attendait avec impatience qu’il lui donne l’ordre d’ouvrir les fenêtres afin que le soleil entre à flots, dispersant les vapeurs délétères des drogues et des encens. Toute à sa joie de cette renaissance, elle ne rechignait plus à la préparation des soupers rituels. Elle espérait qu’ils prendraient bientôt fin et que des invités en chair et en os s’attableraient devant des mets délicats aux bons arômes. Elle pourrait enfin lui préparer ragoûts, tourtes, ravioles et pâtes fines. Hélas, le temps n’était pas encore venu. Après le départ de Catarina, Domenico lui demanda de faire préparer les souterrains du château pour un nouveau souper. Quelle détestable idée ! Ces boyaux sombres, humides où, par endroits, on ne pouvait se tenir debout, étaient le pire lieu où dresser une table. Mais il semblait tellement content que Marietta acquiesça sans rien dire. Qu’allait-il lui demander de préparer dans ces infectes galeries ? Des couleuvres, des araignées, des cloportes, des vers de terre…

Elle fut grandement soulagée quand il parla d’un souper de petits oiseaux. Quoique certaines préparations ne lui inspirassent aucune confiance. Ainsi les cervelles de poules et de bécasses bouillies puis grillées sur la braise, qui, selon Domenico, favorisaient l’agilité de l’esprit. Elle les noya dans une sauce à base de menthe, persil, gingembre, poivre et cannelle. Au moins oubliait-on de quoi il s’agissait ! Elle n’eut aucun mal avec les cailles. Engraissées aux céréales et à la graine de chanvre, elles étaient dodues à souhait. Domenico tenait à ce qu’elles soient élevées au palais car, dans la nature, les cailles se nourrissent d’hellébore, ce qui provoque le haut mal1 chez les humains. Elle les fit rôtir et prépara une sauce aux grains de raisin. Des testicules de coq furent mis à mariner dans du lait et du miel pour les faire gonfler, ce qui provoqua rires et gloussement chez les petites servantes. Marietta les houspilla.

Domenico avait demandé de préparer une poule selon la recette d’un certain Horace, que Marietta ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Il avait alors déclamé :

« Si, vers le soir, un hôte vient te surprendre,
Pour ne pas offenser son palais avec une poule dure,
Sache qu’en la plongeant vivante dans du falerne2
Elle en sortira attendrie. »

Le combat entre la poule et la vieille cuisinière avait été homérique, l’animal se débattant autant qu’elle pouvait avant de sombrer dans les vapeurs du vin et de se noyer. Une fois fricassée au citron, la poule lui était apparue toujours aussi dure. Pour ne rien arranger, Domenico voulait ses pigeons saignants, ce que Marietta réprouvait grandement. Elle leur ajouta une sauce aux amandes et aux épices pour contrebalancer l’effet nocif du sang.

Il fallut envoyer tous les domestiques à la chasse aux grives, merles becfigues, rossignols, chardonnerets, rouges-gorges, loriots qui seraient mis en civet. Marietta fit frire les oisillons, ajouta du bouillon de poule, du vin et du pain grillé, gingembre, cannelle et girofle. Quelle pitié de voir ces corps minuscules où il n’y avait rien à manger nager dans le potage ! Une belle oie bien dorée, un cygne revêtu de ses plumes, voilà qui aurait été autrement appétissant. Marietta n’était pas au bout de ses peines. Elle confectionna un pâté de poussins à la mode lombarde : une fois qu’ils furent plumés, elle battit des œufs avec du verjus et de la poudre fine d’épices3 et les mit en pâté, le dos dessous et le ventre dessus, de larges bardes de lard sur la poitrine. Elle eut le plus grand mal à préparer les corbeaux ainsi que le souhaitait son maître : écorchés et bouillis avec du lard et mis en charpie avec des œufs. Chacun sait que cet oiseau est du plus mauvais augure et sa chair infâme car le corbeau se nourrit de cadavres. Domenico voulait à tout prix des perroquets, souverains contre la consomption. Par bonheur, Marietta n’en trouva aucun dans Mantoue. Elle aurait détesté avoir à tordre le cou à un oiseau qui parle, signe de la présence du Malin.

Domenico tint absolument à ce qu’il y ait des colombes, disant que parmi les animaux c’étaient les plus amoureux et qu’elles ne commettaient point l’adultère, protégées par Vénus, la déesse des amours. Il ajouta qu’elles étaient les messagères des grandes nouvelles.

Quelle grande nouvelle pouvait être saluée par un repas si grotesque ? Marietta n’y comprenait plus rien. Une grande nouvelle se fêtait en pleine lumière, avec fifres et tambourins, chants et vivats. Sûrement pas dans des catacombes où seuls des esprits malfaisants pouvaient séjourner.

Comme il se doit, Domenico avait soupé seul. Encore plus effrayées que d’habitude, les petites servantes avaient apporté les plats en tremblant. Malgré une dizaine de candélabres, la lumière était chiche. Les mets se teintaient d’une étrange couleur verdâtre, reflet des mousses tapissant les murs. Domenico semblait aux anges. Il demanda à Marietta de lui donner une colombe. D’une main malhabile, il lui ouvrit les ailes, fit semblant de la faire voler et la lâcha avec un petit rire. Il fit de même avec d’autres petits oiseaux. À la fin du repas, il demanda qu’on s’empresse de jeter ces ordures au feu. Marietta cachait ses larmes. Ce qu’elle avait pris pour une embellie n’était que les prémices de nouveaux orages.

1 Épilepsie.

2 Vin de la région de Naples, réputé depuis l’Antiquité.

3 Gingembre, cannelle, girofle.