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Domenico faisait maintenant peur à voir. Sa peau était devenue si fine que ses veines apparaissaient en un entrelacs bleuté. Ses os saillaient, ses yeux semblaient se couvrir d’une membrane opaque. Il délirait nuit et jour. L’oreille collée à la porte, Marietta l’entendait gémir. C’était à peine si elle arrivait à lui faire boire du lait mélangé à des œufs et beaucoup de sucre. Un miracle qu’il fût encore en vie. Ses propos devenaient de plus en plus incohérents. Il semblait à Marietta qu’il revivait ses années de jeunesse à Milan, où il avait séjourné de nombreuses années. C’était dans cette ville maudite que l’accident était arrivé. Elle l’avait vu revenir sur une civière, les membres cassés, le visage tuméfié, méconnaissable. Le cauchemar avait commencé. L’origine de ce drame lui était inconnue. Domenico n’en avait pas parlé. Elle percevait parfois des bribes de phrases, des prénoms et des noms de ceux qui devaient être ses amis de l’époque et qui l’avaient lâchement abandonné à son malheur. Sans arrêt revenait le nom de Léonard. À un moment, elle entendit Domenico sangloter en parlant de sa beauté et de sa magnifique chevelure blonde.


C’est alors qu’elle reçut un message. Jamais on ne lui avait écrit. En tremblant, elle ouvrit la lettre et la déchiffra avec difficulté. C’était Catarina, disant qu’elle savait Domenico au plus mal mais qu’une nouvelle extraordinaire pourrait peut-être lui redonner un peu de force : Léonard était à Mantoue ! Elle ne pouvait rien faire car son départ était imminent. Elle laissait à Marietta le soin de le lui annoncer.

Le fameux Léonard ! Enfin ! L’espoir revenait. Il fallait agir. Vite. L’état de Domenico était désespéré. C’était à peine s’il la reconnaissait. Que pouvait-elle faire ? Elle s’enferma dans sa mansarde pour réfléchir. Elle repensa au jeune homme qu’elle avait vu entrer dans Mantoue quelques jours auparavant et qu’elle avait maudit, lui souhaitant tous les malheurs du monde. Il était si blond ! Domenico avait aussi parlé des yeux de Léonard, d’un bleu profond. Marietta avait croisé le regard de l’inconnu assez longtemps pour remarquer son regard de ciel de montagne. Elle l’avait revu le jour même aux abords du palais. Peut-être cherchait-il Domenico… Si elle avait su… Elle en pleurait de rage. Il était venu, mais il n’avait pas osé entrer dans ce lieu délabré. Et elle, pauvre vieille folle, n’avait pas compris qu’il était ce fameux Léonard. Quoiqu’il lui paraisse bien jeune pour avoir connu Domenico… Peut-être était-ce son fils, porteur d’un message… Elle n’avait rien à perdre en cherchant à le revoir. Mais comment faire pour l’inciter à revenir ? Les nobles de Mantoue faisaient des fêtes, invitaient leurs amis pour des mariages, des anniversaires… Elle n’avait rien de tel à proposer. Elle ne disposait pas, comme la marquise, de bataillons de jeunes et jolies jeunes filles. Elle ne connaissait rien aux secrets des sens et de l’amour. Le palais était sale, presque en ruine, aucun architecte, aucun peintre n’y travaillait, les jardins étaient laissés à l’abandon. Elle était seule avec une bande de domestiques ignares et paresseux. La seule chose qu’elle savait faire, eh bien, c’était la cuisine. Elle comprenait maintenant que l’hôte tant attendu pour qui le couvert était mis à chaque repas que lui commandait Domenico était ce fameux Léonard.

Elle allait le convier à un souper somptueux, digne du passé glorieux du palais des San Severino. Elle n’en dirait rien à Domenico. Elle lui ferait la surprise au dernier moment. Elle se prit à imaginer les crédences garnies d’une multitude de mets, la table mise avec élégance, recouverte des nappes d’apparat de la mère de Domenico qui n’avaient plus servi depuis des lustres. Pourvu qu’elles ne soient pas moisies ! Elle avait besoin de quelques jours. Le souper serait servi dans la pièce donnant sur la loggia. On y avait une très belle vue sur le lac. Les meubles devaient être cirés, les parquets récurés, les tapisseries nettoyées. Vite ! Elle n’avait pas une minute à perdre. Les feux ! Il fallait dès maintenant faire une immense flambée dans la cheminée de la cuisine et l’entretenir en permanence pour avoir assez de braises. L’eau ! Il lui en faudrait en quantité. Les domestiques allaient être furieux de sortir de leur léthargie et de devoir travailler plus que de coutume. Les courses ! Elle s’en chargerait avec les deux petites. Qu’allait-elle servir ? Un frisson de plaisir la parcourut. Elle se souvenait par cœur des recettes des plats que la mère de Domenico faisait préparer, au temps béni où le palais bruissait des rires des convives. Elle donnerait le meilleur d’elle-même. Et elle irait voir Marcello, un rôtisseur de Mantoue qui se targuait de préparer les meilleurs plats de la ville. Il lui dirait quelles étaient les dernières modes culinaires. Domenico allait enfin voir son rêve se réaliser, et c’est elle qui allait lui offrir ce bonheur.