La chute de Quentin fut quelque peu ralentie par les branches. Il se retrouva flottant sur la rivière, la machine volante transformée en fragile esquif. Vivant, il était vivant ! Il rendit grâce à Dieu. Encore lui fallait-il se libérer des liens qui l’attachaient à la structure. Le courant l’emportait. Mourir noyé serait un comble. Le choc ayant distendu les courroies, il réussit à dégager un bras. De sa main libre, il s’empressa de dénouer les bandes de cuir autour de ses jambes. En quelques minutes, il fut libre. Il rejoignit la rive en nageant, s’accrocha à un tronc et regarda partir au fil de l’eau les restes du grand oiseau.
Il ne croyait pas à sa chance. Il avait volé et il n’était pas mort.
Mais il n’avait plus qu’une idée en tête : fuir l’Italie. Dans le premier village venu, il achèterait une monture et quitterait au grand galop ce pays de cauchemar. Que Léonard aille au diable ! Mourir pour assouvir la vengeance d’un fou qui en voulait à un autre fou, très peu pour lui. Qu’ils se trucident entre eux. François Ier regretterait que celui qu’il considérait être le plus grand savant de tous les temps ne rejoigne pas sa cour, mais il avait les moyens de s’attacher d’autres artistes, d’autres philosophes. Quentin serait à même de lui expliquer que ce n’était pas une grande perte. Un homme tel que Léonard cachait de trop lourds secrets.
Il resta un long moment sur la berge, à l’ombre des arbres. Il savait que du haut du plateau on ne pouvait le voir, mais il préféra attendre la tombée du jour. Il s’était déshabillé pour faire sécher ses vêtements à des branches de saule. Il les remit en frissonnant. Son pourpoint de velours était encore humide. Il ne savait dans quel sens aller. Suivre le courant de la rivière lui sembla la meilleure solution. Il pourrait encore marcher deux bonnes heures avant que la nuit fût complètement noire. D’ici là, il espérait tomber sur un lieu habité, une ferme, un hameau…
Ses pensées revinrent à Léonard. Qu’avait-il ressenti en voyant sa machine-oiseau planer dans les airs, puis partir en vrille vers le sol ? Quelles pensées avait-il eues pour Quentin en sachant qu’il allait s’écraser ? Avait-il pu voir qu’il s’était fracassé dans l’eau et qu’il avait donc une chance de s’en être sorti sain et sauf ? Quentin ne le saurait jamais. Et ne voulait pas le savoir.
Il foulait l’herbe haute de la prairie, attentif à rester à couvert même si Léonard et ses ravisseurs devaient être partis depuis belle lurette. L’odeur de la menthe écrasée sous ses pas le remplissait d’aise. Il avait vraiment cru sa dernière heure arrivée ! Ses mains étaient encore agitées d’un léger tremblement et il avait tellement serré les dents pendant sa chute vertigineuse que sa mâchoire restait douloureuse. Personne ne croirait à ce qui lui était arrivé. Et personne ne pourrait en témoigner. Où pouvait bien être Léonard ? Autant il avait pris à la légère l’aventure avec les nécromants, autant cette dernière épreuve avait semblé l’affecter profondément. Il avait supplié qu’on épargne Quentin, s’était même jeté à genoux devant leurs bourreaux, ce qui ne lui ressemblait guère. Qui allait le regretter ? Le jeune Melzi, certainement. Ses frères ? Selon Léonard, ils ne le pleureraient pas. Il n’avait plus aucun appui, que ce soit à Florence ou à Rome.
La nuit était venue plus vite que prévue et Quentin avançait avec difficulté. Après avoir buté sur des souches d’arbres et s’être affalé dans la boue, il décida de s’arrêter. L’humidité lui glaçait les os, il n’avait rien pour se couvrir. À tâtons, il ramassa du petit bois, battit le briquet et réussit à faire démarrer une flambée. En longeant la rive, il récolta assez de branches mortes pour s’assurer quelques heures de feu. La faim le tenaillait, mais à moins de mettre en pratique ses talents de pêcheur, il devrait se contenter des quelques noisettes cueillies au bord d’un chemin dans la matinée. Mais quelle importance ? Après ce qu’il avait vécu, une nuit à la belle étoile était un cadeau de Dieu.
Cette histoire n’avait pas de sens. Quel sort allait subir Léonard ? Si on en voulait à sa vie, il eût été facile de le mettre à mort dès sa capture au cimetière de San Lorenzo. Non, le but était de le faire souffrir, la lettre du commanditaire en témoignait. Le jeu du chat et de la souris. Comment finirait-il ? La cruauté du procédé l’épouvantait. Léonard avait dû commettre des crimes bien graves pour qu’on lui inflige de telles épreuves. Certes, il avait été inconstant, n’avait pas fini bon nombre de travaux ; sa manière de vivre avait choqué ; ses œuvres avaient scandalisé. Mais rien de tout cela ne pouvait susciter une telle vengeance. Bien sûr, le vieux peintre ne lui avait pas confié ses secrets les plus noirs. Mais il semblait sincèrement ignorant de qui pouvait lui vouloir tant de mal. N’ayant nul espoir de dormir, Quentin alla chercher de nouvelles branches, s’assit au plus près du feu, posa sa tête sur ses genoux et récapitula ce qu’il savait.
Tout, semblait-il, avait commencé par une hermine clouée sur la porte de Léonard. Un acte destiné à blesser le vieil homme, à moins que ce ne fût un avertissement. Une hermine qu’on retrouvait dans la signature du mystérieux commanditaire. Une hermine liée à Cécilia Gallerani. Quoi qu’en dise le peintre, son modèle devait certainement savoir quelque chose.
L’épisode des nécromants parlait de lui-même : on avait voulu faire payer à Léonard ses dépeçages de cadavres. Ses travaux anatomiques étaient de notoriété publique, ainsi que sa détestation de la nécromancie. Rien qui puisse aiguiller sur un personnage précis.
L’aventure de l’ornitottero était plus singulière. Cette mise en scène n’avait pu s’organiser du jour au lendemain. Il avait fallu acheminer le matériel sur la montagne. Selon Léonard, très peu de monde était au courant de ses essais de machines volantes. Qui y avait assisté ? À quand remontaient ces tentatives ? Quentin l’ignorait, mais cette piste menant aux initiés du vol aérien lui semblait recevable.
Qu’une fois de plus, Léonard n’ait pas été purement et simplement trucidé montrait que le commanditaire avait l’intention de faire durer le jeu. La mise en scène faisait partie de la vengeance. Il s’agissait donc d’un individu, certes à l’imagination fertile mais doté de moyens financiers importants et qui connaissait les points faibles et les passions de Léonard. Quentin, lui, était loin d’avoir perçu toutes les facettes du personnage. Qui le pourrait d’ailleurs ?
Le vieil homme avait fait tant de choses au cours de sa vie. Peintre, sculpteur, architecte, cartographe, mathématicien, ingénieur… Quelle allait être la prochaine épreuve ?
Le feu se mourait, Quentin grelottait, il fit quelques pas pour se réchauffer, jeta les dernières branches sur les braises. Après tout, pourquoi se préoccuper de Léonard ? Ce n’était plus son affaire. Il avait failli mourir deux fois. Les horribles visions de démons l’entraînant dans leur chute s’étaient réalisées. Inutile de tenter le diable en continuant l’aventure. Quentin se remémora les flots impétueux et les cadavres sans chair qui lui étaient apparus. Il resta interdit. Se pourrait-il que ses visions aient été les prémonitions de ce qu’il allait vivre ? Mais alors, les brûlures qu’il avait ressenties, l’errance dans une nuit éternelle, les voix criant à la trahison étaient annonciatrices des prochains événements. Pouvait-il y échapper ? Allait-il se dérober ? L’idée de rentrer en France alors qu’il savait ce qui guettait Léonard lui parut, tout à coup, d’une grande lâcheté. Il fallait le retrouver, déjouer les pièges. Même si le personnage lui était éminemment antipathique.
Restait un problème de taille : où était Léonard ? Où ses ravisseurs le conduisaient-ils ? Quentin avait le sentiment que l’affaire se jouait dans le nord de l’Italie, peut-être à Milan, où Léonard avait passé de nombreuses années, mais plus certainement à Mantoue où résidait Cécilia Gallerani. L’hermine serait son guide, elle lui montrerait le chemin. Pour fêter sa décision, Quentin croqua sa dernière noisette. Une douleur fulgurante lui transperça la mâchoire. Une dent ! Il venait de se casser une dent. Il se leva d’un bond, dansa d’un pied sur l’autre, ne sachant que faire pour calmer les élancements. Le jour se levait à peine. La veille au soir, il avait vu de la mauve et de l’achillée dans la prairie. Il lui en fallait de toute urgence. Il repéra l’achillée en premier et ne tarda pas à tomber sur la mauve. Il écrasa une poignée de plantes sur une pierre, y ajouta un peu de salive pour en faire une sorte de pâte qu’il appliqua sur la dent cassée. Le goût était affreusement amer, mais, dans moins d’une heure, il souffrirait moins. Il se remit en route, pressé d’arriver dans un village où il pourrait avaler quelque chose de chaud et peut-être faire soigner sa dent. Trouver un nouveau cheval serait plus difficile, mais Quentin avait assez d’argent pour convaincre le plus récalcitrant des vendeurs. Renouvelant de temps en temps son pansement végétal, il avançait aussi vite qu’il pouvait dans les hautes herbes. Cette rivière devait bien mener quelque part… Après trois heures de marche, il aperçut un village sur un promontoire rocheux. Il gravit le sentier bordé de genévriers, étonné de ne rencontrer âme qui vive à une heure où les paysans auraient dû être en pleine activité. Il passa sous un porche de pierre, suivit l’unique rue du village. Déserte. Ni femmes allant chercher de l’eau, ni enfants jouant près de la fontaine… Il regarda attentivement les maisons, tourna les talons et s’enfuit en courant. Les croix peintes à la chaux sur les portes ne pouvaient signifier qu’une chose. Le village avait été victime d’une épidémie de peste. Les habitants étaient soit morts, soit en fuite. Il dévala le sentier et rejoignit la rivière. Il aperçut quelques silhouettes au loin, faisant du feu derrière un gros rocher. Sans doute des rescapés de la peste attendant de rejoindre leurs pénates. Ni eux ni lui ne cherchèrent à entrer en contact. La distance était la meilleure protection contre la terrible maladie. Quentin ne tenta pas de pénétrer dans les deux villages suivants, qui avaient dû subir un sort identique. Sa douleur s’était calmée, mais il mourait de faim et rêvait de soupes épaisses, de ragoûts fumants. C’est en fin d’après-midi qu’il arriva dans un gros bourg, traversé par la route qui menait à Bologne. Au moins ne s’était-il pas trop éloigné de l’itinéraire qu’il devait suivre. Il n’y avait pas d’auberge, mais la place centrale était occupée par des marchands forains qui commençaient à remballer leurs marchandises. Quentin se précipita pour acheter un gros pain bis. Suivant la délicieuse odeur de saucisse grillée, il se retrouva devant l’étal d’un charcutier qui lui vendit le reste de sa production, soit deux pieds1 de saucisse, une grosse tranche de porchetta2, un talon de jambon qu’il disait fait à la manière de Parme, du saucisson d’oie et de fines tranches de mortadelle. Les bras chargés de victuailles, l’œil luisant de convoitise, les papilles frémissantes et l’estomac gargouillant, Quentin alla s’installer au pied de la fontaine. La mortadelle l’emplit d’aise, le saucisson d’oie fondit sous sa langue, la saucisse fut dévorée en un clin d’œil. Quant à la porchetta, il crut défaillir de plaisir. Le laurier, l’ail, le romarin donnaient à la chair délicate une telle saveur qu’il prit tout son temps pour la savourer. Son ardeur à manger de la viande était intacte, n’en déplaise à Léonard, songea-t-il. Le moelleux et le fondant de la graisse, la puissance des arômes carnés le mirent en joie. Malheureusement, sa dent cassée se rappela à son bon souvenir en entrant en contact avec un morceau de croûte de pain. La douleur fut si aiguë qu’il se livra à une gigue désordonnée, attirant un groupe d’enfants ébahis de voir cet étranger sautiller en se tenant la mâchoire et en criant des « aïe, aïe, ouille, aïe, ouille ».
Une vieille femme, qui tenait un étal d’herbes et qui l’observait de loin, s’approcha de lui. D’autorité, elle lui ouvrit la bouche, fit une grimace et le tira derrière elle. Sans un mot, elle pila de la sauge, fouilla longuement sous ses jupes pour extraire une petite bourse dont elle sortit triomphalement un clou de girofle, qu’elle écrasa aussi. Elle ajouta un peu d’argile et d’eau, mélangea le tout, en fit une petite bille qu’elle appliqua sur la gencive et la dent de Quentin. Elle s’assit à côté de lui et lui tint la main. Était-ce sa préparation ou sa sollicitude, Quentin se sentit rapidement mieux. Quand il voulut parler, elle mit un doigt sur ses lèvres et accentua la pression de sa main. Quentin éprouva une grande chaleur et un bien-être inattendu. Il plongea son regard dans celui de la vieille. Il y vit de la bienveillance, mais aussi un tourment qu’ils semblaient partager.
— Ton cœur est lourd. Tu portes en toi des secrets qui te rongent, lui dit-elle d’une voix étonnement juvénile.
Quentin eut un mouvement de recul. Que voulait dire la vieille ? Faisait-elle allusions à ses visions ? Comment savait-elle ?
— Ne crains rien ! Je sais reconnaître ceux qui devinent l’avenir. C’est un grand pouvoir, mais aussi une grande souffrance.
— Je ne sais rien de l’avenir si ce n’est que je le redoute, se récria Quentin.
— Tu es jeune, mais tu sembles avoir traversé les siècles.
De saisissement, Quentin lui lâcha la main. Cette impression fugace qu’il avait parfois d’avoir eu plusieurs vies, comment pouvait-elle la ressentir ?
— Que savez-vous de moi ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
— Je ne sais rien. Tu vois des choses, mais tu ignores l’essentiel. Les secrets ne te seront révélés que lorsque les ans auront marqué ton visage de rides profondes ou que tu seras devenu assez sage.
Quentin se reprit. La vieille devait avoir l’esprit dérangé. Les guérisseurs étaient bien souvent des êtres étranges, prenant un malin plaisir à parler par énigmes. Pourtant, il continuait à ressentir un grand apaisement en sa présence.
Il voulut répondre mais elle fit un geste d’interdiction.
— Méfie-toi de ceux qui t’entourent. Les femmes que tu aimes te porteront un grand préjudice, continua-t-elle.
Marguerite ? Mathilde ? Qu’aurait-il à craindre d’elles ? Quentin haussa les épaules. Assez de sornettes ! La vieille se moquait de lui. Il était temps de prendre congé. Il la remercia pour ses soins, la paya et s’enquit de la présence d’un barbier pour qu’il lui arrache sa dent.
Elle hocha la tête, se leva et lui fit signe de la suivre. Dans une petite rue derrière la place, sous une enseigne de sainte Catherine, patronne des barbiers, une femme était assise maintenue par un homme, la bouche ouverte, d’où s’échappait un flot de sang. Le barbier se penchait sur elle muni d’une pince servant à enlever les clous des fers des chevaux. Elle hurlait à pleins poumons.
— C’est ça que tu veux ? demanda la vieille à Quentin. Ta dent n’est que fêlée, elle se remettra. Je te donnerai d’autres clous de girofle pour que tu puisses continuer ton voyage. L’homme que tu cherches était ici hier soir.
— Comment savez-vous…
— J’observe, l’interrompit la vieille, c’est tout. À mon âge, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire. Il n’y a rien de magique, crois-moi. Il est très grand, il a de longs cheveux noirs. Il avait l’air épuisé, inquiet. Il a eu un malaise. Il est tombé de cheval.
— A-t-il dit quelque chose ? s’inquiéta Quentin.
— Je crois qu’il a simulé son évanouissement. Je l’ai vu dessiner quelque chose sur la borne contre laquelle il s’était affalé. Ça doit toujours y être, si un chien n’a pas pissé dessus.
— Montrez-moi, vite…
Elle l’emmena au pied de la borne. Quentin vit une petite hermine dessinée à la craie.
— Les hommes qui le gardaient étaient furieux. Ils lui ont jeté le contenu d’une gourde d’eau à la figure et l’ont fait remonter à cheval. Ils ont pris la direction du nord. Tu comptes les poursuivre à pied ?
— Il me faut un cheval.
— Tu n’en trouveras pas ici, mais je peux te trouver un bon mulet.
— Allons-y pour un mulet, soupira Quentin, qui suivit la vieille à contrecœur.
Pourquoi tenait-elle tant à l’aider ? Avait-elle partie liée avec les ravisseurs de Léonard ? Allait-elle le mettre sur une fausse piste ?
Le propriétaire de Pégasio, un mulet bien charpenté au jarret solide, négocia avec âpreté, disant que l’animal était la prunelle de ses yeux et lui rendait de tels services qu’il aurait le plus grand mal à s’en séparer. Quentin mit fin au marchandage en tendant au maquignon un florin d’or. Jamais mulet, fût-il doté d’un nom de cheval divin, n’avait coûté si cher.
La vieille le mit en garde : voyager de nuit était risqué, la route passait à travers des montagnes peuplées de loups et de brigands. S’il le souhaitait, elle pouvait lui offrir l’hospitalité. Elle lui ferait une bonne soupe d’herbes. Malgré sa fatigue, Quentin déclina l’offre, craignant d’avoir à subir de nouvelles révélations à son sujet. Très troublé par les propos de la vieille, il ne tenait pas à en savoir plus. Pourquoi l’avait-elle mis en garde sur les femmes de son entourage ?