Quand il aperçut les murailles de Mantoue, Quentin crut à un mirage. La ville semblait flotter sur l’eau. Une longue digue permettait d’y accéder. Léonard lui avait dit qu’il n’y avait que deux ponts, faisant de la ville une forteresse quasi imprenable. Cela ne rassura pas Quentin, bien au contraire. En cas de danger, ils auraient le plus grand mal à fuir. Mantoue se révélerait une véritable souricière. L’idée de Léonard de débusquer le coupable dans sa tanière lui semblait complètement folle. D’autant qu’il n’avait pas réussi à lui tirer les vers du nez. Le vieil homme était resté très silencieux pendant leur chevauchée. Il avait juste mentionné qu’il s’était rendu à Mantoue en février 1500 quand il avait dû fuir Milan assiégé par le roi Louis XII. Avec son camarade Atalante et son amant Salaï, ils avaient projeté d’aller à Venise. Sur le chemin, ils avaient fait halte chez Isabelle d’Este qui, depuis plusieurs années, réclamait à cor et à cri Léonard. Certes, l’accueil avait été très chaleureux. Peut-être trop empressé au goût du peintre, qui s’était vu ordonner de faire le tableau de la marquise. Il avait réalisé les premières esquisses et, quelques semaines plus tard, pris la poudre d’escampette, craignant le caractère par trop autoritaire de sa bienfaitrice. D’après lui, elle lui vouait une haine féroce de n’y être jamais retourné. Quentin n’arrivait pas à croire qu’une simple histoire de portrait non fini puisse être la cause des ennuis de Léonard. Il avait de nouveau émis l’hypothèse que Cécilia Gallerani puisse être de mèche. Léonard l’avait sèchement rabroué : « Tête de mule, je te répète que Cécilia n’y est pour rien. »
Quentin ignorait tous des plans de Léonard. Où allaient-ils loger ? Comment allaient-ils s’y prendre pour découvrir le coupable ? Quel serait le rôle de chacun ? Cette ignorance le mettait mal à l’aise. Léonard n’était-il pas encore en train de lui raconter des fariboles ? Mantoue était très proche de Venise, et à Venise il pouvait s’embarquer pour Raguse. Ou peut-être Melzi l’attendait-il dans quelque auberge et ils continueraient leur route vers on ne savait quelle destination, après l’avoir estourbi ? Il lui fallait redoubler de prudence. Il observait soigneusement les lieux pour se les remémorer en cas de fuite. Peu après la porte, il faillit renverser une vieille femme. Il s’excusa. Quand elle leva la tête vers lui, il vit dans son regard une haine profonde. Mauvais présage, pensa-t-il.
Au moins, Léonard ne lui avait pas menti sur un point : la ville était superbe et respirait l’opulence. Ils arrivèrent devant une forteresse carrée, le castello San Giorgio, qui devait bien remonter à trois siècles. Léonard la contourna et ils pénétrèrent dans le palais des marquis de Mantoue par une porte donnant dans une cour plantée d’arbres. Léonard descendit de cheval, attacha l’animal à un anneau et fit signe à Quentin d’agir de même. Dans l’antichambre, d’un ton qui n’admettait aucune réplique, il demanda à voir Benedetto Capilupi, le secrétaire d’Isabelle d’Este. Un valet se précipita dans un couloir et revint quelques minutes plus tard avec un grand escogriffe à l’air revêche. Il était sobrement vêtu de noir. Il regarda Léonard de haut en bas, fronça les sourcils et s’exclama :
— Messer da Vinci ! Vous ici ! Je n’en crois pas mes yeux. Je ne sais ce que va penser la marquise…
Il s’interrompit une seconde et reprit :
— Elle était très mécontente que vous lui ayez faussé compagnie.
Léonard ne répondit pas et emboîta le pas du secrétaire. Ébloui, Quentin scrutait les tapisseries, les coffres élégants qui meublaient le rez-de-chaussée du palais. Il fut encore plus émerveillé en arrivant dans une salle carrée couverte de fresques d’une exécution parfaite et d’un goût délicieux. Le secrétaire leur demanda de patienter. Il allait quérir la marquise. Voyant Quentin en admiration, Léonard laissa tomber :
— Mantegna ! Il a travaillé pour le grand-père et le père du mari d’Isabelle avant qu’elle ne le tue à la tâche. C’est pour ne pas subir son sort que je me suis enfui de Mantoue. Mais j’avoue qu’il a fait du bon travail. Excellent, mais complètement dépassé.
— C’est d’une beauté époustouflante, s’enthousiasma Quentin. Regardez ces châteaux perchés sur ces collines dans le lointain, et là-haut ces anges qui nous regardent en souriant ! On croirait qu’ils vont nous tomber dans les bras.
— Trompe-l’œil ! grommela Léonard. On venait juste de découvrir la perspective à l’époque de Mantegna.
— Et ce ciel si lumineux qu’on se croirait en plein cœur de l’été…
— Illusion facile ! le coupa Léonard d’un ton dédaigneux.
— Et tous ces gens, on les croirait vivants…
— La famille Gonzague ? Tu les trouves vivants ? Tous ces visages fermés qui n’expriment rien… Au moins Mantegna n’a pas raté ce ramassis de goitreux et de bossus. Regarde ces mentons en galoche, ces fronts bas, ces nez en bec d’aigle…
— Toujours est-il qu’aucun des palais du roi de France ne possède de telles merveilles, répliqua Quentin, à voix basse.
— Je te l’accorde. Mantegna fait partie des meilleurs. Ce n’est pas pour rien que Capilupi me fait attendre ici, dans cette Camera degli Sposi1, le chef-d’œuvre de Mantegna. Il veut me signifier que je ne lui arrive pas à la cheville.
Quentin avait compris que Léonard avait peu d’amis parmi les peintres. Il haïssait Michel-Ange, avait peu d’estime pour Raphaël, même s’il convenait qu’ils étaient de grands artistes.
— J’ai oublié de te signaler qu’Isabelle déteste les Français. Elle veut les chasser d’Italie par tous les moyens. Je te conseille donc de ne pas faire état de ton appartenance à la maison de François Ier. Elle serait capable de te mettre en charpie. Je te présenterai comme un apprenti désirant faire ses armes dans l’organisation de fêtes. Elle adore les fêtes.
Quentin n’avait aucune envie de taire qui il était et de cacher son rôle à la cour de France. François avait remporté la bataille de Marignan. Ses ennemis n’avaient qu’à se soumettre ! Il allait répliquer quand une des portes s’ouvrit avec fracas sur une furie qui vint se planter devant Léonard.
— Ah ! vous voilà ! Vous avez mis le temps ! Dix-sept ans ! Que croyez-vous donc ? Que je vais vous accueillir tel l’enfant prodigue ? Je n’ai plus besoin de vos services. D’autres peintres ont l’honneur de me servir. Retournez à vos élucubrations mathématiques, à vos chimères anatomiques.
Impassible, Léonard avait sorti un petit morceau de papier et griffonnait. Âgée d’une quarantaine d’années, Isabelle était vêtue luxueusement. Une robe bleue brodée d’or et d’argent, un décolleté carré d’où sortait une chemise froncée et brodée d’or. Elle avait dû être belle, d’une beauté piquante, mais l’âge, l’embonpoint, la colère avaient gâté et alourdi ses traits. Ses dents irrégulières et noires, sa bouche petite et pincée accentuaient son air de furet malveillant.
— J’ai pris langue avec Giulio Romano. Nous avons de grands projets avec lui. Construire un nouveau palais. Vous n’y aurez pas votre place.
Isabelle se tut un instant, s’approcha de Léonard :
— Que dessinez-vous ? lança-t-elle d’une voix rogue. Faites-moi voir !
— Attendez une seconde, ce n’est pas fini.
— Avec vous, rien ne sera jamais fini !
Elle se haussait sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir le dessin. Léonard le lui tendit. Elle le prit d’un geste rageur.
— Ce n’est pas mal, lâcha-t-elle en crispant sa petite bouche.
— Votre Seigneurie, dit enfin Léonard, je vous dois mille excuses pour n’avoir jamais répondu à vos pressantes missives. Je suis impardonnable. Mais si je vous jure que, cette fois, j’irai au bout de mon travail, me ferez-vous l’honneur de poser pour moi ?
Quentin retint un petit sourire. Vu ce que valaient les promesses de Léonard, la marquise risquait d’en être pour ses frais. Isabelle regarda le peintre avec méfiance.
— Et combien demanderez-vous pour ce travail ?
— Votre Seigneurie ! protesta Léonard. Comment pourrais-je vous demander de l’argent pour un travail que je vous dois depuis tant d’années ? Je ne vous demande que l’hospitalité, pour mon compagnon et moi-même.
Semblant s’apercevoir de la présence de Quentin, elle le scruta attentivement.
— Qui est-ce ? Un de vos apprentis ? dit-elle avec un regard méprisant.
Quentin devait-il répondre ? Il regarda Léonard qui, d’un geste, lui fit signe de se taire.
— Il s’appelle Quentin. Il vient d’une noble famille de Tarente et se destine à la carrière de maître d’hôtel. Je lui ai promis de l’amener à Mantoue, qui est la cour d’Europe où règnent la plus grande élégance et la plus parfaite délicatesse grâce à Votre Seigneurie.
Sous l’effet du compliment, que Quentin jugea par trop appuyé, Isabelle d’Este rosit légèrement, ses traits se détendirent et elle s’adressa à Léonard d’un ton plus amène.
— J’ai votre parole. Vous ne partirez que quand le tableau sera fini. Messer Capilupi vous installera au plus près de moi. Je tiens à surveiller l’avancement de l’œuvre. Quant à ce jeune homme, il pourra se rendre utile en secondant mon scalco segreto2. Et maintenant, maître Léonard, au travail !
L’appartement qui leur fut attribué jouxtait celui de la marquise. Somptueusement meublé, il comportait une grande chambre, un cabinet de travail et une pièce dans laquelle prendre les repas, recevoir des invités.
Voyant que Quentin faisait la grimace en découvrant l’unique lit, Léonard lui lança :
— Je ne vais pas faire dormir l’envoyé du roi de France sur le sol, fût-il recouvert d’épais tapis mauresques. Tu peux partager ma couche sans crainte. Je n’attenterai pas à ta vertu.
Partager un lit avec un, voire plusieurs inconnus dans une auberge était la chose la plus courante du monde, mais vu les mœurs contre nature de Léonard, l’affaire était différente. Quentin ne fut nullement tranquillisé par les assurances du bougre et assura qu’avec les nombreux coussins de soie, il serait très bien par terre. En plus de traquer un fou dangereux, il se voyait mal monter la garde la nuit pour protéger ses parties intimes.
— Comme tu voudras ! murmura Léonard avec un petit sourire en coin. Nous avons intérêt à trouver très vite la clé de l’énigme. Afin que tu puisses retrouver un lit digne de ce nom, et surtout par ce que je crains de ne pas supporter longtemps cette folle d’Isabelle. Pendant que je vais en ville acheter tout le matériel nécessaire pour le tableau, commence à fureter, écoute ce qui se dit dans les couloirs. Mon arrivée ne va pas tarder à susciter les commentaires les plus divers.
— Si je veux passer inaperçu, il va me falloir de nouveaux vêtements. Mes chausses partent en lambeaux, mon pourpoint est encrassé de poussière de marbre…
— Tu trouveras en ville tout ce qui se fait de mieux. Les visiteurs étrangers ont l’habitude de faire des croquis des vêtements portés par les mantouans pour les copier dans leurs pays.
Ils sortirent ensemble du palais. Léonard laissa Quentin chez un tailleur, qui lui promit les plus belles parures pour le lendemain. Cette vélocité montrait à quel point les commerçants étaient habitués à servir les grands seigneurs avides de luxe. Plutôt que de rentrer au palais commencer ses investigations, Quentin décida de s’octroyer un petit répit et de partir découvrir la ville. Après avoir failli mourir noyé, puis être sorti vivant d’une chute vertigineuse, il avait bien droit à un peu de douceur de vivre. Il se perdit dans des ruelles bordées de palais donnant directement sur le lac. Au détour d’un portail ouvert, il aperçut un magnifique jardin planté de buis taillés selon des formes extraordinaires : un lion, une licorne, des dauphins… Voilà un autre domaine où les Français feraient bien de s’inspirer de ce qui se faisait en Italie. Il lui faudrait revenir étudier cet art des jardins. Et interroger Léonard, qui lui avait dit avoir dessiné des plans où le jardin faisait partie des palais, avec des volières assez grandes pour que les oiseaux exotiques puissent voler en toute liberté, des ventilateurs pour apporter un peu de fraîcheur en été et même des tables équipées d’eau courante pour rafraîchir le vin. Il rebroussa chemin dans l’intention de trouver un libraire pour racheter le livre de Platine, le De Honesta Voluptate, qu’il avait perdu. Il était temps de se remettre à explorer les nouveautés italiennes en matière de table. Ce n’est pas avec ce qu’il avait vu dans de pauvres auberges ou des étals de marché qu’il allait révolutionner l’art culinaire français.
Longeant un palais aux murs décrépis, semblant abandonné, il entendit un hurlement. La voix était humaine mais la douleur qu’elle exprimait provenait des enfers. Dans la rue, une vieille femme marchait avec hâte. Il reconnut celle qu’il avait failli renverser. En le croisant, elle lui jeta un regard à glacer les sangs. Il crut voir qu’elle joignait les doigts en signe de malédiction. Il s’écarta et pressa le pas. Quand il se retourna, elle avait disparu.