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L’état de Domenico empirait. Son teint avait pris une couleur terreuse qui faisait craindre à Marietta une fin prochaine. S’il continuait ses sorties nocturnes, il avait fait voiler de noir les tableaux de ses ancêtres et ne commanda aucun nouveau repas. Les visites de sa cousine Catarina avaient cessé quelques jours auparavant, quand il lui avait crié à travers la porte d’aller au diable, qu’elle n’était qu’une femelle sans esprit et sans courage. Avec elle, la dernière trace de vie disparut du palais. Il sembla à Marietta que les statues, jusqu’alors d’une éclatante blancheur, viraient au gris, qu’une mousse verdâtre envahissait les fontaines et que les fines arcades de la loggia étaient atteintes d’une sorte de lèpre les faisant s’effriter. Elle se frottait les yeux pour bien s’assurer qu’elle n’était pas victime d’un sortilège. Elle priait de toute son âme et de tout son cœur pour que tout cela ne fût qu’un mauvais rêve. Les brouillards d’automne envahissaient la ville, rendant toute vision incertaine. Parfois, elle avait peur que le palais et ses occupants s’enfoncent silencieusement dans les marécages sur lesquels était bâtie Mantoue. La vase les engloutirait, étouffant à tout jamais leurs cris et leur malheur.

Elle voulait encore croire à la guérison de Domenico et ne pouvait se résoudre à qualifier de folie sa maladie. Ç’eût été rendre les armes, le condamner à l’isolement et à la mort lente à laquelle il semblait aspirer. Des bons bouillons, des nourritures reconstituantes pouvaient encore le sauver, se répétait-elle en allant faire brûler des cierges à l’église Madonna dell’Orto. Elle imagina des subterfuges pour essayer de ramener un semblant de vie dans le regard de Domenico. Connaissant son amour des oiseaux, elle fit placer sous ses fenêtres des rossignols en cage. Quand les trilles cristallins s’élevèrent dans la nuit, il poussa des hurlements de bête blessée. À tel point que Marietta dut se précipiter pour faire disparaître cages et oiseaux.

N’en pouvant plus, elle se rendit chez Catarina, qui habitait avec son mari un magnifique palais à côté de l’église San Lorenzo. Elle arriva au milieu d’un indescriptible bric-à-brac. Des domestiques chargeaient des chariots avec des meubles, emballaient soigneusement des aiguières, des plats de faïence avant de les placer dans des coffres de voyage. Elle fit savoir qu’elle souhaitait voir la signora Catarina, mais personne ne prêtait attention à cette vieille femme à l’air égaré. Elle s’assit sur un banc de pierre, regardant avec envie les domestiques bavarder et plaisanter. Voilà comment devait être une bonne maison : remplie de rires, de cris, d’odeurs, de coups de marteaux, de hennissements. Le silence sépulcral du palais de Domenico lui fit soudainement horreur. Elle serait restée la journée entière si Catarina, venue surveiller un nouveau chargement, ne l’avait aperçue, tassée sur elle-même, le regard perdu dans le vague. Elle s’assit auprès d’elle et lui demanda les raisons de sa présence. Domenico allait-il plus mal ? Les larmes aux yeux, Marietta décrivit l’état pitoyable du pauvre homme. Catarina haussa les épaules et déclara qu’il n’avait plus aucune raison de vivre. Épouvantée d’un avis si abrupt, la vieille femme protesta. Elle voulait croire au rétablissement de son cher petit, il y avait certainement quelque chose à faire, un médecin à consulter ou pourquoi pas un magicien… Elle n’était qu’une pauvre servante inculte, mais la signora Catarina, elle, pouvait certainement trouver une solution. La jeune femme l’avait écoutée avec une impatience grandissante. Quand elle put interrompre le discours haché de sanglots de Marietta, elle déclara que le projet qui tenait tant à cœur à Domenico avait échoué et que rien désormais ne l’attachait à la vie. Marietta insista. Catarina ne pouvait-elle revenir à son chevet ? Essayer de lui faire avaler un peu de bouillon ? Elle n’osait même plus passer sa porte depuis qu’il lui avait jeté à la figure un bol de faïence. Elle avait failli perdre un œil. Que ferait Domenico d’une servante aveugle ? Très agacée, pressée de retourner à ses activités, Catarina l’interrompit de nouveau et asséna que son cousin était un pauvre fou poursuivant des chimères. Elle l’avait aidé car elle était fidèle aux souvenirs de leur jeunesse et parce qu’elle aussi avait été trahie par Léonard. Punir ce vieil imposteur l’aurait remplie de joie. Mais, Dieu merci, elle avait d’autres préoccupations et d’autres satisfactions dans la vie. Domenico avait voulu jouer, elle aussi. Ils avaient perdu. Basta ! Elle avait des choses plus importantes à faire. Dans quelques jours, elle quitterait Mantoue. Voyant le chagrin de Marietta, Catarina se radoucit et lui dit qu’elle regrettait le sort tragique de Domenico mais que l’affaire était close. Elle se leva précipitamment, un des valets venant de laisser tomber une vasque de marbre qui se brisa en mille morceaux.

Marietta ne tressaillit même pas, ses derniers espoirs venaient de s’écrouler. Elle allait assister à la lente agonie de son petit, abandonné de tous. Qui était ce Léonard ? Quel mal avait-il fait à Domenico et à Catarina ? Il lui fallait savoir. Elle se jura de tout faire pour le ramener auprès de Domenico puisque c’était là la seule manière de le voir reprendre vie.

Elle ne se décidait pas à prendre le chemin du palais. Elle erra dans les rues de Mantoue, aveugle à l’agitation et sourde au brouhaha de cette fin d’après-midi. N’était-ce pas illusoire de se lancer à la recherche de cet homme dont elle ignorait tout ? Elle connaissait bien un Léonard qui élevait des volailles, un autre qui était forgeron, mais celui dont parlait Catarina devait être un seigneur. Peut-être n’habitait-il pas Mantoue. Elle ne pouvait pas partir sur les routes, à l’affût de tous les Léonard de la création ! Découragée, Marietta pensa à quitter la ville. Mais pour aller où ? Elle avait toujours vécu au palais et avait petit à petit perdu de vue sa famille. Si elle rentrait à Rivalta, connaîtrait-elle encore quelqu’un ? Ne la chasseraient-ils pas, pour les avoir ignorés pendant tant de temps ? Quand elle fut devant la porte Molina, elle se ressaisit. Elle n’avait d’autre avenir que celui de Domenico. Perdue dans ses pensées, elle suivit des yeux deux cavaliers, l’un très jeune à la chevelure d’or, l’autre très vieux, hiératique sur sa monture, le regard hautain. Le jeune homme lui rappelait Domenico dans toute la gloire de sa jeunesse. Elle ressentit une flambée de haine. Pourquoi paradait-il ainsi ? Et qui était avec lui ? Son père ? Son précepteur ? Sans nul doute, ils se rendaient au palais où Isabelle d’Este allait les recevoir avec faste. Ils riraient, danseraient, se gaveraient des meilleures choses, s’enivreraient, coucheraient avec de jolies filles. Elle cracha par terre et maudit ce jeune homme. Puisse-t-il connaître les mêmes souffrances que son Domenico.