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Samedi était jour de marché à Louviers. Mathilde n’avait nul besoin d’y aller. En ce début de septembre, la ferme du manoir produisait assez de beurre, de volailles, d’œufs, de légumes pour subvenir aux besoins de la maisonnée. Leurs tenanciers s’étaient acquittés du champart1, et les greniers regorgeaient de blé, d’orge et d’avoine. La Bougnette n’avait rien réclamé pour la cuisine. Son père n’avait signalé aucun outil devant être remplacé. Pourtant, Mathilde avait fait atteler la charrette. Après avoir déjeuné d’une bouillie de fèves et d’un verre de cidre, elle avait pris la route de Louviers sans prévenir personne. La Bougnette lui aurait encore dit que mener la charrette toute seule était manière de paysanne. Elle avait besoin de s’éloigner du manoir. Le départ de Quentin l’avait profondément attristée. Elle s’était fait une joie de passer du temps avec son frère. Sa vie à la campagne lui convenait parfaitement. Du moins, elle le répétait pour s’en convaincre. Au grand jamais elle n’aurait avoué que les rires, les discussions, les jeux, les divertissements qu’elle avait connus dans sa prime jeunesse lui manquaient. Elle savait qu’elle courait le risque de s’étioler, de devenir aussi grise et triste qu’un moineau aux portes de l’hiver. La Galiotte, sa solide jument baie, allait d’un bon pas. En traversant le bois de la Routelle, elle vit que les châtaignes seraient bientôt prêtes à être récoltées. Elles étaient en avance. Qu’avait-elle vu de l’été ? Les récoltes, les moissons… S’était-elle amusée ? Après les longues journées de travail, elle s’écroulait dans un sommeil sans rêves pour se relever à l’aube. Il y avait bien eu les repas de la fête des moissons… Elle avait aidé la Bougnette à cuire tant de pain, à remplir tant de pichets de cidre qu’elle n’avait pas le souvenir d’avoir eu le temps de partager la joie de leurs paysans.

À la Haye-le-Comte, la femme d’un de leurs tenanciers la salua d’un joyeux « Bonjour » et lui souhaita bonne route. Était-ce là tout ce qu’elle avait à espérer de la vie ? Elle se demanda si elle n’était pas en passe de devenir aigrie et mélancolique. Si seulement elle ne s’inquiétait pas tant pour Quentin. Si seulement elle n’avait pas ce doute qui la rongeait. En allant à Louviers, elle savait que ce n’était pas pour aller regarder les étals de colifichets, tissus et rubans du marché. Une fois de plus, elle allait se confronter avec l’image qui la troublait chaque fois. Comme un chien qui lèche inlassablement sa plaie, elle s’interrogerait sur le mystère qui entourait son frère. Elle laissa la charrette sur le foirail, prit la direction de l’église Notre-Dame. La foule qui se rendait au marché rendait sa progression difficile. Elle faillit faire demi-tour, mais l’envie l’aiguillonnait. Elle pénétra dans la nef. De nombreux fidèles faisaient leurs dévotions. Elle s’agenouilla dans un des bas-côtés, les yeux fixés sur le vitrail représentant saint Adrien. La ressemblance avec son frère était frappante. Les cheveux blonds coupés au carré dégageant le front, les grands yeux clairs, le teint pâle, le nez droit, et surtout ces lèvres pleines, esquissant un léger sourire. Depuis l’installation en grande pompe du vitrail, un an auparavant, Mathilde ne manquait jamais de venir le voir quand elle était à Louviers pour le marché du samedi. Le plus intrigant était la médaille en or, accrochée au calot de drap rouge que portait saint Adrien : Quentin avait la même, qui lui avait été donnée à la naissance. Ce n’était pas une de ces médailles de dévotion qu’on pouvait trouver chez tous les orfèvres. Elle était très particulière, et Mathilde n’en avait jamais vu de semblable, sauf sur ce vitrail. Pendant des mois, elle avait insisté pour que son père vienne se rendre compte de ce prodige. Mais il refusait d’aller en ville, détestant la foule, les vociférations des marchands, les discussions mercantiles, les piaillements des enfants, les déambulations des badauds… Et pour ses dévotions, inutile d’aller à Louviers, l’église du Mesnil-Jourdain lui convenait très bien. Certes, elle n’avait pas de vitraux neufs, mais elle n’était qu’à quelques pas du manoir. Quand elle revenait à la charge sur la ressemblance entre saint Adrien et Quentin, il restait évasif, se contentant de dire que l’inspiration des artistes était chose très mystérieuse. Et peut-être n’avait-elle pas bien vu… Le vitrail devait être placé assez haut pour qu’on ne distingue pas nettement le motif de la médaille… Quand elle en avait parlé à Quentin, lors de son dernier séjour, il s’était moqué d’elle, lui disant que son imagination lui jouait des tours et que, malheureusement, il était trop piètre chrétien pour prétendre à la sainteté. Mais il avait accepté bien volontiers qu’elle lui montre le vitrail. Évidemment, son départ précipité pour Amboise l’en avait empêché.

Mathilde s’en voulait de ne pas lui avoir dévoilé ce qu’elle avait appris sur saint Adrien. Comme il refusait d’abjurer la foi chrétienne, on l’avait obligé à mettre ses jambes sur une enclume afin que le bourreau les brise à coups de barre de fer. À cette évocation, l’image de Quentin, gisant, disloqué, au bas des murailles d’Amboise était revenue à Mathilde en plein cœur. Elle l’avait cru mort. Quoique rien ne puisse lui donner raison, Mathilde ne croyait pas à un accident. François semblait sincèrement accablé et s’en voulait de sa brutalité. Le jeune garçon était si fort, si impétueux, si souverain déjà dans ses actes, avait-on dit, qu’il n’avait pas mesuré les conséquences de son geste. Des jeux d’enfants, voilà tout ! Et tous bénissaient le ciel que Quentin n’ait pas entraîné son compagnon dans sa chute. Le royaume de France avait tant besoin d’un roi fort et courageux. La rage au cœur, Mathilde avait entendu ces litanies complaisantes, mais rien ne lui ôterait de l’esprit que François avait volontairement poussé son petit frère. Pour une raison qui n’avait rien à voir avec le baiser qu’il comptait lui voler. Elle ne savait pas laquelle, mais pressentait des enjeux bien plus graves. Jamais plus elle n’avait adressé la parole au futur roi.

Elle était persuadée que Quentin était encore en danger. Elle avait reçu un message de lui, annonçant son départ pour l’Italie. Qu’elle ne s’inquiète pas, il serait bientôt de retour. Elle avait d’abord craint quelque nouvelle expédition militaire, mais son voisin et soupirant, le seigneur d’Houetteville, lui avait appris qu’un traité donnant Milan à la France avait été signé. Une paix durable s’annonçait et le roi en profitait pour chasser à courre dans ses forêts. Elle avait été profondément rassérénée de savoir Quentin loin de François.

En sortant de Notre-Dame, cette belle confiance s’était envolée. Elle n’aurait pas dû venir. Une angoisse profonde la tenaillait. La tête ailleurs, elle se livra à quelques achats : une penderesse, poêle à long manche qui remplirait d’aise la Bougnette, quelques onces de cannelle et de gingembre chez Bordier, l’épicier. Elle avait du mal à se frayer un passage parmi les cages à poules, les étals de légumes, de viande encombrant la rue. Elle transpirait, sa vue se brouillait. Elle dut prendre appui contre un mur pour retrouver un peu de force.

Le tumulte des forains, accentué par les cris des marchands ambulants qui proposaient aux chalands oublies, petits pâtés de viande, gaufres, rissoles, ne réussit pas à dévier le cours de ses pensées. Saint Adrien, Quentin, la ressemblance, la médaille… Tout cela ne pouvait être fortuit. Il était temps d’en savoir plus. Elle interrogerait de nouveau son père, même si elle doutait qu’il lui en dise davantage. Quand elle irait à Rouen négocier au meilleur prix la récolte de lin, elle essaierait de rencontrer Pierre Brochard, le maître-verrier auteur du vitrail. S’il le fallait, elle irait à Cognac. Quentin y était né. L’orfèvre qui avait gravé la médaille y était peut-être encore.

Elle traversa le pont de la Vierge, se pencha pour regarder l’onde paresseuse. Le temps passait sans qu’elle en eût conscience. Quelle vie se préparait-elle ? Rester auprès de son père jusqu’à ce qu’il meure ? Vieillie, incapable d’enfanter ? Le seigneur d’Houetteville se lasserait, irait voir ailleurs. Les jouvencelles bien nées ne manquaient pas dans la région.

1 Impôt en nature payé au moment des récoltes. Pour les céréales, environ 1 botte sur 8.