— Non, la croisade peut attendre, clama le chancelier Duprat, nous avons des affaires plus urgentes à régler.
Impatient, Charles de Bourbon se leva et alla se poster devant une fenêtre.
— Les Turcs sont à nos portes. Ils continuent leurs razzias en Méditerranée. Venise est menacée et ne peut les vaincre sans aide.
— Le connétable a raison, approuva François étendant ses longues jambes sous la table, j’ai hâte d’en découdre et de les renvoyer à leurs royaumes barbares.
Duprat regarda le roi avec agacement.
— L’heure n’est pas aux prouesses chevaleresques.
Ce fut au tour de François de se lever.
— Nous sommes en paix. Profitons-en. Rien ne nous menace.
— En êtes-vous si sûr ? répliqua Duprat.
— Que vous faut-il donc ? s’insurgea François. Nous sommes maîtres de Milan. En signant le traité de Genève, nous nous sommes assurés de la fidélité de dix cantons suisses.
— Contre une somme d’argent astronomique, l’interrompit Duprat. Et les autres cantons sont toujours fidèles à l’empereur Maximilien. Avez-vous oublié sa tentative, en mars dernier, de rependre Milan ?
— Qui a lamentablement échoué, poursuivit François avec un petit sourire de satisfaction. Et ne sommes-nous pas en train de travailler à un accord définitif avec les Suisses, qui certes, va encore nous coûter très cher, mais nous assurera leurs services ? Je vous trouve bien pusillanime, Duprat.
— Et vous, Sire, bien optimiste. Maximilien ne s’avouera jamais vaincu. Et que faites-vous du jeune Charles, son petit-fils ? Depuis la mort, en janvier, de son grand-père paternel Ferdinand d’Aragon, il est roi d’Aragon et de Castille. Sans oublier qu’il possède les Pays-Bas et la Franche-Comté…
— Mon cher Duprat, vous perdez la mémoire ! Dois-je vous rappeler que nous avons signé avec lui, il y a un mois, le traité de Noyon ? Nous sommes les meilleurs amis du monde. Ne lui ai-je pas promis la main de Louise, ma première-née, à qui je donne mes droits sur le royaume de Naples ? En attendant le mariage, qui ne se fera pas de sitôt, Louise n’ayant que tout juste un an, il me versera cent mille écus par an. Une affaire juteuse ! Et c’est un gamin, il n’a que seize ans…
— Et vous vingt-deux, majesté… On dit Charles très mûr pour son âge, très accompli, et faisant preuve, déjà, d’un sens politique hors du commun.
N’appréciant guère les propos aigres-doux du chancelier, François appela son valet pour qu’il lui prépare son équipement de chasse. Les affaires de la France attendraient. Un de ses veneurs lui avait signalé la présence d’un cerf dix cors dans la forêt d’Amboise, au lieu-dit des Tailles. Il n’allait pas le laisser filer. Nullement décontenancé, le chancelier resta assis et poursuivit :
— J’ai appris que vous aviez envoyé le jeune Quentin du Mesnil en Italie à la rencontre de Léonard de Vinci.
Avec l’aide de son valet, François enfilait de longues bottes de cuir fauve. Charles de Bourbon avait quitté la pièce pour aller se préparer lui aussi pour la chasse, qu’il n’aurait manquée sous aucun prétexte.
— Vous y voyez quelque chose à redire ? grommela François qui appréciait peu les manières autoritaires du chancelier. Il n’entendait pas se laisser dicter sa conduite par ce vieux barbon antipathique, fût-il le protégé de sa mère.
— Avez-vous réellement besoin de vous attacher les services de cet homme à la réputation sulfureuse ?
— Si, comme vous le pensez, la France est menacée de nouveaux conflits, il nous sera fort utile.
Duprat fit la moue. François attachait autour de sa taille une large ceinture où il accrocherait la dague qui servirait à occire le cerf.
— Vous croyez à toutes ces balivernes selon lesquelles Vinci serait le détenteur de secrets permettant de fabriquer des machines de guerre terrifiantes ? s’étonna le chancelier.
— C’est vous qui avez trouvé, dans les archives du château de Milan, la lettre que Léonard avait envoyée à Ludovic Sforza, il y a plus de trente ans. Comment détruire des forteresses, creuser des souterrains sans bruit, construire des engins à feu, des catapultes, des navires qui résistent aux flammes, des canons si gros qu’à leur vue, les ennemis s’enfuiraient… Non seulement cet homme peint comme nul autre, mais il peut nous assurer une avance technique considérable.
— Je crains qu’il y ait beaucoup de présomption de la part du sieur Vinci. Et nous avons déjà d’excellents ingénieurs militaires, comme Pedro Colonna.
— Avec ses explosifs, il nous a tirés d’affaire sur le chemin de Marignan. Rappelez-vous, après le col de Vars, l’avant-garde, qui progressait entre précipices et paroi montagneuse, fut arrêtée par une muraille de roche. Colonna l’a fait sauter avec maestria, nous libérant le passage.
— C’est exact, continua le roi, un grand sourire aux lèvres. Mais ce ne fut pas la fin des difficultés. Sur les torrents tumultueux nous dûmes bâtir en toute hâte des ponts que les chevaux rechignaient à passer. J’entends encore les hennissements de frayeur des pauvres bêtes, les cris des soldats, les coups de pioche des sapeurs. À deux reprises, il fallut démonter les chariots, tirer les canons avec des cordes, les faire descendre dans le ravin et les remonter de l’autre côté.
François adorait qu’on lui rappelle la gloire de Marignan et il pouvait discourir des heures sur la manière dont il avait dupé les Suisses.
Depuis que Charles VIII, suivi par Louis XII, avaient fait valoir leur prétention sur le Milanais, les armées avaient coutume de passer par Grenoble, Montdauphin, puis le Mont-Cenis et le Mont-Genèvre. Les mercenaires suisses, qui constituaient le gros des bataillons chargés de défendre Ludovic Sforza à Milan, n’étaient pas nés de la dernière pluie et attendaient benoîtement les Français aux portes du Piémont pour les exterminer. Précédé des deux cents gentilshommes de sa maison, en armures éclatantes et heaumes rehaussés de plumes multicolores, le roi, sur un cheval alezan caparaçonné d’or, prit la route de Grenoble. Les archers, les soldats à pied suivaient avec leurs piques, hallebardes et arbalètes. Mais, après Grenoble, seuls trois cents cavaliers, armés de lances, se dirigèrent vers Montgenèvre. François prit une route que seuls les braconniers et les marchands ambulants empruntaient. Elle passait par le col de Vars et débouchait dans la plaine lombarde. Certes, bon nombre de fantassins moururent à la tâche, écrasés par les arbres qu’ils abattaient pour que les chariots et les cavaliers puissent passer. D’autres se noyèrent, emportés par le poids des canons. Tous souffrirent de la faim et de la soif. À pied, à côté de sa monture, le roi encourageait ses soldats. Une épopée digne d’Hannibal ! Le 11 août au soir, l’avant-garde était à la Rocca Asparvera. Aucune armée ne les attendait. La ville fut pillée. Les soldats purent manger et s’abreuver. Un mois plus tard, le 14 septembre, François était victorieux à Marignan.
Le roi avait jeté sur ses épaules une courte cape, qui le protégerait de la griffure des branches lors des galops effrénés auxquels se livraient les chasseurs. Il était prêt à passer la porte.
— Certes, mais combien de temps Colonna me restera-t-il fidèle ? Il a travaillé pour les Génois, puis les Florentins avant de devenir pirate, pour finir à la solde des Espagnols. C’est un miracle qu’il soit encore avec nous.
— Votre Léonard lui aussi a bien souvent changé de maître…, laissa entendre Duprat. Je ne saurais trop vous conseiller la prudence. Quant à Quentin du Mesnil, vous savez ce que j’en pense. Vous n’auriez jamais dû le garder auprès de vous. Il vous causera de graves ennuis.
François haussa les épaules, saisit la courte épée de chasse que lui tendait son valet, enfonça sur sa tête un calot de velours noir sans ornement. Les trompes de chasse retentirent. On amenait la meute de chiens d’Artois. Le raffut qu’ils faisaient couvrit les derniers mots que Duprat adressait au roi.