14

Épuisé, mais n’ayant aucune confiance en Léonard, Quentin avait passé la nuit adossé à la porte de sa chambre. Dès qu’il sentait le sommeil le gagner, il s’obligeait à penser à la suite de sa mission. Était-il censé y perdre la vie ? Et s’il laissait Léonard aux prises avec ses ennemis ? Ce serait non seulement justifié, mais aussi prudent. Qu’allait faire le roi de France d’un dépeceur de cadavres ? L’enthousiasme de François pour le vieux peintre lui avait toujours paru exagéré. D’ailleurs avait-il vraiment l’intention de venir en France ? Quentin en doutait. Ne pouvant assurer, à lui seul, une vigilance de tous les instants, il serait facile à Léonard de s’échapper. Sans oublier ceux qui en avaient après lui ! Ils n’allaient certainement pas apprécier qu’il ait pris la poudre d’escampette et se lanceraient à sa poursuite. C’était aller vers de nouveaux périls. Il ne supporterait pas de revivre la terreur qui l’avait saisi dans le cachot du cimetière de San Lorenzo. Ses visions de chute dans des tourbillons d’air, de visages qui s’enflammaient, n’étaient-ce pas là d’inquiétantes prémonitions dont il devait tenir compte ?


Au petit matin, Léonard buta sur lui en sortant de sa chambre.

— Vous avez une mine de déterré, fit-il observer.

— À qui la faute ? répliqua Quentin, se levant avec difficulté.

— Venez prendre une écuelle de soupe. Nous avons à parler.

Redoutant que Léonard ne lui joue un tour à sa manière, Quentin le suivit avec empressement. Le jeune homme qui les avait accueillis la veille leur servit un épais potage de légumes coupés en petits morceaux où surnageaient des boules de pâte. Quentin se jeta dessus avec voracité et le trouva particulièrement à son goût.

— Je n’ai aucune intention d’aller en France, déclara Léonard.

Quentin s’étouffa, toussa et recracha sa cuillerée de soupe.

— Mais vous pouvez m’accompagner jusqu’à Milan, je n’y vois aucun inconvénient, continua le vieux peintre.

— Vous vous moquez de moi ! Le roi de France vous offre un château, des milliers d’écus, des domestiques, une vie de rêve dans le pays le plus puissant du monde…

— Oh, la puissance et les puissants, croyez-le bien, ne m’impressionnent plus.

— Vous a-t-on fait une meilleure offre ? Combien ? Qui ? Maximilien d’Autriche ? Je suis sûr que mon maître pourra combler toutes vos attentes.

— Bien des fois on a trahi ma confiance…

— François est l’être le plus droit, le plus loyal, le plus franc…

— Mensonges ! l’interrompit Léonard. Vous êtes à son service, il est normal que vous chantiez ses louanges, mais il serait un âne s’il pratiquait de telles vertus. Comme le soutient mon ami Machiavel, la dissimulation et la traîtrise sont les plus sûrs moyens de gouverner.

Outré, Quentin esquissa un geste de dénégation.

— Nous allons passer un marché, jeune homme, reprit Léonard. Je vois bien que vous allez rester accroché à mes basques, alors autant faire le voyage en bonne intelligence. Je vous donne jusqu’à Milan pour me convaincre de rejoindre votre roi. Si vous réussissez, j’abandonne mon projet initial, sinon, vous expliquerez que je ne valais que la corde pour me pendre.

Le ton coupant du vieil homme et son regard moqueur enragèrent Quentin. Il n’avait aucun moyen de contraindre Léonard à le suivre. Outre les dangers auxquels il devrait faire face, il lui faudrait se transformer en bateleur de foire, vantant les charmes et les avantages du royaume de France. Ridicule ! Comment Léonard, tout grand peintre qu’il fût, pouvait-il refuser l’honneur que lui faisait François Ier ? De nouveau, Quentin fut tenté de planter là cette vieille tête de mule arrogante. Que le vœu du nécromant se réalise : qu’il aille en enfer !

— Jurez-vous solennellement de ne pas chercher à me fausser compagnie ? demanda-t-il.

— Je vous le jure, fit Léonard en le regardant droit dans les yeux.

Quentin ne le crut pas un instant.

— Il me faut savoir, continua-t-il, qui cherche à vous nuire.

Léonard éclata d’un grand rire.

— On pourrait en remplir une cathédrale tant ils sont nombreux. Je n’ai pas été sage, j’ai vécu comme bon me semblait, je n’ai tenu que très peu d’engagements, j’ai choqué, provoqué… C’est ainsi qu’on se fait des ennemis. Qu’on cherche à me faire payer mes erreurs n’a rien d’étonnant.

— D’ici à vouloir vous tuer…

— Nous ne sommes pas morts !

— Vous prenez cette aventure bien à la légère, s’étonna Quentin.

— N’en croyez rien. Depuis hier, je ne cesse de me demander qui peut être le commanditaire d’une telle mascarade. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de Jean des Miroirs, qui me poursuivait de sa haine. Il y a d’abord eu cette pauvre hermine…

— Quelle hermine ?

— Crucifiée sur ma porte… Il sait que je déteste la cruauté envers les animaux. Et c’est lui qui m’a dénoncé pour avoir soi-disant violé des cadavres. Mais cet imbécile n’aurait jamais été capable de monter une telle mise en scène. Mon départ lui suffisait.

— Donc, exit Jean des Miroirs… Mais dites-moi, l’hermine revêt-elle une signification à vos yeux ?

Le visage de Léonard s’adoucit.

— Il y a bien longtemps, j’ai fait le portrait d’une délicieuse jeune fille de dix-sept ans : Cécila Gallerani. Elle était la maîtresse de Ludovic Sforza, qui régnait sur Milan. Je l’ai peinte avec, dans les bras, une hermine, l’emblème de son amant.

— A-t-elle des raisons de vous en vouloir ?

— Pas le moins du monde. Nous étions d’excellents amis. Quand Béatrice d’Este, l’épouse de Sforza, découvrit son existence, elle dut s’exiler à Mantoue. Peut-être y est-elle toujours. Je l’ignore.

— Qui d’autre, alors ? demanda Quentin.

— Si je dois dresser la liste de mes ennemis, nous y serons encore dans deux jours. Il est temps de partir. Nous réfléchirons en route.

Au moins les sujets de conversation ne vont pas manquer, soupira Quentin in petto.

Ils passèrent à l’auberge de l’Ange, prendre son cheval et ses bagages.

— Vous devriez vous aussi vous teindre les cheveux, fit remarquer Léonard. Vous ne passez pas inaperçu avec cette chevelure couleur d’or.

— Vous craignez donc que nous soyons poursuivis ?

— Pas vous ? Pourquoi croyez-vous que j’ai jugé bon de changer de tête ?


Le cheval de Léonard était magnifique, très grand, la robe noire, une étoile blanche sur le chanfrein. À son côté, Quentin avait l’air de monter une pauvre haridelle. Léonard s’impatientait de devoir refréner sa fougueuse monture. Il finit par traiter Quentin de traînard et de tortue. Ce dernier se rebiffa.

— Nous chevauchons depuis des heures. Pourrions-nous nous arrêter dans une auberge ? J’ai l’estomac dans les talons.

— Si vous y tenez.


Quentin se jeta sur le ragoût d’agneau. L’air dégoûté, Léonard le regardait.

— Comment pouvez-vous manger de la chair après avoir côtoyé des cadavres et humé l’odeur de putréfaction ?

Quentin resta la cuillère en l’air, la replongea dans son assiette, enfourna un morceau de viande, mâcha et avala avec difficulté. Un goût de charogne lui emplit la bouche.

— Vous ne mangez pas de viande ? demanda Quentin en grimaçant.

— Je ne supporte pas que mon corps soit une sépulture pour d’autres animaux, une auberge de morts…

Quentin n’avait jamais rien entendu de tel.

— Jamais la moindre viande ? Pas, de temps en temps, une volaille, un petit oiseau, une grive, une caille ?

— Quand je vois des oiseaux en cage, je leur offre la liberté, ce n’est pas pour m’en nourrir.

— Mais c’est impossible ! Sans viande, le corps ne saurait survivre.

— Et les salades, les fruits, les légumes, les champignons, les pâtes, qu’en faites-vous ? Prenez donc de ces délicieux oignons cuits sous la cendre farcis de raisins et de pignons. Cela vaut mille fois ce morceau de cadavre.

Quentin resta interdit. Certes, lors des jours de jeûne, et Dieu sait s’ils étaient nombreux, l’Église interdisait de manger de la viande. Mais on se rattrapait les jours suivants. Quelle incroyable manière de manger ! Si Quentin avait le malheur de proposer une telle pratique à la cour de France, François le renverrait derechef en Normandie soigner sa crise de démence.

— Je vous l’ai dit, je me moque des usages communs. Ce n’est pas avec moi que vous ferez bombance. C’est à peine si je bois du vin. Et jamais à jeun ni entre les repas. Pour se maintenir en bonne santé, il ne faut pas manger sans appétit, dîner légèrement, bien mâcher des aliments simples et bien cuits, ne pas faire la sieste, et se rendre aux lieux d’aisance dès qu’on en éprouve le besoin.

Quel triste sire, se dit Quentin. En plus d’être acariâtre, ingrat, lunatique, extravagant, le voilà qui faisait l’apologie de la frugalité et de la tempérance. On allait lui rire au nez.

— Je ne doute pas que l’on vous trouvera une cuisinière qui saura apprêter les mets selon votre goût, crut-il bon de dire.

— J’imagine que votre roi est un dévoreur de chair animale, qu’il s’empiffre de tout ce qui vole dans le ciel ou paît sur la terre.

De plus en plus agacé, Quentin se retint de se lancer dans la description des chasses d’Amboise, des curées où chiens et chasseurs s’en donnaient à cœur joie et de l’art des cuisiniers d’apprêter gélinottes et cuissots de chevreuil.

— Vous me prenez pour un vieux fou, n’est-ce pas ?

Quentin ne répondit pas. Il ne pouvait manquer de respect à un homme si âgé, même si l’envie l’en démangeait. Il respira profondément et reprit d’un ton léger :

— Le Val-de-Loire produit d’excellents légumes. Des poireaux, des raves, des carottes, des…

— Artichauts ? Asperges ? l’interrompit Léonard.

Quentin prit un air embarrassé.

— Hélas, ce sont des produits assez rares chez nous. Je crois que Claude, l’épouse du roi, en fait pousser dans son jardin à Blois. Elle a hérité de sa mère, Anne de Bretagne, le goût des jardins et elle fait planter toutes les nouveautés qu’on ne manque pas de lui offrir. Blois est très proche d’Amboise. Je veillerai à ce qu’on vous en procure.

— Et les fruits ?

Là, Quentin se sentait en pays de connaissance. Il se remémora les variétés que cultivait son père et énuméra :

— Les pommes court-pendu, reinettes, rougelets, ramburse, bequest, giraudettes, musquates… Mais nous avons aussi des poires, des coings, des cerises, des noix, des noisettes.

— Je ne doute pas que la France soit un vrai jardin d’Éden. Mais croyez bien que ce n’est pas ce qu’on y mange qui me convaincra d’y aller. Trouvez autre chose ! Ne traînons pas. Nous avons une longue route à faire.

Le train d’enfer que menait Léonard rappelait à Quentin les pires chevauchées avec François Ier. Au moins, sur ce plan-là, le roi et son peintre s’entendraient à merveille.

Ils firent étape pour la nuit à Vernio, dans une auberge abondamment fournie en punaises. Comme il se doit, Léonard refusa les plats de viande et se contenta d’une minestra de vermicelle et de grappes de raisin qu’il alla lui-même cueillir à l’arrière de la maison. Quentin l’accompagna dans ces austères agapes, s’inquiétant de son propre dégoût devant le porc rôti farci de romarin sauvage proposé par l’aubergiste. Léonard le rassura : d’après un voyageur au long cours, un certain Andrea Corsali, le peuple hindou dans son entier se gardait de toute viande.

Quoique recru de fatigue, Quentin revint sur la question des ennemis de Léonard.

— Aussi loin que je me souvienne, je crois ne pas avoir été le bienvenu sur cette terre, commença-t-il. Je suis né bâtard. Mon père, un honorable notaire de Florence, engrossa une pauvre paysanne, Catarina, ma mère. Par chance, le père de mon père était un homme bon et m’a recueilli. J’ai vécu mon enfance comme un sauvage, dans le village de Vinci, à quelques lieues de Florence. J’ai tout appris de la nature, car en tant que bâtard il était exclu que je puisse faire des études. Et j’ai une autre particularité, qui ne plaidait pas en ma faveur : je suis gaucher. Vous le savez, les gauchers sont vus comme des êtres diaboliques.

— Ça ne vous a pas empêché de peindre !

— Bien au contraire. Je suis habile des deux mains. Voilà qui me signalait encore comme peu recommandable.

— Avez-vous rencontré votre père ?

Léonard ricana.

— Hélas ! J’étais son fardeau, sa croix. Je ne faisais rien comme il fallait. C’est lui qui m’a placé en apprentissage chez maître Verrocchio quand j’avais seize ans. Il s’est marié deux fois, et a eu une ribambelle d’enfants qui, eux, lui ont fait honneur.

— Vous êtes donc doté d’une nombreuse parentèle.

— Qui me déteste ! À la mort de mon oncle, qui m’aimait beaucoup, mes frères m’ont fait un procès pour récupérer le bien qu’il m’avait légué.

— Vos frères vous en veulent-ils assez pour souhaiter votre mort ?

— Que je disparaisse les arrangerait bien. Je ne suis qu’une source de tracas pour eux, qui se veulent tellement honorables. Mais je ne crois pas qu’ils soient liés à ce qui nous est arrivé.

— Les haines familiales peuvent être féroces.

— Il faut chercher ailleurs. Et peut-être n’était-ce qu’une mauvaise plaisanterie. J’ai été très attentif aujourd’hui. Personne ne nous a suivis.

— Je vous trouve très optimiste. Si cela ne vient pas de Jean des Miroirs, ni de votre famille, à qui pensez-vous ?

— À personne en particulier. Parlez-moi plutôt de votre roi. En le rencontrant, j’ai eu le plaisir de voir que nous faisions la même taille, ce qui est très rare. J’ai noté ses cheveux châtains, ses yeux noisette en forme d’amande, son long nez, ses lèvres charnues faites pour le plaisir, son teint laiteux. Il est très musclé, quoique ses mollets m’aient paru maigrelets. Il parle un excellent italien et il s’exprime avec beaucoup d’éloquence. On m’a dit qu’il écrivait des poèmes. Est-il vraiment cet homme accompli, ce nouveau Constantin qu’on célèbre ?

Voilà au moins un sujet sur lequel Quentin pouvait se montrer intarissable :

— Il est grand, mais pas seulement par la taille. Son esprit est vif et généreux. Et vous savez, la poésie est un don de famille. Son grand-oncle Charles d’Orléans est un poète encore célébré. Sa sœur Marguerite écrit, elle aussi. Il a bénéficié d’une excellente éducation. J’en sais quelque chose, j’ai suivi les mêmes leçons que lui, le maniement des armes mis à part.

— Vous m’avez dit être là pour me protéger et vous ne savez pas manier une épée. Belle garde que m’envoie votre roi !

— Je voulais parler de l’art militaire, des ordres à donner à une armée. Je ne suis pas un excellent bretteur à cause d’une faiblesse à la jambe droite…

— De mieux en mieux ! Un boiteux !

— Mais je sais fort bien me servir d’une dague. Et la force n’est pas toujours la meilleure arme pour se garder de ses ennemis.

Quentin s’en voulait d’avoir dévoilé étourdiment son peu d’habileté au combat. Sans son accident, peut-être serait-il devenu un homme de guerre emmenant ses troupes à la victoire. Il en doutait. Sa blessure avait même été une excellente excuse pour ne pas participer aux tournois qui faisaient la joie de ses camarades. Et pour fréquenter assidûment la salle d’études, où il retrouvait Marguerite. Mais les moqueries de Léonard lui déplaisaient. Cet homme savait être cruel. Quentin devrait s’en souvenir et s’en méfier.

— Louise de Savoie, la mère du roi, nous a appris l’italien et l’espagnol, reprit-il. Quant au latin, je dois avouer que François n’y a pas pris beaucoup de plaisir et qu’il le lit mal.

— Un point commun avec moi ! Je suis un homme sans lettres. Ce qui m’a valu bien des quolibets à Florence, où l’on ne jure que par les textes antiques.

— Contrairement à Marguerite, sa sœur, qui est une excellente latiniste, continua Quentin, imperturbable. Nous avons appris la géographie, les mathématiques, l’histoire. François aime par-dessus tout les récits de chevalerie.

— Dites plutôt qu’il ne rêve que de batailles, de coups d’épée, de guerres glorieuses…

— Il est le roi de France, se contenta de dire Quentin. Il ne saurait se dérober à son devoir.