12

La pierre avait la froideur d’un tombeau. Une acre odeur d’humidité le fit tousser. Où était-il ? Que lui était-il arrivé ? L’obscurité était si profonde qu’il ne distinguait rien autour de lui. Une bouffée d’angoisse l’envahit. Son cœur battait à tout rompre. Il tenta de se relever, bascula sur le côté et heurta un corps.

— Maître de Vinci, est-ce vous ? chuchota-t-il, effrayé.

D’une main tremblante il parcourut le visage aux yeux fermés, sentit sous ses doigts une longue chevelure. Léonard mort ! François ne le lui pardonnerait jamais. Le corps du vieil homme frémit, sa tête bougea et, avec une force inattendue, il repoussa Quentin.

— Ne m’approchez pas, qui que vous soyez, hurla-t-il en bourrant le jeune homme de coups de pied.

— Arrêtez ! Je ne vous veux aucun mal. Je suis là pour veiller sur vous, par ordre du roi de France.

— C’est réussi ! grommela Léonard. Qu’avez-vous fait pour que nous nous retrouvions ici ?

— À vous de me le dire ! s’emporta Quentin en se frottant le mollet, les coups de Léonard ayant réveillé les douleurs de sa mauvaise jambe.

— Vous souvenez-vous de quelque chose ? demanda Léonard.

— Rien de rien. Nos assaillants m’ont frappé et j’ai perdu connaissance.

— Nous ne devons pas être loin du cimetière des Ognissanti. Avec le monde qu’il y a dans ce quartier, ils n’ont pu nous escamoter si facilement.

— À moins qu’ils n’aient eu une voiture.

— En avez-vous vu une quand vous êtes arrivé ?

— Pas que je me souvienne.

Léonard s’était levé. Quentin l’entendait frôler les murs, racler le sol.

— Que faites-vous ? demanda-t-il.

— Je cherche une porte, une anfractuosité qui nous permettrait de sortir de ce trou à rats.

Encore sous le choc, Quentin avait du mal à rassembler ses esprits. Que leur arrivait-il ? Si on avait voulu les détrousser, les voleurs n’auraient pas pris la peine de les enfermer dans cet infâme cachot. Léonard continuait son exploration, sondant et grattant les pierres.

— Voilà, j’ai trouvé la porte !

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’un bruit de clé se fit entendre, un rai de lumière pénétra dans la pièce, la porte s’ouvrit. Un personnage étrange fit son entrée, précédé d’un chandelier. Il portait une longue robe violette ornée de croissants de lune d’un jaune éclatant. Un chapeau pointu de mage lui couvrait la tête. Deux hommes à la forte carrure, armés de gourdins, le suivaient. Ils entrèrent en silence. Léonard éclata de rire. Quentin, lui, n’en menait pas large. La mine patibulaire des sbires, le visage fermé du mage ne lui disaient rien qui vaille.

— Quelle est cette mascarade ? rugit finalement Léonard. Laissez-moi sortir.

Imperturbable, le mage se mit à tourner autour du vieil homme en levant son chandelier pour examiner son visage. Les deux mastodontes gardaient la porte. Léonard, qui faisait deux bonnes têtes de plus que le mage, le saisit au col. Les deux affreux se jetèrent sur lui et le firent lâcher prise. Pétrifié, Quentin n’eut pas le temps de réagir. Sur un signe du mage, les sbires encadrèrent les prisonniers et les firent sortir. Ils parcoururent un boyau suintant d’humidité à l’odeur fétide, descendirent quelques marches et se retrouvèrent dans un nouveau cachot, de forme ronde. Des dizaines de cierges l’éclairaient brillamment et la lueur du jour y pénétrait par un oculus situé très haut au-dessus d’eux. La lourde porte se referma. Avec un bâton de craie, le mage se mit à tracer des cercles sur le sol maçonné, trois cercles de plus en plus petits. Il psalmodiait des incantations dans une langue étrange où Quentin crut reconnaître quelques mots d’hébreu. Léonard ne semblait nullement inquiet. Il regardait avec indifférence le mage s’agiter. Quentin était loin de partager son assurance. Il détestait tout ce qui avait trait à la magie et, contrairement à bien des gens de son entourage, fuyait les diseurs de bonne aventure, les faiseurs d’horoscopes, les annonceurs de prophéties. Lui qui avait côtoyé la mort savait que la frontière avec l’au-delà était fragile et, pour rien au monde, il ne voulait se confronter avec ses démons. Il sentit un filet de sueur froide naître à la base de sa nuque et un début de nausée s’empara de lui. Maintenant, le mage disposait des coupelles de métal où se consumait du charbon de bois. Il y fit tomber des grains d’encens, certains dégageant une délicieuse odeur, d’autres des relents nauséabonds. Quentin se mit à respirer par la bouche, à petits coups. Toujours impassible, Léonard avait les yeux levés vers l’oculus.

Ayant terminé ses incantations, le mage se tourna vers lui et, d’un doigt autoritaire, lui fit signe de venir se placer au milieu des cercles. Léonard éclata de rire.

— Cessez vos simagrées ! Tout ceci n’est que comédie !

— Par Malphas, Caïm, Focalor, Abalam, Lilith et Lucifer, que les légions de l’Enfer s’abattent sur cet homme. Qu’elles viennent avec les corps martyrisés qu’il a eu tant de plaisir à ouvrir. Que ceux-ci le tourmentent à tout jamais.

— Ah ! un nécromant ! railla Léonard. Quelle bonne surprise !

— Que leurs entrailles l’ensevelissent, que leur sang le plonge dans un puits de douleur, que leurs chairs en lambeaux lui remplissent la gorge.

Tétanisé, Quentin sentait monter en lui une vague de panique. Un puits sans fond… puis la douleur, l’étouffement, l’ensevelissement, il avait déjà connu ça.

— Vous n’êtes qu’un charlatan dont la bannière ne guide que des foules crédules. Vous voulez nous faire croire que vous déclenchez des tempêtes, que vous possédez une force indestructible et que nul ne saurait s’opposer à votre implacable puissance. Balivernes !

— Je fais appel à Arioch, démon de la vengeance, Namtar, messager de la mort, Barbas, grand président des enfers, Harborym, prince des incendies…

Le rythme de parole du nécromant, les mots répétés agissaient sur Quentin comme un hypnotique. Il se sentit perdre pied. Il revivait sa chute des remparts d’Amboise, une chute qui n’en finissait pas. Quand le nécromant invoqua Ayperos, il vit surgir un lion monstrueux avec une tête et des pattes d’oie, une queue de lièvre. Son esprit s’obscurcit pour être ensuite transpercé de flèches lumineuses. Puis vint Hécate, aux trois têtes de serpent, d’homme et de chat. Son corps fut pris de tremblements, il vit s’enflammer de gigantesques brasiers. Sa peau brûlait, des vents violents le projetaient dans les airs, il retombait à terre où une grêle de pierres luminescentes l’ensevelissait. Quand apparut Andras au corps d’ange, à la tête de chat-huant, à cheval sur un loup noir, il entendit les cris de colère, les mots de haine qui le poursuivaient depuis toujours. C’en fut trop pour lui, il s’affaissa, sans connaissance.

Léonard ne désarmait pas, tenant toujours tête au nécromant.

— Votre magie n’a jamais existé et n’existera jamais. C’est le plus stupide des discours humains.

Les gardes sortirent, laissant entrer un courant d’air. Le ton du mage changea. Quentin tressaillit, ouvrit les yeux. Ses visions avaient disparu. Il ressentait une immense fatigue et ne put se relever.

— Vous resterez parmi les morts, reprit le mage. Vous aurez tout le temps de vous repentir des outrages que vous leur avez fait subir. Ils vous attendent.

Les gardes entrèrent, portant un brancard qu’ils déposèrent au centre de la pièce. Le corps inerte d’un vieillard y reposait, dégageant une épouvantable odeur de charogne. Un autre brancard suivit, avec cette fois le cadavre d’une jeune femme, visiblement enceinte, et, pour finir, un jeune homme d’une grande beauté aux cheveux bouclés.

— Que les âmes de ces défunts vous enseignent la décence, clama le mage.

Il sortit en faisant virevolter sa longue robe. Les gardes le suivirent, fermant la porte à double tour.

— Je les ai vus, ces esprits des morts, se mit à hurler Quentin. Ils étaient là, semant le feu et la terreur. D’horribles monstres à tête de chouette et queue de serpent… Ils sont là, cachés dans ces cadavres. Ils vont s’emparer de nous !

Léonard le regarda avec mépris.

— Vous n’allez pas croire à ces bêtises ! La nécromancie n’accouche que du mensonge. Vous croyez que les hommes peuvent se changer en loups, en chiens ? Ceux qui affirment de telles choses, ce sont eux les animaux.

Terrorisé, Quentin le vit s’approcher des corps et se pencher sur le vieillard. D’une voix calme, Léonard déclara :

— À l’hôpital de Santa Maria Nuova, quelques heures avant sa fin, un vieillard me dit qu’il avait vécu cent ans et ne ressentait aucun mal physique autre que sa faiblesse. Je pratiquai l’autopsie pour vérifier la cause d’une aussi douce mort et je découvris qu’elle était consécutive à la défaillance du sang et de l’artère qui nourrit le cœur, que je trouvai toute parcheminée, ratatinée et flétrie. J’ai aussi écorché le cadavre d’un homme qui avait tant maigri que ses muscles s’étaient consumés et comme réduits à l’état de mince pellicule.

— Taisez-vous ! glapit Quentin.

— Calmez-vous, jeune homme. Je veux juste vous montrer que la mort n’a rien à voir avec la magie. J’ai toujours voulu connaître et comprendre la nature humaine, savoir ce qu’il y avait à l’intérieur de nos corps.

Léonard passa à la jeune femme :

— Je n’ai jamais eu la chance de disséquer une femme enceinte. Cela m’aurait passionné. Dans le ventre de sa mère, le cœur de l’enfant ne bat pas et il ne respire pas, car il est constamment dans l’eau. S’il respirait, il se noierait.

Quentin tentait de se boucher les oreilles.

Arrivant au jeune homme, Léonard joua d’un doigt indifférent avec son membre viril, pâle et ratatiné.

— Regardez comme les organes qui servent à la procréation sont hideux. S’il n’y avait la beauté des visages, de l’âme, la nature perdrait la nature humaine. Parfois la verge possède une intelligence propre, elle se meut alors sans l’autorisation de l’homme, ou même à son insu. Souvent l’homme dort et elle veille, et il arrive que l’homme soit éveillé et qu’elle dorme. Maintes fois l’homme veut se servir d’elle qui s’y refuse, maintes fois elle le voudrait et l’homme le lui interdit.

— Mais allez-vous vous taire ? C’est insupportable !

Léonard ne répondit pas. Il avait chaussé une paire de petites lunettes aux verres bleutés et regardait avec attention l’aine du jeune homme.

— Voilà qui n’est pas bon. Ce pauvre garçon présente des bubons qui pourraient être signes de peste.

— Ne le touchez pas ! hurla Quentin.

— Un peu de force d’âme, que diable ! Et arrêtez de crier. Vous êtes censé me protéger, rappelez-vous, dit-il en lui lançant un regard en coin. Je sais qu’on peut avoir de la répugnance à passer des nuits en compagnie de cadavres lacérés, tailladés, horribles à voir. Les veines, les artères, les tendons, les os, enchevêtrés, noyés dans le sang… Mais c’est la seule manière de connaître la vraie nature de l’homme. En attendant, il nous faut partir. Au plus vite.

— Êtes-vous fou ?

— Nos geôliers font tout pour que nous le devenions. Ne leur laissons pas ce plaisir.

— Nous allons mourir, gémit Quentin.

— Cessez vos jérémiades. Vous m’empêchez de réfléchir.

— À quoi, Dieu du ciel ? Les serrures sont neuves et, à moins que nous ne nous transformions en singes, nous n’arriverons jamais à atteindre l’oculus.

Léonard s’immobilisa.

— Ça c’est une idée !

Quentin le regarda comme s’il avait perdu la raison.

— Avant que le mage ne fasse brûler ces affreux encens, n’avez-vous pas senti une lourde odeur de vase ? Et avant qu’il ne se mette à psalmodier, n’était-ce pas un bruit d’eau que nous entendions ?

— Si, peut-être. J’étais trop effrayé pour faire attention.

— L’attention, mon cher garçon ! C’est essentiel. Ne l’oubliez jamais.

— Mais où voulez-vous en venir ? s’impatienta Quentin. La pièce est hermétiquement close.

— C’est là notre chance !

Le vieux délirait.

— Nos ravisseurs ne nous ont pas emmenés très loin du cimetière. Je les soupçonne même de nous avoir entraînés dans une tombe qui doit être reliée à ces salles. Et où se trouve le cimetière ? En bordure de l’Arno. Si nous arrivons à faire rentrer l’eau de la rivière dans notre prison, elle nous permettra d’atteindre l’oculus, et le tour sera joué.

— Mais nous allons nous noyer…

— C’est un risque !

Léonard fouilla dans ses vêtements et en retira un petit stylet. Puis commença à s’attaquer aux blocs de pierres jointoyées.

— Ne restez pas planté là à me regarder. Faites quelque chose ! Aidez-moi !

Toujours sidéré, Quentin ne pipa mot.

— Votre ceinture ! Sa boucle est en métal. Servez-vous-en, que diable !

Quentin obtempéra et se retrouva au côté de Léonard, à gratter le ciment, qui se révélait plus épais que prévu. Au moins, cet exercice lui faisait partiellement oublier la présence des cadavres. Son répit fut de courte durée. Pour se donner du cœur à l’ouvrage, Léonard entreprit de lui raconter son séjour à Pavie où il avait travaillé avec Marcantonio della Torre. Ensemble, ils avaient partagé des heures passionnantes à ouvrir des corps et à décrire leurs organes. Malheureusement, le jeune médecin était mort de la peste, contaminé par un cadavre. Quentin frémit, jeta un œil sur les corps à quelques toises d’eux et pria Léonard de se taire. En vain.

Leur travail de sape avançait lentement. Ils y travaillèrent toute la nuit. La lueur des torches faiblissait. L’idée qu’elles s’éteignissent terrorisait Quentin. Se retrouver dans le noir, entourés de corps en putréfaction, pesteux de surcroît, était si effrayant qu’il redoublait d’ardeur. Malgré son âge, Léonard faisait preuve d’une belle énergie. Il expliqua à Quentin qu’ils devaient dégager un nombre suffisant de pierres afin que le flot soit assez puissant pour les emporter au sommet de la voûte. À condition que nous soyons bien au bord de l’Arno, se dit Quentin in petto.

Une première torche rendit l’âme, suivie d’une seconde. L’effroi se lisait sur le visage de Quentin. Léonard restait impassible et, de temps en temps, se permettait de siffloter pour se donner du cœur à l’ouvrage. Deux blocs de pierre commencèrent à bouger, mais ils étaient encore loin de les avoir complètement descellés.

— Quand je pense que j’ai inventé un moyen pour s’évader d’un lieu clos, se lamenta Léonard. Je m’aperçois que mon idée était excellente mais, hélas, irréalisable. Il faudrait disposer de tout un attirail, ce qui, je l’avoue, arrive rarement quand on est enlevé par surprise.

C’en fut trop pour Quentin. Épuisé, les mains en sang, il se laissa aller le long de la paroi. Léonard lui jeta un regard froid.

— Levez-vous et reprenez votre tâche. On voit bien que vous n’avez pas l’habitude de travailler de vos mains.

Le ton méprisant de Léonard le fit se relever et il reprit son ouvrage.

— Et les cadavres ? demanda-t-il d’une voix blanche. Ils vont nager avec nous…

— Ils sont trop frais, répliqua tranquillement Léonard. Ils resteront au fond. S’ils avaient été boursouflés, émettant des gaz, ils seraient effectivement remontés avec nous.

Quentin poussa un soupir. Pourvu que ce puits de science dise vrai. Léonard se lança alors dans une explication sur le tourbillon d’eau qui allait se produire.

Soudain, un filet d’eau apparut à la jonction de deux pierres.

— J’avais raison ! s’exclama Léonard. Nous allons réussir. Il faut que nous coordonnions nos gestes et que nous agissions très vite.

Ils firent bouger un bloc, l’enlevèrent rapidement et firent de même pour deux autres. Un premier flot fit irruption, une eau boueuse, puante, pleine d’immondices. Quentin eut un haut-le-cœur.

— Vite, il faut en desceller d’autres.

Ils n’eurent pas à le faire. Sous la pression de l’eau, le mur céda et des flots impétueux s’engouffrèrent. Quentin eut juste le temps de voir Léonard, le doigt levé, lui faire signe de rejoindre l’oculus. Ce fut un calvaire. Quentin avala de l’ignoble bouillasse, faillit perdre le souffle et paniqua à l’idée de rater l’oculus. L’orifice n’était pas si grand. Et s’il se retrouvait plaqué contre la paroi ? Et qui, de lui ou de Léonard, allait l’atteindre le premier ? Et s’ils se gênaient mutuellement ? Si l’un des deux n’arrivait pas à sortir ? Il s’intima l’ordre de se calmer. L’affolement était le plus sûr moyen de finir noyé. Il bénit le ciel d’avoir appris à nager dans la Loire, où les tourbillons sont si dangereux. Il retint sa respiration. Une vague soudaine le fit heurter le mur. Il se crut perdu. Il battit des jambes et des bras pour se propulser vers le haut. Ses mouvements désordonnés lui firent percuter le haut de la coupole. Le souffle lui manquait. Il n’était qu’à quelques brasses du salut. L’eau lui remplissait la gorge. Il étouffait. Un voile noir envahit son cerveau. Dans un dernier effort, il tendit la main. Une force puissante s’en empara. Il jaillit à l’air libre. Léonard l’avait sauvé. Toussant, crachant, exténué, il regarda autour de lui. Ils étaient perchés sur un petit dôme couronnant une chapelle funéraire.

— Vite, s’écria Léonard. Les murs vont s’écrouler. Je n’ai aucune envie de continuer l’aventure dans les flots de l’Arno.

Ils se laissèrent glisser et atterrirent entre deux tombes. Trempés, des filaments verdâtres accrochés à leurs vêtements, ils avaient l’air d’épouvantails. Quentin respirait à grandes goulées l’air frais de la nuit. Il n’en revenait pas d’avoir échappé à ce piège mortel. Encore terrorisé, son cœur battait à tout rompre. Incapable de faire un geste, il regardait Léonard qui, tranquillement, enlevait des brindilles de ses chausses. Il ne semblait nullement affecté par ce qu’ils venaient de vivre. Cet homme avait une force d’âme peu commune. Quentin était sur le point de lui dire son admiration quand Léonard déclara d’un ton froid :

— Nos chemins se séparent. Je vous souhaite un bon retour.

— Vous plaisantez ! Je vous accompagne au palais Martelli.

— Je n’y vais pas.

— Mais vos amis vous y attendent.

— Ils n’y sont plus.

— Vous comptiez voyager seul ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Oh que si ! Ça me regarde ! explosa Quentin.

À cause de ce vieux fou, il avait failli mourir noyé et peut-être attrapé la peste. Et il le congédiait comme un vulgaire domestique ? Que croyait-il ? Qu’il allait le remercier pour cette nuit en si charmante compagnie ? Et ce dédain manifeste pour un envoyé du roi de France ! Quelle impudence ! Il était peut-être un génie, mais ce n’était pas la politesse qui l’étouffait.

— Je ne vous quitterai pas d’une semelle, ajouta- t-il avec force.

Léonard fronça les sourcils.

— Soit ! laissa-t-il tomber.

Ils se mirent en route, laissant une trace humide sur les pavés. Ils ne rencontrèrent âme qui vive. Ignorant tout de la ville, Quentin ne savait où Léonard l’entraînait.

— Pouvez-vous m’expliquer où nous allons ? demanda-t-il.

— Certainement pas. Vous avez décidé de me suivre. Suivez-moi.

Ils s’arrêtèrent devant une petite maison. Léonard actionna le heurtoir. La porte s’ouvrit sur un jeune homme à qui Léonard ordonna de faire chauffer de l’eau et de l’apporter dans sa chambre. Quentin lui emboîta le pas et le suivit jusqu’au premier étage. Léonard ouvrit une porte qu’il s’empressa de claquer au nez de Quentin. Quand le jeune homme arriva, porteur de deux brocs d’eau, Quentin en profita pour s’introduire dans la chambre. Il découvrit le vieil homme armé de grands ciseaux, qui avait déjà coupé sa longue chevelure et s’attaquait à sa barbe.

— Je ne vous fausserai pas compagnie, n’ayez crainte, dit-il à Quentin. Et de grâce, allez vous laver. Vous puez la mort. Guido, emmène ce Français à la cuisine, donne-lui de l’eau. Je vous rejoins dans un instant.

Avec bonheur, Quentin procéda à ses ablutions. Quand Léonard apparut, il resta bouche bée. Les cheveux et la barbe du vieil homme étaient aussi noirs que des ailes de corbeau.