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Toute la maisonnée avait été réquisitionnée pour la récolte des pommes, qui s’annonçait particulièrement abondante. Lui qui n’avait jamais fréquenté un champ de bataille, Antoine du Mesnil avait mis sur pied une organisation toute militaire. Chaque matin, à huit heures, à moins qu’il ne plût, il passait en revue ses bataillons de femmes et d’enfants, et les lançait à l’assaut des vergers, munis des recommandations d’usage : ne cueillir que les fruits parfaitement mûrs, les déposer délicatement dans les paniers d’osier et les rapporter à Mathilde qui se chargerait de les ranger dans la fruiterie. Une escouade d’hommes était chargée de locher, c’est-à-dire secouer les pommiers à cidre, et de mettre les fruits en tas avant d’être portés au pressoir. Là, dans une auge en bois, les pommes étaient écrasées par une meule. Le jus récupéré dans la cuve finissait en tonneaux qui ne seraient fermés qu’au moment où le cidre aurait commencé à bouillonner.

En tant que général des cuisines, la Bougnette régnait sur des pyramides de pommes et des montagnes d’épluchures. Du matin au soir elle pelait ces maudites pommes, les coupait en fines lamelles que ses aides disposaient sur des claies en osier garnies de fil d’archal1 et mettaient à sécher dans un four spécialement conçu par le sieur du Mesnil. Durant l’hiver, les pommes séchées seraient servies trempées dans du vin, en potage, dans du pain…

Elle préparait aussi des pâtes de pommes, cuites avec un peu d’eau jusqu’à ce que la pâte se détache de la bassine, puis pétries avec du sucre et mises dans des boîtes en osier bien au sec, qui seraient autant de douceurs pour les repas de fêtes et serviraient de présents au Nouvel An.

Quant aux tartes, tourtes, pommes sous la cendre qu’elle préparait chaque jour pour les escadrons de cueilleurs, à son grand désespoir, elles ne recueillaient plus que de très faibles éloges.

Préposée à la fruiterie, Mathilde avait pour tâche de disposer les fruits selon leur degré de conservation : des grosses calvilles rouges qui dureraient jusqu’à la Noël aux reinettes franches qu’on mangerait encore en mars. Dans la pénombre et la fraîcheur de l’ancienne salle des gardes, où son père avait installé des rangées d’étagères garnies de paille, Mathilde se répétait les questions qu’elle poserait au maître-verrier. Où avait-il rencontré Quentin ? Était-ce à la cour du roi ? Quand ? Pourquoi l’avoir représenté en saint Adrien ? Pourquoi ne pas en avoir informé Quentin ? Elle n’eut guère l’occasion d’approfondir ses réflexions, car elle était sans cesse dérangée. Par la Bougnette, qui voulait savoir si elle pouvait mettre la court-pendu en confiture, si elle devait garder des épluchures pour garnir des brûle-parfums afin de se protéger des épidémies… Par son père, qui s’émerveillait des rambours, vertes d’un côté, fouettées de rouge de l’autre, excellentes en compote, des fenouillets au fond violet couvert d’un manteau gris-roussâtre, avec leur petit goût de fenouil, des pommes d’api, d’un rouge vif du côté du soleil, blanches de l’autre, à la peau si fine qu’il est inutile de les peler pour les manger… Satanées pommes ! Elle avait plus important à faire. Quand elle était revenue à la charge auprès de son père au sujet du vitrail, il avait de nouveau déclaré que son imagination lui jouait des tours et s’était replongé dans son livre d’agronomie. Il n’avait jamais été bavard, sauf quand il s’agissait de livres et de poésie, mais son obstination à se taire lui paraissait de plus en plus lourde de sens. Elle devait agir seule. Pour le bien de Quentin. Elle avait reçu la magnifique étoffe qu’il lui avait envoyée de Lyon. À cette occasion, elle s’était souvenue du jour où il lui avait suggéré de mettre des quartiers de pommes séchées dans ses vêtements comme c’était la dernière mode chez les dames de la cour. Elle avait failli lui arracher les yeux, disant qu’elle préférait encore la fiente de pigeon à l’odeur douceâtre des pommes.


Les fruits se firent plus rares et son père lui donna la permission de s’absenter. Enchanté de l’abondance de la récolte, il annonça qu’il comptait doubler la superficie du verger pour y planter des poiriers, des pruniers, des cerisiers… Il ajouta avoir entendu parler d’une famille noble, aux environs de Lisieux, qui élevait des troupeaux de paons, les nourrissant avec le moût du cidre. Pourquoi ne pas faire de même ? Très recherchés pour les banquets et festins, ces animaux trouveraient facilement preneurs à Rouen.

Mathilde leva les yeux au ciel et lui rétorqua qu’il était bien connu que les paons détruisaient tout dans les jardins et s’attaquaient même aux toits de chaume. Un tel élevage s’avérerait plus ruineux que profitable. Et elle partit préparer son mince bagage. De très bon matin, elle prit le coche à Louviers en compagnie de marchands de draps qui allaient vendre leur production dans la capitale normande. La conversation roula sur le prix de la laine d’Espagne, qui ne cessait de monter, durcissant encore la concurrence avec les producteurs de draps anglais. Elle n’y prit aucunement part, quoique le sujet l’intéressât, comme tout ce qui touchait au commerce régional. Même si sa vie n’était guère différente de celle des paysans aisés, elle tenait à signifier qu’elle était de noble naissance. Les marchands l’avaient bien compris, qui ne lui proposèrent pas de partager leur casse-croûte. Ils tirèrent d’un panier en osier une terrine qu’ils découpèrent en grosses tranches. La chaude odeur du pâté aromatisé au laurier envahit l’habitacle, mettant Mathilde au supplice tant elle avait faim. La miche de pain, les rondelles de saucisse, les parts de fromage veiné de crème faillirent avoir raison de sa détermination.

Le coche les arrêta en fin de matinée sur le quai, en face de la porte de la Tuile. Elle se précipita vers un petit vendeur de rissoles pour en engloutir quatre d’affilée, sans plus penser à la retenue dont devait faire preuve une dame de qualité.

Tambour battant, elle se rendit rue Mignotte, et régla la vente du lin. Depuis des années, Baltard, un gros négociant, lui achetait sa récolte les yeux fermés, sachant que la plante avait été coupée à maturité et que les andains étaient exempts de mauvaises herbes. Elle alla ensuite place du Vieux-Marché où elle commanda à la veuve Daubichon une dizaine de pains de sucre, les tourtes, compotes, gelées de pommes ayant mis à mal les réserves du domaine. Contrairement à son père, qui détestait la foule, Mathilde adorait parcourir les ruelles enchevêtrées, grouillantes de monde. On disait que Rouen était, après Paris, la ville la plus peuplée du royaume. Italiens, Espagnols, Flamands, Anglais, Portugais s’y côtoyaient, à l’affût de bonnes affaires. Si elle n’avait pas été aussi impatiente de tirer au clair le mystère du vitrail de saint Adrien, elle aurait pris le temps d’explorer les étals proposant oranges du Portugal, raisins d’Espagne, figues de Malte, saumons salés d’Écosse, harengs d’Allemagne… Elle se dirigea vers la cathédrale où, selon le prieur de Louviers, elle obtiendrait l’adresse de Pierre Brochard. Le maître-verrier avait été engagé pour installer une verrière dans le transept est. Avec un peu de chance, elle le trouverait en train de travailler… Elle traversa le chantier du nouveau palais de justice, prenant garde aux charrettes de carriers, pressés de livrer leurs blocs de pierre blanche du pays de Caux.

Son père l’avait chargée de lui trouver un livre sur la fabrication du cidre. Trouvant que celui du domaine avait tendance à développer une trop grande amertume, il voulait s’assurer que les pommes louvière, girard et fraisquin étaient bien adaptées, ou si d’autres variétés apporteraient un peu plus de bonté. Les libraires tenant boutique devant le portail nord de la cathédrale, Mathilde ne perdrait pas de temps à assouvir la faim de connaissance qui tenaillait en permanence Antoine du Mesnil. Malheureusement, elle ne trouva aucun ouvrage sur le sujet. On lui proposa bien un volume en latin de Columelle traitant des vergers, mais elle répondit vertement que cet auteur de plus de mille cinq cents ans n’avait jamais entendu parler de cidre. Le libraire la traita de pimbêche et ils se quittèrent fâchés.

Elle avait prévu de passer la nuit chez ses cousins Saint-André. Dans l’intention d’aller déposer son sac de voyage, elle prit la direction de la place du Marché-aux-Veaux, où ils habitaient une antique maison à pan de bois. Dans le message qu’elle leur avait fait parvenir, elle n’avait pas précisé à quelle heure elle arriverait. Elle hésita. Elle pourrait se désaltérer, prendre un peu de repos. Mais elle devrait donner des nouvelles de son père, de son frère et, en retour, écouter Alyne, Isabelle, Géraud et leur mère. Cela risquait de durer des heures ! D’autant que Pierre de Saint-André, ami de l’armateur Jean Ango, préparait son deuxième voyage pour le Nouveau Monde. Prise dans le récit des aventures des uns et des autres, elle aurait du mal à s’échapper. Elle fit demi-tour, s’acheta une miche de pain qu’elle mangea assise sur un banc de pierre. Un enfant malingre, en haillons, s’approcha timidement d’elle et tendit la main. Elle lui donna le reste du pain. Il s’enfuit aussitôt, emportant son précieux butin. Elle se leva, secoua les miettes de sa jupe. Le temps était venu de se consacrer à sa mission. Elle fut prise d’une soudaine réticence. Était-ce bien raisonnable de se lancer dans cette quête ? Ce qu’elle pressentait comme étrange ne risquait-il pas de bouleverser le cours de leur vie ? Vouloir à tout prix dévoiler des secrets n’était pas sans danger. Ce qui était caché ne devait-il pas le rester ? La noirceur des hommes, leur orgueil, leur jalousie, leur cupidité étaient à l’origine de bien des mystères. Il n’était qu’à voir les figures grimaçantes des gnomes et monstres de pierre qui cernaient le portail de la cathédrale. En temps ordinaire, la truie souffrant d’une rage de dent, celle jouant de la vielle à archet, le bouc sonnant une cloche la faisaient rire. Ce n’étaient que les personnages de la fête des fous, symbole de l’imprudence et de l’inconstance des hommes. Aujourd’hui, elle ne voyait que des damnés torturés par le diable. Cette femme chimère à corps de lion et aux ailes de chauve-souris, cette autre aux membres antérieurs de cheval et à la queue de serpent, ces hommes velus aux membres grêles, cette tête de chien aux longues oreilles se terminant par un corps d’homme… Tous étaient plus détestables les uns que les autres. Elle accéléra le pas. Étaient-ils là pour la mettre en garde ?

Mais elle ne pourrait vivre l’âme légère avec le sentiment d’un danger menaçant son frère. Pire encore, de n’avoir rien fait pour le protéger. Les dés étaient jetés, elle devait aller jusqu’au bout. Elle pénétra dans la cathédrale, aussi impressionnante à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les grandes verrières rouges et bleues figurant la passion du Christ nimbaient l’autel de lumières célestes. Malgré le bruit et l’agitation qui régnaient dans l’église, Mathilde sentit le calme revenir en elle. À la croisée du transept, juste sous la tour Lanterne diffusant une douce clarté, elle fit trois génuflexions, puis se dirigea vers la chapelle de la Vierge. Elle longea les gisants des ducs de Normandie, Rollon, Richard Cœur de Lion, Guillaume Longue-Épée, devant lesquels brillaient cierges et lampes à huile. La chapelle dédiée à Marie était noire de monde. Des paysannes portant paniers, enfants et volailles côtoyaient des bourgeoises, des marchands, des marins… Mathilde se joignit à eux pour une fervente prière. Elle ne doutait plus. Elle était au cœur de la source éternelle de Vérité qui saurait guider ses pas.

Puis elle se rendit à la sacristie où un vieux prêtre lui indiqua l’adresse de Pierre Brochard. Elle ne pouvait pas se tromper, son atelier était situé juste à côté du Gros Horloge. Quand elle arriva devant la boutique, les contrevents n’avaient pas été enlevés et la porte était fermée. Le maître-verrier avait dû s’absenter. Tant pis, elle attendrait. Elle entendait le mécanisme du Gros Horloge égrener les minutes. Puis la demie de trois heures sonna. Pourvu qu’il revienne ! L’aiguille de l’horloge, avec à son extrémité un agneau pointant l’heure, avançait inexorablement. Ses cousins devaient l’attendre. Peut-être s’inquiétaient-ils ? Leur hôtel n’était pas bien loin, près de la place du Marché-aux-Veaux. Elle pourrait y faire un saut… Elle préféra attendre. Les femmes venant puiser l’eau à la fontaine au pied du Gros Horloge la regardaient avec curiosité et chuchotaient entre elles. Que faisait cette étrangère plantée là, les yeux fixés sur la boutique des Brochard ?

Sentant qu’elle ne pouvait s’éterniser ainsi, Mathilde se décida à pousser la porte qui s’ouvrit sans difficulté. L’endroit semblait désert. Aucun bruit, aucune lumière. Elle se risqua à appeler. Aucune réponse. Elle pénétra plus avant. Une forte odeur métallique imprégnait l’atmosphère. Dans la pénombre, elle vit une grande table avec des baguettes de plomb, des pots remplis de pigments, des pinces, des ciseaux… Un four rougeoyait dans le fond de la pièce. S’en approchant, elle buta contre un obstacle et faillit perdre l’équilibre. C’est alors qu’elle aperçut un corps gisant sur le sol dans une flaque de sang. Elle poussa un cri, recula, faisant tomber une pile de bûches de hêtre. L’homme avait une longue lame de verre jaune-orangé plantée dans la poitrine. Il était encore vivant ! Mathilde s’agenouilla. Le blessé lui saisit la main et murmura quelques paroles inintelligibles. Elle se pencha vers lui. Le regard de l’homme se tourna avec insistance vers la table. Que voulait-il lui faire comprendre ? Il n’y avait que des morceaux de verre de toutes les couleurs et des dessins de vitraux. Il accentua la pression sur sa main. Affolée, elle crut qu’il lui demandait de retirer le verre de sa blessure. Elle s’exécuta. Un flot de sang jaillit. Il fut pris de convulsions. Mathilde tenta d’éponger le sang avec un pan de sa mante, mais les yeux de l’homme se révulsèrent et, dans un dernier râle, il rendit l’âme.

Des pas précipités se firent entendre suivis d’un long hurlement.

— Mon Dieu ! Pierre !

Une femme se précipita sur le corps du verrier. Elle le prit dans ses bras, chercha son souffle, le serra contre elle en sanglotant. Son regard croisa celui de Mathilde.

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je l’ai trouvé baignant dans son sang.

— Il est mort, hurla la femme. Pourquoi ne m’avez-vous pas appelée ?

— J’ai essayé de l’aider. Hélas…

Avisant la lame de verre dans la main de Mathilde, et ses vêtements rougis du sang de son mari, la femme se jeta sur elle.

— Vous l’avez tué !

Mathilde tenta de repousser la furie. Alertés par les cris, deux hommes firent leur apparition et regardèrent la scène avec stupeur. La femme continuait à hurler, saisissant les mains de Mathilde et leur montrant les traces de sang.

— C’est elle ! Je l’ai vue ! Elle lui a enfoncé le tesson dans le cœur !

Muette d’horreur, le morceau de verre à la main, Mathilde esquissa un geste de dénégation.

— Allez chercher le prévôt. Vite ! Ne laissez pas s’enfuir la meurtrière, rugit la veuve.

L’un des hommes partit en courant, l’autre ceintura Mathilde. Elle lâcha le morceau de verre qui se brisa sur le sol.

— J’ai essayé de le sauver, balbutia-t-elle.

— Vous mentez. Je n’en crois rien.

Penchée sur le mort, sa femme lui ferma les yeux et le berça doucement. Des badauds s’étaient agglutinés devant la boutique. Certains entrèrent pour voir de quoi il retournait. Des exclamations d’horreur jaillirent. Des femmes invectivèrent Mathilde. Encouragées par les glapissements de la veuve, elles parlèrent de lui faire subir le même sort. Assassiner un honnête artisan, en plein jour, chez lui ! L’une d’elle s’empara d’une pince coupante, une autre d’un tisonnier et alla le placer dans le four. On allait lui montrer qu’à Rouen on savait se défendre contre les mauvaises gens. Mathilde tremblait de tous ses membres. Elle ne réchapperait pas de ce piège. Deux sergents d’armes apparurent. La femme de Pierre Brochard, des sanglots dans la voix, se remit à clamer :

— C’est elle ! Elle a tué mon Pierre.

Les femmes firent chorus. L’un des sergents examina Pierre Brochard d’un œil indifférent et laissa tomber :

— Il est bien mort.

Se tournant vers Mathilde, il déclara :

— Alors, c’est vous la coupable ?

— Puisque je vous le dis, brama la veuve Brochard. Je l’ai vue roder devant la boutique. Pierre interdisait qu’on y entre quand il travaillait à un nouveau vitrail. Et j’ai entendu cette sorcière crier. Je suis descendue en toute hâte, elle avait le morceau de verre dans la main. Je l’ai vue !

— Nous aussi, on l’a vue, clamèrent les femmes.

— C’est faux ! s’écria Mathilde. Je n’avais aucune raison de tuer cet homme !

L’air profondément las, le sergent lui demanda :

— Vous teniez bien le morceau de verre ?

— Oui, mais c’était pour…

— Vous vous en expliquerez auprès de vos juges, l’interrompit-il en la poussant devant lui.

Les femmes les huèrent, disant qu’avec elles, la justice aurait été plus vite rendue. Les sergents les écartèrent sans ménagement. Sous bonne garde, Mathilde quitta l’atelier.

1 Grillage.