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Sur une console, des pots d’onguents laissaient échapper des senteurs amères qui se mêlaient aux remugles d’une chambre de malade. D’épaisses tentures voilaient les fenêtres, rendant la chaleur de cette journée d’été encore plus étouffante. Depuis son accident, Domenico Pistecchio, comte de Sanseverino, marquis della Lucca, avait toujours froid et ne voulait plus voir la lumière du jour. Dix ans d’enfermement avec pour seule compagne sa volonté de vengeance. Le teint pâle, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, les bras décharnés, on aurait dit un homme de cinquante ans alors qu’il venait tout juste de fêter son trente-cinquième anniversaire. De son insolente beauté, il ne restait rien. De ses cheveux noirs et bouclés ne subsistaient que de pauvres mèches éparses. L’éclat de ses yeux, qui faisait dire autrefois qu’une madone se damnerait pour lui, avait disparu. Ses lèvres, jadis si pleines, n’étaient plus qu’une ligne dure, comme si les baisers qu’il n’avait pu donner en avaient mangé la chair. Un pauvre diable qui souffrait le martyre.

Comme chaque soir, une fois le jour tombé, deux domestiques s’apprêtaient à écarter les courtines du lit et à l’extirper de son amas de couvertures et de coussins pour l’installer sur un brancard en bois d’ébène. Les gémissements de douleur de l’infirme cessèrent dès que Marietta, sa vieille nourrice, l’eut couvert d’un épais tissu de brocart aux couleurs de la famille Sanseverino, carmin et or. Il la remercia d’un plissement de paupières.

L’étrange rituel nocturne auquel se livrait Domenico pouvait commencer. Dans la galerie jouxtant sa chambre, il demanda à s’arrêter devant le portrait de ses glorieux ancêtres. Marietta levait bien haut le candélabre à six branches. À la lueur tremblante des bougies, Domenico s’adressait à eux comme s’ils étaient à ses côtés. Ces discours terrorisaient les domestiques. La plupart ne restaient que peu de temps au service du comte, persuadés qu’il entretenait des relations avec les esprits des morts. D’autant qu’il conversait aussi avec les statues du jardin, les priant de s’animer et de le rejoindre pour célébrer son malheur. Seuls quelques fidèles continuaient à le servir. Marietta par compassion, les autres, bienheureux des gages substantiels qui leur étaient accordés.

Comme chaque soir, après avoir péniblement descendu le grand escalier de pierre blanche, ils firent halte dans la pièce d’apparat, où, malgré la touffeur estivale, un feu avait été allumé dans la cheminée flanquée de caryatides que Domenico avait fait voiler de noir. Il ne supportait plus la vue de ces jeunes filles, à la silhouette altière, esquissant un pas de danse. Tout comme les murs peints à fresque par Mantegna trente ans plus tôt, et qu’il adorait quand il était enfant. Il avait demandé que tous les personnages se tenant debout, montant à cheval, chassant, se baignant, s’embrassant, riant… soient recouverts de noir également. Ce soir encore, la contemplation de l’infâme barbouillage où ne subsistaient que quelques visages sévères et des animaux couchés lui tira un sourire de satisfaction. Au grand soulagement des deux porteurs dégoulinants de sueur, Domenico donna l’ordre de se rendre au jardin. La lune étant à son dernier quartier, ils savaient qu’ils devaient transporter leur maître sur la terrasse dallée, dominant le lac intérieur de Mantoue. Une légère brise s’était levée, apportant fraîcheur et humidité. Le chemin à travers les buis était bordé de photophores, et d’antiques statues dressaient leur ombre mouvante. Ce soir, Domenico ne rendrait hommage qu’à Artémis, la chasseresse vierge, régnant sur le monde sauvage. La déesse de pierre se tenait entre deux arcades d’albâtre, le bras tendu vers la lune. Marietta esquissa un rapide signe de croix. Elle redoutait ces nuits propices aux maléfices où Domenico était plus agité que jamais, ressassant ses épreuves passées.

Sur son ordre, elle avait fait dresser une table recouverte de dentelle de Venise. Comme toujours, deux couverts étaient mis, mais aucun convive ne s’était jamais présenté. Lassée de ses imprécations, suivies d’interminables silences, la famille de Domenico ne venait plus le voir. Seule une cousine, Catarina, surmontait sa frayeur devant ce mort-vivant et lui rendait encore visite quand elle venait à la cour de Mantoue. Elle avait espéré épouser ce splendide garçon, aussi doué pour les arts que pour la guerre. Bien vite, elle avait déchanté. Domenico ne ressentait aucune attirance pour les femmes. Mais, après avoir séjourné comme lui à la cour de Sforza à Milan, et avoir, comme lui, souffert les affres du rejet, elle avait partagé son désir de vengeance.

Ce soir encore, Domenico souperait en compagnie d’un convive invisible. Les porteurs se retirèrent. Seule Marietta resta. Elle détestait ces repas extravagants, mais c’étaient les seuls moments où son maître acceptait de se nourrir d’autre chose que de bouillons de volaille et de biscuits. Elle prenait donc le plus grand soin à suivre ses directives, même si bien souvent les mets choisis ne lui plaisaient guère. Elle avait bien essayé de lui proposer des ragoûts revigorants, des fricassées alléchantes, mais il n’en faisait qu’à sa tête, étudiant dans des livres en latin ce qui pourrait convenir à son état de santé chancelant et à son humeur morose. Aujourd’hui, il lui avait réclamé des plats d’anguille. Ce serpent, si abondant dans les eaux du lac de Mantoue, lui répugnait même si elle reconnaissait que c’était une bonne nourriture bien grasse et nourrissante. Le nez dans un livre, Domenico lui avait précisé que, selon un certain Pline, ces animaux se reproduisaient sans accouplement et sans œufs. Il leur suffisait de se frotter contre de grosses pierres et les raclures prenaient vie. Il avait ajouté qu’en Orient, dans un fleuve appelé Gange, elles pouvaient atteindre trois cents pieds de long et vivre quatre-vingts ans. Marietta avait frémi et s’était empressée d’écorcher et de tronçonner les anguilles de taille raisonnable que Pietro, un pêcheur du lac, lui avait apportées. En prenant bien soin d’enlever l’arête centrale remplie de venin, car comme chacun sait, en été, les anguilles frayent avec les serpents. Elles les avaient fait bouillir deux fois dans de l’eau et du vin. Puis elle en avait embroché une partie en intercalant des feuilles de laurier, et les avait fait rôtir, en ajoutant en fin de cuisson de la chapelure, du sel et de la cannelle. Elle avait préparé le reste avec une sauce au verjus, à la sauge et au persil.

Les plats avaient été apportés sur la table par deux jeunes servantes bien avant l’arrivée de Domenico. Pour rien au monde, elles n’auraient voulu croiser le regard de leur maître réputé aussi dangereux que celui du basilic, cette créature dont la vue pouvait vous tuer sur l’instant. Marietta avait beau leur expliquer que ce n’étaient que sornettes, les petites ne voulaient rien savoir. Résultat, les plats étaient à peine tièdes. Cela ne sembla pas gêner Domenico à qui Marietta donnait la becquée. Ravie de le voir manger d’un bon appétit, elle ne prêtait pas attention aux paroles destinées à son invité fantôme.

— Faire souffrir n’est rien si on ne peut être témoin de la douleur de sa victime, dit-il avant de réclamer qu’on lui apporte le reste de son souper.

Les grenouilles ! Les cuisses de grenouilles, dont Domenico ne pouvait se passer ! Si profitables aux podagres et à ceux atteints de contractions des nerfs ! Où étaient-elles ? Les jeunes servantes, n’osant pas s’approcher de la table, firent signe à Marietta, qui dut s’enfoncer dans les fourrés pour récupérer le plat joliment arrangé en buisson doré. Pietro courait les berges du lac et en rapportait des sacs entiers de grenouilles. Les petites se rebellaient quand il s’agissait de trancher les corps gluants et d’écorcher les cuisses. Marietta leur criait dessus. Si cela faisait du bien au maître, elles pouvaient bien supporter de patauger dans les viscères de ces animaux, si repoussants soient-ils. Après avoir reposé une nuit dans de l’eau fraîche, les cuisses étaient roulées dans de la fleur de farine, puis mises à frire.

Jamais Domenico n’avait été aussi alerte. Malgré la quasi-impotence de ses mains, il s’essayait à saisir les délicates fritures et à les plonger dans la sauce, composée de persil, serpolet, thym, menthe, ail, gingembre, cannelle. Marietta fut aux anges quand elle l’entendit rire. Et, pour une fois, ce fut vers elle qu’il se tourna pour dire :

— Tout s’est passé à ma convenance. Le destin et l’orgueil de Léonard se sont chargés de le perdre. Le vieux fou est au bord du gouffre, et je n’aurai qu’à donner un dernier coup de pouce pour l’y précipiter.

Marietta se moquait bien de savoir qui était ce Léonard. S’il redonnait le goût de vivre à Domenico, il pouvait être béni.