Léonard avait la ferme intention de ne pas s’attarder à Florence. Des souvenirs lumineux de son apprentissage chez maître Verrocchio à ceux, moins glorieux, de ses départs forcés, il ne souhaitait rien garder. À quoi bon parcourir les rues où il avait mené maint chahut avec Sandro Botticelli et Filipino Lippi ? L’annonce de son arrivée s’était répandue dans la ville à la vitesse de l’éclair, et tous les quartiers bruissaient des rumeurs les plus folles. Venait-il se mesurer à Michel-Ange, qui travaillait à la façade de l’église San Lorenzo ? Allait-on assister à une nouvelle bataille de titans, comme en 1504, dans la salle des Cinq-Cents du Palazzo Vecchio, où Léonard peignait la bataille d’Anghiari et Michel-Ange celle de Cascina ? Des paris étaient pris. Florence l’avait follement fêté, puis furieusement dénigré. Berceau de tant de talents, fourmillante des œuvres les plus prodigieuses, la ville aimait ses artistes, mais comme un adolescent gâté, se montrait oublieuse et s’amourachait de toute nouvelle gloire naissante. Léonard était connu, trop, peut-être. Ses premières œuvres avaient fait sensation. Trop, peut-être. Son saint Jérôme, trop livide, trop écorché, trop criant de vérité, avait été salué par des cris d’admiration, mais aussi d’horreur. Son adoration des mages avait fait un tel esclandre que les moines de San Donato avaient refusé qu’il continue le travail et, bien entendu, ne l’avaient pas payé. Tapageur, tonitruant, excentrique, Léonard avait scandalisé, provoqué des mouvements de foule venue voir ses étonnantes créations, mais aussi bouleversé ce peuple capable de reconnaître la beauté.
Allait-il, de nouveau, tel un magicien faisant jaillir une colombe d’un foulard, leur donner un tableau devant lequel le monde entier s’inclinerait ? Allait-il enfin reconnaître ses erreurs, ses manquements ? C’était déjà une bonne chose pour lui que Soderini, le gonfalonier qui l’avait poursuivi des années durant pour travail inachevé, fût mort. Léonard connaissait l’art de la moquerie des Florentins, leur promptitude à saisir les défauts des autres et à en faire des chansons cruelles. Il était l’un des leurs. Mais il ne leur donnerait pas la satisfaction de se justifier, de donner des explications. Il ne ferait que passer, telle une ombre des temps révolus.
Le voyage avait été silencieux. Lui d’habitude si disert, commentant le moindre paysage, le vol d’un oiseau, le chuchotis d’une fontaine, s’était tu. Inquiet mais respectueux de l’état mélancolique de son maître, Melzi n’avait pipé mot. Batista, le fidèle valet de Léonard, avait bien essayé de faire la conversation avec les deux hommes d’armes qui les accompagnaient mais leur italien était trop mauvais. Ils logèrent chez les Martelli, qui avaient autrefois accueilli Léonard et son ami le sculpteur Rustici. Les mules furent déchargées, les bagages gardés par les hommes d’armes ; Batista rendit visite à sa famille, Francesco Melzi fut prié d’aller à l’hôpital Santa Maria Nuova retirer tout l’argent que Léonard y déposait depuis des années. Là où il allait, ses moindres frais seraient couverts, mais la liberté lui était plus chère que tout.
Devant la mine réticente de Melzi, il crut bon d’ajouter :
— Francesco, tu m’obéiras en tout point. Tu sais ce qu’il te reste à faire.
— Mais ne pensez-vous pas que c’est prendre de grands risques ? objecta le jeune homme.
— J’ignore ce que nous réserve l’avenir, mais je ne crois pas pouvoir faire autrement, répliqua Léonard avec un léger sourire.
— J’agirai selon vos ordres.
Melzi s’inclina. Léonard lui caressa affectueusement les cheveux.
— N’oublie pas de saluer pour moi le recteur Leonardo Buonafe qui m’a permis de disséquer mes premiers cadavres. Quant à moi, je vais me recueillir sur la tombe de mon vieil ami Botticelli. Ce sera mon adieu à Florence. Ne perds pas de temps, Francesco, nous nous retrouverons très vite.
Quentin se sépara des marchands Lucquois à Alessandria. Ils continuaient sur Gênes pour rejoindre Lucques par la route de la côte. Il aurait pu les suivre, mais craignant que Léonard ne soit déjà parti et ne veuille passer par Milan, il préféra se diriger vers Piacenza, puis Parme, Modène, Bologne. Il prenait le plus grand soin à interroger les maîtres de poste. Personne n’avait vu de vieillard à longue barbe blanche transportant de multiples bagages. Quentin commençait à trouver le temps long. Sa mauvaise jambe le faisait souffrir. Il en avait assez des auberges pouilleuses où l’on mangeait aussi mal qu’en France. Les viandes n’étaient jamais lardées, les portions plus que chiches, les vins bien trop doux à son goût. Seuls les melons, très abondants en ce début de septembre, lui avaient plu. Il s’était gavé de leur chair fondante et sucrée jusqu’à n’en plus pouvoir. Vivement qu’il mette la main sur Léonard, pour ensuite pouvoir prendre son temps et explorer les cités opulentes qui allaient lui offrir toutes ces nouveautés dont il était à l’affût. Mais sa mission d’abord ! La vaisselle, l’orfèvrerie, les tissus devraient attendre.
En traversant Prato, sa volonté fut mise à rude épreuve. La ville regorgeait d’échoppes où s’amassaient les plus beaux tissus de laine. Les teintes en étaient incroyablement profondes et variées. Il se contenta d’acheter une pièce d’un tissage doux et épais, couleur de groseille. Le marchand lui dit que la laine provenait d’une chèvre appelée mohair, qu’on trouvait dans les montagnes, chez les Turcs. Mathilde serait ravie.
Il n’était plus qu’à quelques lieues de Florence et se prit à espérer qu’avec un peu de chance Léonard y serait. Il y avait connu la plus grande gloire, et peut-être souhaitait-il lui faire ses adieux. Quentin s’arrêta à l’auberge de l’Ange, tout près des murailles rouges de la cité, y laissa son cheval et se mit en quête du peintre. La tâche ne serait pas aisée. Florence était une ville immense et très peuplée. Il regardait avec admiration les hautes maisons de pierre grise, les rues rectilignes et si larges que deux charrettes pouvaient aisément s’y croiser. Il n’avait jamais vu une telle richesse, un savoir-faire si délicat dans l’architecture, y compris à Milan et Bologne. Une foule de gens superbement habillés se pressaient dans les rues. Même les pauvres avaient l’air riches. Lui qui aimait tant les belles tenues deviendrait fou s’il avait à choisir entre les bérets de velours côtelé ornés de marguerites, de tresses d’or, de pierreries, de perles. Une fois de plus, il fut tenté de s’arrêter dans une de ces boutiques où tout ce qu’il voyait le tentait. Un marchand, sentant son hésitation, le héla et l’invita à venir voir de plus près ses boucles, rubans, cordonnets, ceintures… Quentin fit un signe de dénégation. Le marchand lui mit dans les mains un petit miroir serti de nacre :
— Pour votre fiancée, monseigneur ! Elle pourra ainsi admirer son fin visage. J’ai aussi des aiguilles à cheveux, des boîtes à poudre…
— Merci, mon brave. Je ne suis pas fiancé.
— Marié, alors ! Qu’à cela ne tienne. Voici une belle escarcelle de soie brodée, un petit triptyque représentant la Vierge Marie…
— Rien de tout cela ! Mais peut-être pourriez-vous me dire… Je cherche un certain Léonard de Vinci, peintre de son état. Serait-il à Florence ?
Le marchand éclata d’un rire tonitruant.
— Vous êtes bien le seul à ignorer que Léonard est arrivé il y a deux jours ! La ville ne parle que de ça. Il va encore y avoir du spectacle !
Quentin poussa un cri de triomphe.
— Et pourriez-vous m’indiquer où il habite ?
— Eh là ! je ne suis pas de ce monde-là, moi. Je ne fricote pas avec la seigneurie. Allez demander dans un atelier. Ce n’est pas ce qui manque par ici. À Florence, il y a plus de peintres et de sculpteurs que de bouchers. Regardez, là-bas, près de l’église, ces gamins qui écrasent des pigments, ce sont des apprentis de Baldi le Vieux.
Pour le remercier, Quentin lui acheta l’escarcelle. La chance était avec lui. Dans quelques jours, il serait libre et pourrait enfin musarder à sa guise.
Les apprentis riaient très fort tout en pilant vigoureusement des ocres, des rouges, des verts. Quoique parlant excellemment l’italien, Quentin eut un peu de mal à les comprendre. Ils employaient un dialecte rocailleux, mais il finit par saisir que Léonard habitait le palais Martelli, à proximité de l’église Santa Maria Novella. Quentin les remercia et se hâta dans la direction qu’ils indiquaient. Il trouva le palais sans difficulté. Un domestique le conduisit obligeamment jusqu’aux appartements de Léonard de Vinci. C’était trop beau ! D’une facilité déconcertante ! Même s’il ne l’aimait guère, Quentin était prêt à lui faire mille amabilités. Il déchanta vite quand un jeune homme, au physique avenant mais au visage fermé, lui annonça que son maître n’était pas là.
— Qu’à cela ne tienne ! déclara Quentin avec bonne humeur. Je vais l’attendre. Comme nous allons faire route ensemble, je ne suis pas à quelques heures près.
Le jeune homme le regarda avec inquiétude.
— Je n’ai pas bien saisi qui vous étiez, dit-il.
— Quentin du Mesnil, maître d’hôtel du roi François Ier, envoyé pour faciliter le voyage du sieur de Vinci jusqu’à Amboise. Et vous ?
— Francesco Melzi, secrétaire du sieur de Vinci, qui appréciera sans nul doute l’attention du roi de France, mais nous avons déjà deux hommes d’armes avec nous et mon maître aime voyager en petit comité.
— Je sais me faire discret et je ne vous embarrasserai pas, soyez-en sûr, répliqua Quentin un peu vexé du manque de chaleur de Melzi. Il avait entendu dire que le peintre préférait le commerce charnel des hommes. Melzi était-il son giton ? Craignait-il que Quentin, plutôt bien fait de sa personne si ce n’est sa boiterie, lui ravisse la vedette ? Le pauvre garçon n’avait rien à craindre.
— Peut-être pourrais-je rejoindre maître Vinci là où il se trouve ? poursuivit Quentin.
— Je ne crois pas que cela soit souhaitable. Il se recueille sur la tombe d’un de ses plus chers amis.
Le ton coupant de Melzi agaça Quentin. Préférant ne pas argumenter, il inclina la tête.
— Bien. Dans ces conditions, je vais prendre mon mal en patience en allant visiter la ville.
Ce freluquet de Melzi, qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, n’allait pas rendre le voyage facile. Pour peu que Vinci soit dans les mêmes dispositions d’esprit, ce serait un cauchemar. Quelque chose dans l’attitude du jeune secrétaire troublait Quentin. Qu’il ne l’aime pas, soit ! Qu’il ne veuille pas de lui dans l’intimité de son maître, fort bien ! Mais il semblait cacher quelque chose. Où était Léonard ? Que faisait-il ? Melzi avait eu l’air sincère en parlant de l’ami disparu. Quentin aurait dû insister. Il se faisait sans doute des idées, mais son intuition lui disait de mettre la main sur Léonard au plus vite.
Au pas de course, il retourna à l’atelier près de l’église, ignora les gamins toujours en train de piler, et pénétra dans le pire des capharnaüms : cloches à moitié fondues, bras d’armures, panneaux de bois découpés, animaux empaillés, têtes de statues antiques, blocs de marbre, herbes séchées, ébauches de plans, maquettes… Il se dirigea vers l’homme le plus âgé, qui se révéla être le maître des lieux et répondit volontiers à ses questions.
— Les meilleurs amis de Léonard de Vinci ? Certainement pas moi ! C’est un embrouilleur d’idées ! Un peintre de génie, mais une tête de pioche.
— Et vous êtes bien vivant ! Je cherche un mort…
— Mais ils sont tous morts ! Léonard n’est plus un jeunot. Nous avons le même âge : soixante-quatre ans. Il était très lié avec son maître : Verrocchio. Mais ça doit bien faire trente ans qu’il est mort. Cherchez plutôt du côté de la bande qu’il menait quand il était jeune.
— Et qui voyez-vous ?
— Il y a bien Filipino Lippi…
— Vous savez où il est enterré ? demanda Quentin, qui ne tenait pas à ce qu’on lui raconte par le menu la vie des artistes qui avaient fait la gloire de Florence.
— Pas vraiment. Peut-être à Prato, dont il était originaire. Mais je pense surtout à Sandro Botticelli. Ils faisaient la paire, Vinci et lui, si vous voyez ce que je veux dire. Et je ne vous raconte pas leurs frasques. Toute la ville en parlait. Botticelli était la gentillesse même alors que Vinci portait en lui quelque chose de sombre. Peut-être était-ce dû à sa bâtardise. Il voulait se venger de son père, un honorable notaire de la cité, en faisant les quatre cents coups.
— Et ce Botticelli, l’interrompit Quentin, où le trouve-t-on ?
— Paix à son âme. Avec des centaines de nos collègues, je l’ai accompagné à sa dernière demeure au cimetière de l’église des Ognissanti. C’est un peu loin. Le plus simple est d’aller jusqu’à l’Arno. Vous verrez le Ponte Vecchio, et là vous prenez à gauche le long de la rivière. Quand vous aurez besoin de vous boucher le nez, vous ne serez plus loin…
Sur ce curieux conseil, Quentin prit congé du peintre. Il ne prêta guère attention aux magnifiques monuments qu’il croisait. Les hautes maisons construites au bord de l’Arno firent place à des jardins et à des bâtiments moins élevés. Quand il atteignit les rives herbeuses de la rivière, il comprit l’avertissement du peintre. Tout le quartier puait l’urine de cheval. Dans d’immenses baquets, des femmes faisaient tremper des paquets de laine brute dans l’abominable fluide, que d’autres allaient ensuite rincer dans l’Arno. Quentin se hâta, mais la lourde odeur de suint mélangée à l’aigreur de l’urine était omniprésente. Il se renseigna auprès d’une jeune fille qui séparait la laine, une fois séchée, en filaments longs et courts. L’église n’était qu’à deux pas. Et le cimetière juste derrière. Quelques minutes après, il y pénétrait. Dans un premier temps, il ne vit personne, puis il distingua une haute silhouette penchée sur une tombe. Cette chevelure blanche balayant les épaules… Ce ne pouvait être que Léonard. Quand il l’avait rencontré à Bologne, il avait été frappé par la taille gigantesque du peintre, presque aussi grand que François, qui mesurait plus de six pieds1. Il s’approcha sans faire de bruit. Le vieillard devait être doté d’une ouïe de félin car il se retourna aussitôt et apostropha Quentin.
— Laissez-moi tranquille.
Le ton hargneux de Léonard lui fit augurer de nouvelles difficultés. Il n’eut pas le temps de répondre. Quatre hommes, surgis de nulle part, s’emparèrent d’eux, les bâillonnèrent et les entraînèrent sans ménagement.
1 1 pied = 32,660 centimètres. François Ier mesurait près d’1,90 mètre.