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Le Mont-Tabor

Comme l’avait pensé Roland, le cheik d’Aher était arrivé au point du jour au camp. En raison de son axiome : « Réveillez-moi toujours pour les mauvaises nouvelles, mais jamais pour les bonnes », on avait éveillé Bonaparte.

Le cheik, introduit près de lui, lui avait dit ce qu’il avait vu, comment vingt-cinq à trente mille hommes avaient passé le Jourdain, et venaient d’entrer sur le territoire de Tibériade.

Sur la question de Bonaparte qui lui demandait ce qu’était devenu Roland, il lui dit que le jeune aide de camp s’était chargé de prévenir Junot, qui était à Nazareth, et faisait dire à Bonaparte qu’il y avait au pied du Tabor, entre cette montagne et celles de Naplouse, une grande plaine dans laquelle, sans être gênés, vingt-cinq 1380

mille Turcs pouvaient dormir couchés les uns près des autres.

Bonaparte avait fait éveiller Bourrienne, avait demandé sa carte, et mandé Kléber.

Devant celui-ci, par le jeune Druse auquel il avait donné un crayon, il s’était fait indiquer le passage précis des musulmans, la route qu’ils avaient prise et celle que lui, cheik d’Aher, avait suivie pour revenir au camp.

Vous allez prendre votre division, dit Bonaparte à Kléber ; elle doit se composer de deux mille hommes à peu près. Le cheik d’Aher vous servira de guide, pour que vous ne passiez pas justement par la même route qu’il a prise avec Roland. Vous suivrez le chemin le plus court pour aller à Safarié ; demain, dès le matin, vous pourrez être à Nazareth. Que vos hommes prennent chacun de l’eau pour la journée.

Quoique je voie un fleuve tracé sur la carte, j’ai peur qu’à l’époque de l’année où nous sommes, il ne soit desséché. Engagez, si vous pouvez, la bataille dans la plaine qui est en avant ou en arrière du Mont-Tabor, à Loubi ou à Fouli. Nous 1381

avons une revanche à prendre de la bataille de Tibériade, gagnée par Saladin sur Guy de Lusignan en 1187. Tâchons que les Turcs n’aient rien perdu pour attendre. Ne vous inquiétez pas de moi ; j’arriverai à temps.

Kléber réunit sa division, bivaqua le soir près de Safarié, ville que la tradition veut avoir été habitée par saint Joachim et par sainte Anne.

Le même soir, il se mit en communication avec Junot, qui avait laissé une avant-garde à Cana et était remonté à Nazareth, pour laquelle il avait un faible.

Il apprit de lui que l’ennemi n’avait point quitté sa position de Loubi, et que, par conséquent, il le trouverait sur un des deux points que lui avait indiqués Bonaparte, c’est-à-dire en avant du Mont-Tabor.

À un quart de lieue de Loubi était un village nommé Seïd-Jarra, occupé par une portion de l’armée turque, c’est-à-dire par sept ou huit mille hommes. Il le fit attaquer par Junot avec une partie de sa division, tandis qu’avec le reste de ses hommes, formés en carré, il chargeait la 1382

cavalerie.

Au bout de deux heures, l’infanterie des pachas était chassée de Seïd-Jarra, et la cavalerie, de Loubi.

Les Turcs, culbutés, se retirèrent en désordre jusqu’au Jourdain. Junot, dans ce combat, eut deux chevaux tués sous lui ; ne trouvant sous sa main qu’un dromadaire, il le monta, et, emporté par lui, se trouva bientôt au milieu des cavaliers turcs, parmi lesquels il semblait un géant.

Les jarrets coupés, son dromadaire s’abattit, ou plutôt s’écroula sous lui. Heureusement, Roland ne l’avait pas perdu de vue ; il arriva avec son aide de camp Teinturier, le même qui regardait avec lui passer les belles filles de Nazareth.

Tous deux tombèrent comme la foudre sur la masse qui l’enveloppait, s’ouvrirent un passage et arrivèrent jusqu’à Junot. Ils le remontèrent sur le cheval d’un mamelouk tué, et tous trois, le pistolet au poing, perçant une muraille vivante, reparurent au milieu des soldats qui les croyaient perdus, et qui se hâtaient, sans autre espérance 1383

que celle de retrouver leurs cadavres.

Kléber était venu tellement vite, qu’il n’avait pu se faire suivre par ses fourgons ; il en résulta que, faute de munitions, il ne put poursuivre l’ennemi.

Il se retira sur Nazareth et se fortifia dans la position de Safarié.

Le 13, Kléber fit reconnaître l’ennemi. Les mamelouks d’Ibrahim bey, les janissaires de Damas, les Arabes d’Alep et des différentes tribus de Syrie, avaient opéré leur jonction avec les Naplousins, et toute cette nuée d’hommes campait dans la plaine de Fouli, c’est-à-dire d’Esdrelon.

Kléber informa aussitôt le général en chef de ces détails. Il lui dit qu’il avait reconnu l’armée ennemie, qu’elle pouvait monter à une trentaine de mille hommes, dont vingt mille de cavalerie, et lui annonça que, le lendemain, avec ses deux mille cinq cents hommes, il allait attaquer toute cette multitude. Il terminait sa lettre par ces mots :

1384

L’ennemi est justement où vous le vouliez ; tâchez d’être de la fête.

Le cheik d’Aher fut chargé de porter cette dépêche ; mais, comme la plaine était inondée de coureurs ennemis, elle fut envoyée en triple expédition et par trois messagers différents.

Sur les trois dépêches, Bonaparte en reçut deux : l’une à onze heures du soir, l’autre à une heure du matin. On n’entendit jamais parler du troisième messager.

Bonaparte n’avait garde de manquer d’être de la fête. Il était urgent d’en venir à une action générale et de livrer une bataille décisive pour éloigner cette masse formidable qui pouvait venir l’écraser contre les murailles de Saint-Jean-d’Acre.

Murat fut envoyé, à deux heures du matin, en avant avec mille hommes d’infanterie, une pièce d’artillerie légère et un détachement de dragons.

Il avait l’ordre de marcher jusqu’à ce qu’il rencontrât le Jourdain, où il s’emparerait du pont d’Iacoub, pour empêcher la retraite de l’armée turque. Il avait plus de dix lieues à faire.

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Bonaparte partit à trois heures du matin ; il emmenait avec lui tout ce qui n’était pas strictement nécessaire pour maintenir les assiégés dans leurs murailles. Au point du jour, il bivaquait sur les hauteurs de Safarié, faisait faire à ses hommes une distribution de pain, d’eau et d’eau-de-vie ; il avait été obligé de prendre la route la plus longue, parce que son artillerie et ses fourgons n’eussent pu le suivre sur les rives du Kison.

À neuf heures, il se remit en marche, et, à dix heures du matin, il était au pied du Mont-Tabor.

Là, dans la vaste plaine d’Esdrelon, à trois lieues de distance environ, il aperçut la division Kléber, forte de deux mille cinq cents hommes à peine, comme nous l’avons dit, aux prises avec la masse entière de l’armée ennemie qui l’enveloppait de tous côtés, et au milieu de laquelle elle faisait un point noir entouré de feu.

Plus de vingt mille cavaliers l’assaillaient, tantôt tournant autour d’elle comme un tourbillon, tantôt fondant sur elle comme une avalanche ; jamais ces hommes, qui avaient vu 1386

tant de choses cependant, n’avaient vu tant de cavaliers se mouvoir, charger, caracoler autour d’eux ; et cependant, chaque soldat, pressant du pied le pied de son voisin, conservait ce sang-froid terrible qui pouvait seul faire son salut, recevait les Turcs au bout de son fusil, ne faisant feu que lorsqu’il était sûr d’atteindre son homme ; frappant les chevaux de sa baïonnette quand les chevaux s’approchaient de trop près, mais gardant les balles pour les cavaliers.

Chaque homme avait reçu cinquante

cartouches ; mais à onze heures du matin, on fut obligé de faire une seconde distribution de cinquante autres. Ils avaient fait autour d’eux un rempart d’hommes et de chevaux tués, et ils étaient abrités par cet horrible abatis, par cette sanglante muraille, comme par un rempart.

Voilà ce que voyaient Bonaparte et son armée lorsqu’ils débouchèrent du Mont-Tabor.

Aussi, à cette vue, un cri d’enthousiasme s’échappa-t-il de toutes les poitrines :

– À l’ennemi ! à l’ennemi !

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Mais Bonaparte cria : « Halte ! » Il les força de prendre un quart d’heure de repos. Il savait que Kléber tiendrait, s’il le fallait, des heures encore, et il voulait que la journée fût complète.

Puis il forma ses six mille hommes en deux carrés de trois mille hommes chacun, et les divisa de manière à prendre toutes ces hordes sauvages, cavalerie et infanterie, dans un triangle de fer et de feu.

Les combattants étaient si acharnés que, pareils aux Romains et aux Carthaginois qui, pendant la bataille de Trasimène, ne sentirent pas un tremblement de terre qui renversa vingt-deux villes, ni Turcs ni Français ne virent s’approcher ces deux masses armées qui roulaient dans leurs flancs des tonnerres muets encore, mais dont les armes brillantes envoyaient des milliers d’éclairs, précurseurs de l’orage qui allait gronder.

Tout à coup, on entendit un coup de canon isolé.

C’était le signal par lequel Bonaparte était convenu de prévenir Kléber.

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Les trois carrés n’étaient plus qu’à une lieue les uns des autres, et leurs triples feux allaient porter sur une masse de vingt-cinq mille hommes.

Le feu éclata des trois côtés à la fois.

Les mamelouks, les janissaires, tous les cavaliers enfin tourbillonnèrent sur eux-mêmes, ne sachant comment sortir de la fournaise, tandis que les dix mille hommes d’infanterie, ignorants de toute science et de toute théorie militaire, se débandèrent et allèrent se heurter à ces triples feux.

Tout ce qui eut le bonheur de donner dans les intervalles parvint à peu près à s’échapper. Au bout d’une heure, les fugitifs avaient disparu comme une poussière balayée par le vent, laissant la plaine couverte de morts, abandonnant leur camp, leurs étendards, quatre cents chameaux, un butin immense.

Les fuyards se croyaient sauvés ; ceux qui gagnèrent les montagnes de Naplouse y trouvèrent, en effet, un refuge ; mais ceux qui voulurent rejoindre le Jourdain, par lequel ils étaient venus, rencontrèrent Murat et ses mille 1389

hommes qui gardaient le passage du fleuve.

Les Français ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent las de tuer.

Bonaparte et Kléber se joignirent sur le champ de bataille, et, au milieu des acclamations des trois carrés, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut là que, suivant la tradition militaire, le colosse Kléber, posant la main sur l’épaule de Bonaparte, qui atteignait à peine à sa poitrine, lui dit ces paroles tant contestées depuis :

– Général, vous êtes grand comme le monde !

Bonaparte devait être content.

C’était bien sur le même point où Guy de Lusignan avait été vaincu qu’il venait de vaincre ; c’était là que, le 5 juillet 1187, les Français, ayant épuisé jusqu’à l’eau de leurs larmes, dit l’auteur arabe, en vinrent à une action désespérée avec les musulmans, commandés par Sala-Eddin.

« Au commencement, dit ce même auteur, ils se battaient comme des lions ; mais à la fin ils n’étaient plus que des brebis dispersées. Entourés 1390

de toutes parts, ils furent repoussés jusqu’au pied de la montagne des Béatitudes, où le Seigneur, instruisant le peuple, dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice » et où il leur dit : « Vous prierez ainsi :

« Notre Père, qui êtes aux cieux ! »

Toute l’action se porta donc vers cette montagne, que les infidèles appellent la montagne d’Hittin.

Guy de Lusignan se réfugia sur la colline et défendit tant qu’il put la vraie croix, dont il ne put empêcher les musulmans de s’emparer, après qu’ils eurent blessé mortellement l’évêque de Saint-Jean-d’Acre, qui la portait.

Raymond s’ouvrit un passage avec les siens et s’enfuit à Tripoli, où il mourut de douleur.

Tant qu’un groupe de chevaliers resta, ce groupe revint à la charge, mais il fondait bientôt au milieu des Sarrasins, comme la cire dans un brasier.

Enfin, le pavillon du roi tomba pour ne plus se 1391

relever ; Guy de Lusignan fut fait prisonnier, et Saladin, en prenant des mains de celui qui lui apportait l’épée du roi de Jérusalem, descendit de cheval et rendit grâce à Mahomet de sa victoire.

Jamais les chrétiens, ni en Palestine, ni ailleurs, n’avaient subi une pareille défaite. « En voyant le nombre des morts, dit un témoin oculaire, on ne croyait pas qu’il y eût des prisonniers ; en voyant les prisonniers, on ne pouvait croire qu’il y eût des morts. »

Le roi, après avoir juré la renonciation de son royaume, fut envoyé à Damas. Tous les chevaliers du Temple et les hospitaliers eurent la tête tranchée. Sala-Eddin, qui craignait que ses soldats ne ressentissent une pitié qu’il n’éprouvait pas, et qui appréhendait qu’ils n’épargnassent quelques-uns de ces moines-soldats, paya cinquante pièces d’or pour chacun de ceux qu’on lui livra.

De toute l’armée chrétienne, à peine resta-t-il mille hommes debout. « On vendit, disent les auteurs arabes, un prisonnier pour une paire de sandales, et l’on exposa dans les rues de Damas 1392

des têtes de chrétiens en guise de melons. »

Monseigneur Mislin dit, dans son beau livre des « Saints Lieux », qu’un an après cet horrible carnage, en traversant les champs d’Hittin, il trouva encore des monceaux d’ossements, et que les montagnes et les vallées d’alentour étaient couvertes des restes qu’y avaient traînés les bêtes sauvages.

Après la bataille du Mont-Tabor, les chacals de la plaine d’Esdrelon n’eurent rien à envier aux hyènes de la montagne de Tibériade.

1393

Les Blancs et les Bleus
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