IX
La bataille de Nazareth
Le lendemain au point du jour, c’est-à-dire à six heures du matin, tambours et trompettes battaient et sonnaient la diane.
Comme Roland avait dit à Junot que l’avant-garde des Damasquins s’était dirigée vers Tibériade, Junot, ne voulant pas leur donner le temps de l’assiéger sur sa montagne, franchit la gorge des monts qui dominent Nazareth et descendit par la vallée jusqu’au village de Cana.
Il ne l’aperçut qu’à la distance d’un quart de lieue, une rampe de la montagne le couvrant complètement.
L’ennemi devait être ou dans la vallée de Batouf, ou dans la plaine qui s’étend au pied du Mont-Tabor. En tout cas, comme on descendait 1369
des lieux hauts, ainsi qu’il est dit dans l’Écriture, il n’y avait pas de danger d’être surpris par lui, et au contraire, on le verrait de loin.
Les soldats étaient plus instruits du miracle que Jésus-Christ fit à Cana que de ses autres miracles, et, de tous les lieux sanctifiés par sa présence, Cana était celui qui tenait la plus grande place dans leur mémoire.
En effet, ce fut aux noces de Cana que Jésus changea l’eau en vin. Et, quoique nos soldats fussent bien heureux, les jours où ils avaient de l’eau, il est évident qu’ils eussent été encore plus heureux les jours où ils eussent eu du vin.
C’est à Cana que Jésus fit encore un autre miracle rapporté par saint Jean :
« Il y avait un grand de la cour dont le fils était malade à Capharnaüm ; ayant appris que Jésus était venu en Galilée, il alla vers lui et le pria de descendre et de guérir son fils, qui était près de mourir.
» Jésus lui dit : « Allez, votre fils se porte bien. »
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» Cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite, et il s’en alla.
» Et, comme il descendait, ses serviteurs vinrent au-devant de lui, et lui annoncèrent que son fils se portait bien. »
Aux premières maisons du village de Cana, Junot trouva le cheik El-Beled qui venait au-devant de lui pour l’inviter à ne pas aller plus loin, attendu, disait-il, que l’ennemi se trouvait dans la plaine au nombre de deux ou trois mille chevaux.
Junot avait cent cinquante grenadiers de la 19e de ligne, cent cinquante carabiniers de la 2e légère, et à peu près cent chevaux commandés par le chef de brigade Duvivier appartenant au 14e de dragons. Cela lui faisait juste quatre cents hommes, comme il l’avait dit la veille.
Il remercia le cheik El-Beled, et, à la grande admiration de celui-ci, il continua son chemin.
Arrivé sur une des branches d’une petite rivière qui prend sa source à Cana même, il côtoya cette branche en la remontant. Parvenu au défilé qui sépare Loubi des montagnes de Cana, il vit, en 1371
effet, deux ou trois mille cavaliers divisés en plusieurs corps, qui caracolaient entre le Mont-Tabor et Loubi.
Pour mieux juger leurs positions, il mit son cheval au galop et arriva jusqu’aux ruines d’un village qui couronnent la colline et que les gens du pays appellent Meschenah.
Mais, en ce moment, il s’aperçut qu’un second corps marchait sur le village de Loubi. Il était composé de mamelouks, de Turcomans et de Maugrabins.
Cette troupe était à peu près aussi forte que l’autre, c’est-à-dire que, ayant quatre cents hommes sous ses ordres, Junot en avait contre lui cinq mille.
En outre, cette troupe marchait en masse contre la coutume des Orientaux, au petit pas et en bon ordre. On apercevait dans ses rangs une grande quantité d’étendards, de bannières, de queues de chevaux.
Ces queues de chevaux, qui servaient d’enseigne aux pachas, avaient été pour les 1372
Français un objet de risée, jusqu’à ce qu’ils connussent l’origine de ce singulier étendard. On leur avait alors raconté qu’à la bataille de Nicopolis, Bajazet, ayant vu son étendard enlevé par les croisés, avait d’un coup de sabre coupé la queue à son cheval, avait mis cette queue au bout d’une pique, et non seulement avait rallié les siens autour de ce nouvel étendard, mais avait gagné cette fameuse bataille, l’une des plus désastreuse pour la chrétienté.
Junot jugea avec raison qu’il n’avait à craindre que de la troupe qui marchait en bon ordre. Il envoya une cinquantaine de grenadiers pour contenir les cavaliers qu’il avait aperçus d’abord, et qu’il reconnut pour des Bédouins qui se contenteraient de harceler la troupe pendant le combat.
Mais, à la troupe régulière, il opposa les cent grenadiers de la 19e et les cent cinquante carabiniers de la 2e légère, gardant sous sa main les cent dragons, afin de les lancer où besoin serait.
Les Turcs, en voyant cette poignée d’hommes 1373
s’arrêter et les attendre, supposèrent qu’ils étaient immobiles de terreur. Ils approchèrent jusqu’à portée de pistolet ; mais, alors, carabiniers et grenadiers, choisissant chacun son homme, firent feu, et tout le premier rang des Turcs fut abattu, tandis que des balles, pénétrant dans les profondeurs, allaient atteindre des hommes et des chevaux au troisième et au quatrième rang.
Cette décharge jeta un grand trouble parmi les musulmans et donna le temps aux grenadiers et aux carabiniers de recharger leurs fusils. Mais, cette fois-ci, ils ne firent plus feu que du premier rang, ceux du second passant les fusils chargés à ceux du premier, et ceux du premier leur repassant leurs fusils déchargés.
Cette fusillade continue avait jeté l’hésitation parmi les Turcs ; mais ceux-ci, voyant leur nombre, et combien petit était celui de leurs ennemis, chargèrent avec de grands cris.
C’était le moment qu’attendait Roland ; tandis que Junot ordonnait à ses deux cent cinquante hommes de former le bataillon carré, Roland, à la tête des cent dragons, s’élançait sur cette troupe 1374
chargeant en désordre, et la prenait en flanc.
Les Turcs n’étaient point habitués à ces sabres droits, qui les perçaient comme des lances à une distance à laquelle leurs sabres recourbés ne pouvaient atteindre. L’effet de la charge fut donc terrible
; les dragons traversèrent la masse
musulmane de part en part, reparurent de l’autre côté, donnèrent le temps au carré de faire sa décharge, pénétrèrent dans le trou que les balles venaient de pratiquer, et, là, se mettant à pointer chacun devant soi, ils élargirent la trouée de telle façon que la masse sembla éclater, et que les cavaliers turcs, au lieu de continuer à marcher serrés, commencèrent à s’éparpiller dans la plaine.
Roland s’était attaché à un porte-étendard des principaux chefs ennemis ; n’ayant point le sabre droit et pointu des dragons, mais le sabre recourbé des chasseurs, il se trouvait combattre à arme égale avec son ennemi. Deux ou trois fois, laissant flotter la bride sur le cou de son cheval et le manœuvrant des jambes, il porta la main gauche à ses fontes pour en tirer un pistolet, mais 1375
il pensa qu’il était indigne de lui de se servir de ce moyen ; il poussa son cheval sur celui de son adversaire, prit l’homme à bras-le-corps et la lutte continua, tandis que les chevaux, se reconnaissant pour ennemis, se mordaient et se déchiraient de leur mieux. Un instant ceux qui entouraient les deux combattants s’arrêtèrent
; Français et
musulmans, on voulait voir la fin de la lutte. Mais Roland, lâchant ses arçons, éperonna son cheval, qui glissa, pour ainsi dire, entre ses jambes et entraîna par son poids le cavalier turc, lequel tomba la tête en bas, pendu à ses étriers. En une seconde, Roland se releva, son sabre ensanglanté d’une main et l’étendard turc de l’autre. Quant au musulman, il était mort, et son cheval, piqué par Roland d’un coup de sabre, l’entraîna dans les rangs de ses compagnons, où il alla porter le désordre.
Cependant les Arabes de la plaine, du Mont-Tabor, étaient accourus à la fusillade.
Deux chefs, supérieurement montés,
précédaient leurs cavaliers de cinq cents pas.
Junot s’élança seul au-devant d’eux, 1376
ordonnant à ses soldats de les lui laisser pour son compte.
À cent pas en avant des cinquante hommes qu’il avait opposés comme une dérision aux Arabes de la plaine, il s’arrêta, et, voyant qu’il y avait une distance d’une dizaine de pas entre les deux cavaliers qu’il chargeait, il laissa pendre son sabre à sa dragonne, prit dans ses fontes un pistolet, et entre les deux oreilles du cheval d’un de ses ennemis qui venait sur lui ventre à terre, apercevant deux yeux flamboyants, il lui mit (nous avons dit quelle était son adresse à cette arme) la balle juste au milieu du front.
Le cavalier tomba ; le cheval, emporté par sa course, alla se faire prendre par un des cinquante grenadiers, tandis que, remettant son pistolet dans la fonte où il l’avait pris, et saisissant la poignée de son sabre, il fendit, d’un coup de taille, la tête de son second adversaire.
Alors, chaque officier, électrisé par l’exemple de son général, sortit des rangs. Dix ou douze combats singuliers, dans le genre de celui que nous venons de décrire, s’engagèrent aux yeux 1377
des deux armées, qui battaient des mains. Dans tous, les Turcs furent vaincus.
Le combat dura de neuf heures et demie du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, au moment où Junot ordonna d’effectuer la retraite pas à pas et toujours dans les montagnes de Cana.
En descendant le matin, il avait vu un large plateau qui lui avait paru favorable à ses desseins, car il savait bien qu’avec ses quatre cents hommes, il ne pouvait que livrer un brillant combat, mais non pas vaincre. Le combat était livré ; quatre cents Français avaient tenu pendant cinq heures contre cinq mille Turcs ; ils avaient couché huit cents morts et trois cents blessés sur le champ de bataille.
Eux avaient eu cinq hommes tués et un blessé.
Junot ordonna que le blessé fût emporté, et, comme il avait la cuisse cassée, on le coucha sur une civière que portèrent, en se relayant, quatre de ses camarades.
Roland était remonté à cheval
; il avait
échangé son sabre courbe contre un sabre droit ; il avait dans ses fontes ses pistolets, avec lesquels 1378
il abattait à vingt pas une fleur de grenade. Il se mit, avec les deux aides de camp de Junot, à la tête des cent dragons qui formaient la cavalerie du général, et, les trois jeunes gens rivalisant entre eux, faisant de cette œuvre de mort une partie de plaisir, soit qu’ils combattissent corps à corps à l’arme blanche avec les Turcs, soit qu’ils se contentassent, encouragés par le général, de tirer sur eux comme sur des cibles, ils semèrent cette journée de scènes pittoresques qui défrayèrent longtemps d’anecdotes héroïques et de récits joyeux les bivacs de l’armée d’Orient.
À quatre heures, Junot, établi sur son plateau, ayant à ses pieds une des sources du petit fleuve qui va se jeter dans la mer près du Carmel, en communication avec les moines grecs et catholiques de Cana et de Nazareth, était à l’abri d’une attaque par sa position et assuré de ses vivres.
Il pouvait donc attendre tranquillement les renforts que, prévenu qu’il était par le cheik d’Aher, Bonaparte ne pouvait manquer de lui envoyer.
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