XXXIV
L’embarquement
Les apprêts du départ de Blois furent si longs que les prisonniers craignaient qu’on ne les y fît séjourner et que, pendant ce séjour, on n’arrivât à leur faire un mauvais parti. Ils en furent d’autant plus convaincus que l’adjudant général commandant leur escorte sous Dutertre, qui se nommait Collin et qui était connu dans le pays pour avoir fait les massacres du 2 septembre, et un de ses compagnons, nommé Guillet, qui n’avait pas meilleure réputation que lui, entrèrent dans la prison vers six heures du matin.
Ils paraissaient fort émus, grondaient, comme pour s’exciter eux-mêmes, et regardaient les déportés avec de mauvais sourires.
L’officier municipal qui accompagnait les prisonniers depuis Paris eut comme une 1242
illumination.
Il alla droit à eux, et fermement devant eux :
– Pourquoi tardez-vous à partir ? leur dit-il.
Tout est prêt depuis longtemps
; la foule
augmente, votre conduite est plus que suspecte : je vous ai vus et entendus l’un et l’autre ameuter le peuple et le pousser à commettre des violences sur les personnes des déportés. Je vous déclare que, s’il arrive quelque accident à leur sortie, je ferai consigner ma déposition sur le registre de la municipalité, et c’est vous qu’elle accusera.
Les deux coquins balbutièrent quelques excuses ; on amena les voitures, les prisonniers furent accompagnés par les mêmes clameurs, les mêmes imprécations et les mêmes menaces qui les avaient accueillis la veille ; mais aucun ne fut atteint ni blessé par les coups qu’on essaya de leur porter ni les pierres qu’on leur jeta.
À Amboise, on coucha dans une chambre si étroite, que les condamnés n’avaient pas assez d’espace pour s’étendre sur la paille ; ils durent rester debout ou assis. Ce n’est qu’à Tours qu’ils espérèrent prendre quelque repos, mais ils se 1243
trompaient cruellement.
Les autorités de la ville venaient de subir une épuration ; elles étaient encore sous le coup de la terreur.
On mit les prisonniers à la Conciergerie, c’est-
à-dire à la prison occupée par les galériens.
Confondus avec eux, quelques déportés demandèrent un local particulier.
– Voilà votre appartement, dit le geôlier en désignant un petit cachot humide et infect.
Alors, les galériens montrèrent plus de pudeur que les nouveaux magistrats de Tours, et l’un d’eux, s’approchant des déportés, leur dit humblement :
– Messieurs, nous sommes bien fâchés de vous voir ici ; nous ne sommes pas dignes de vous approcher ; mais, si, dans le malheureux état où nous sommes réduits, il y a quelques services que nous puissions vous rendre, soyez assez bons pour les accepter. Le cachot que l’on vous a préparé est le plus froid et le plus humide de tous ; nous vous prions de prendre le nôtre, il est 1244
plus grand et moins humide.
Pichegru, au nom de ses compagnons,
remercia ces malheureux, et, en secouant la main de celui qui avait porté la parole :
– C’est donc parmi vous, dit-il, qu’il faut maintenant chercher des cœurs d’hommes ?
Il y avait plus de trente heures que les déportés n’avaient mangé, lorsqu’on leur distribua à chacun une livre de pain et une bouteille de vin.
Ce fut pour eux un jour de gala.
Le lendemain, on s’arrêta à Sainte-Maure. Le lieutenant général Dutertre ayant trouvé dans cette petite ville une colonne mobile de la garde nationale, composée de paysans, en profita pour donner quelque repos à sa troupe, dont les hommes ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre. Il chargea, en conséquence, cette colonne de garder les déportés sous la responsabilité du corps municipal qui, heureusement, n’était pas épuré.
Ces braves paysans eurent pitié des
malheureux prisonniers ; ils leur procurèrent du 1245
pain et du vin, de sorte qu’une fois ils purent manger à leur faim, boire à leur soif. En outre, ils étaient moins étroitement gardés, et telle était la négligence de ces braves gens, dont la plupart n’étaient armés que de piques, que les prisonniers pouvaient aller jusqu’à la chaussée, et, de cette chaussée, voyaient une forêt qui semblait se trouver là tout exprès pour leur offrir un refuge.
Ramel hasarda la proposition d’essayer de fuir ; mais les uns s’y opposèrent, parce que fuir, selon eux, était confesser leur culpabilité ; les autres s’y refusèrent, parce que leur fuite eût cruellement compromis leurs gardiens et eût fait punir ceux que, les premiers, ils avaient trouvés sensibles à leur détresse.
Le jour parut sans qu’on eût beaucoup dormi, car la nuit tout entière s’était écoulée dans cette discussion, et il fallut rentrer dans les cages de fer et redevenir la chose de Dutertre.
On traversa cette forêt profonde que, la veille, on avait regardée avec tant d’avidité ; les chemins étaient affreux. Quelques-uns obtinrent la permission de marcher entre quatre cavaliers ; 1246
Barbé-Marbois, Barthélemy et du Coudray, blessés, presque mourants, ne purent profiter de la permission. Couchés sur le plancher, à chaque cahot ils étaient jetés contre les barres de fer qui les meurtrissaient et, malgré leur stoïcisme, leur arrachaient des cris de douleur : Barthélemy fut le seul qui, pas une seule fois, ne fit entendre une plainte.
À Châtellerault, on les enferma dans un cachot tellement infect, que trois d’entre eux tombèrent asphyxiés en y entrant. Pichegru repoussa la porte que l’on allait fermer, et, tirant à lui un soldat, il le jeta au fond du cachot où cet homme faillit s’évanouir. Celui-ci rendit compte de l’impossibilité de demeurer dans une pareille atmosphère ; on laissa la porte ouverte et l’on y mit des sentinelles.
Barbé-Marbois était fort mal ; du Coudray, qui le soignait, était assis sur la paille auprès de lui.
Un malheureux qui, depuis trois ans, subissait la peine des fers dans un cachot voisin, obtint de visiter les prisonniers, leur apporta de l’eau fraîche et offrit son lit à Marbois qui se trouva un 1247
peu mieux après y avoir pris deux heures de repos.
– Ayez patience, leur disait cet homme ; on finit par s’accoutumer à tout, et j’en suis un exemple, puisque depuis trois ans j’habite un cachot pareil au vôtre.
À Lusignan, la prison se trouva trop petite pour contenir les seize déportés ; il pleuvait à verse, un vent froid soufflait du nord ; Dutertre, que rien n’embarrassait, ordonna de bien fermer les cages, fit dételer les chevaux, et cages et prisonniers restèrent sur la place publique. Ils étaient là depuis une heure à peu près, lorsque le maire et le commandant de la garde nationale vinrent demander, sous leur responsabilité, de les faire loger dans une auberge. Ils l’obtinrent, non sans difficulté ; à peine les prisonniers étaient-ils établis dans trois chambres avec renfort de sentinelles aux portes et sous les fenêtres, qu’ils virent arriver un courrier qui s’arrêta dans cette même auberge où on les avait conduits
;
quelques-uns, plus faciles à l’espérance que les autres, crurent que ce courrier était porteur 1248
d’heureuses nouvelles. Tous furent d’avis qu’il annonçait un événement d’importance.
Et, en effet, il apportait l’ordre d’arrêter le général Dutertre, à cause des concussions et des friponneries qu’il avait commises depuis le départ des déportés, et de le ramener à Paris.
On trouva sur lui les huit cents louis d’or qu’il avait reçus pour la dépense du convoi, dépense qu’il supprimait et à laquelle il subvenait par des réquisitions frappées sur les municipalités.
Les déportés apprirent cette nouvelle avec joie ; ils virent approcher la voiture qui lui était destinée, et Ramel, poussant la curiosité jusqu’à vouloir examiner sa contenance, ouvrit la fenêtre.
Mais aussitôt la sentinelle de la rue fit feu et sa balle brisa la traverse de la fenêtre.
Dutertre arrêté, la conduite du convoi incombait donc à son second, Guillet.
Mais Guillet, nous l’avons dit, ne valait guère mieux que Dutertre. Le lendemain, le maire de Saint-Maixent, où l’on avait fait halte, s’étant approché des déportés et ayant eu le malheur de 1249
leur dire : « Messieurs, je prends beaucoup de part à votre situation et tous les bons citoyens partagent mon sentiment », il mit lui-même la main sur le maire, le jeta entre deux soldats et ordonna à ceux-ci de le conduire en prison.
Mais cet acte de brutalité révolta tellement les habitants de la ville, dont le brave homme paraissait fort aimé, qu’ils se soulevèrent et forcèrent Guillet de leur rendre leur syndic.
Ce qui tourmentait le plus les déportés, c’est qu’ils ignoraient complètement le lieu de leur destination. Ils avaient entendu parler de Rochefort, mais d’une manière vague. Privés de toute relation avec leurs familles, ils ne pouvaient obtenir aucune lumière sur le sort qui les attendait.
À Surgères, ce sort leur fut révélé. Le maire avait insisté pour que les prisonniers fussent logés à l’auberge et l’avait obtenu.
Pichegru, Aubry et Delarue étaient couchés sur des matelas étendus à terre dans une chambre du premier étage, séparée de la pièce de dessous par un plancher si mal joint, que l’on pouvait voir 1250
tout ce qui s’y passait.
Les chefs de l’escorte, sans se douter qu’ils étaient vus et entendus, s’y firent servir à souper.
Un officier de marine vint les y joindre. Chaque mot que disaient ces hommes était important pour les malheureux condamnés ; ils écoutèrent.
Le souper, long et copieux, fut fort gai. Les souffrances dont on accablait les déportés firent les frais de cette gaieté. Mais, à minuit et demi, le souper terminé, l’officier de marine fit remarquer qu’il était temps de s’occuper de l’opération.
Ce mot opération attira, comme on le comprend bien, toute l’attention des trois déportés.
Un homme qui leur était inconnu, et qui servait de secrétaire à Guillet, apporta des plumes, de l’encre et du papier, et se mit à écrire sous la dictée du commandant.
Cette dictée était un procès-verbal constatant que, conformément aux derniers ordres du Directoire, les déportés n’étaient sortis de leurs 1251
cages que pour entrer dans le Brillant, brigantin préparé à Rochefort pour les recevoir.
Pichegru, Aubry et Delarue, quoique atterrés par l’audition de ce procès-verbal fait d’avance, prenant les devants d’un jour et ne laissant aucun doute sur la déportation, gardèrent le secret vis-à-
vis de leurs camarades.
Ils pensèrent qu’il serait assez tôt pour eux d’apprendre cette triste nouvelle à Rochefort.
On y arriva le 21 septembre, entre trois et quatre heures du soir. Le convoi quitta la chaussée de la ville, défila sous les glacis, où une foule immense de curieux attendait, tourna la place et se dirigea vers les bords de la Charente.
Il n’y avait plus de doute, non seulement pour ceux qui avaient surpris le secret fatal, mais encore pour les treize autres qui ignoraient tout.
Ils allaient être embarqués, lancés sur l’océan, dénués des choses les plus nécessaires à la vie et soumis à tous les risques d’une navigation dont ils ne pouvaient deviner le terme.
Enfin, les voitures s’arrêtèrent. Quelques 1252
centaines de matelots et de soldats, déshonorant l’uniforme de la marine, se placèrent en haie au moment où l’on tira les déportés de leur cage, qu’ils en étaient réduits à regretter. Des cris féroces les accueillent :
– À bas les tyrans ! à l’eau ! à l’eau les traîtres !...
Un de ces hommes s’était avancé, sans doute dans le but de mettre sa menace à exécution ; les autres le suivaient de près. Le général Villot marcha droit à lui, et, croisant les bras :
– Misérable ! lui dit-il, tu es trop lâche pour me rendre ce service !...
Un canot s’approcha, un commissaire fit l’appel, et, les uns après les autres, aussitôt nommés, les déportés descendirent dans l’embarcation.
Le dernier, Barbé-Marbois, était dans un état si désespéré que le commissaire déclara que, si on l’embarquait faible et mourant comme il était, il ne supporterait pas deux jours de navigation.
1253
–
Que t’importe, imbécile
? lui dit le
commandant Guillet. Tu ne dois compte que de ses os.
Un quart d’heure après, les déportés étaient à bord d’un bâtiment à deux mâts, mouillé vers le milieu de la rivière. C’était le Brillant, petit corsaire pris sur les Anglais. Ils y furent reçus par une douzaine de soldats qui semblaient avoir été choisis exprès pour faire sur eux l’office de bourreaux. On les entassa à l’entrepont dans un réduit si étroit, que la moitié d’entre eux à peine pouvait s’asseoir ; si bas, que les autres ne pouvaient se tenir debout, et qu’ils étaient obligés de se relayer dans cette position, dont l’une ne valait guère mieux que l’autre.
Une heure après leur installation, on voulut bien se rappeler qu’ils devaient avoir besoin de nourriture.
On descendit alors deux baquets, l’un vide et que l’on plaça dans un coin, l’autre contenant des fèves à demi cuites, nageant dans une eau rousse plus dégoûtante encore que le vase qui la renfermait. Un pain de munition et une ration 1254
d’eau, seules choses dont les prisonniers firent usage, complétaient cet immonde repas, servi à des hommes que leurs concitoyens avaient choisis comme les plus dignes d’entre eux pour les représenter.
Les déportés ne touchèrent point aux fèves du baquet, quoiqu’ils n’eussent pas mangé depuis trente-six heures, soit à cause du dégoût qu’elles leur causaient, soit parce qu’on avait jugé à propos de ne leur donner ni cuiller ni fourchette.
Et, comme, pour introduire un peu d’air dans leur réduit, ils étaient obligés de laisser la porte ouverte, ils étaient l’objet des railleries des soldats, qui arrivèrent à un degré de grossièreté telle que Pichegru, oubliant qu’il n’avait plus le droit de commander, leur ordonna de se taire.
– C’est toi qui feras bien de te taire, lui répondit l’un d’eux. Prends garde, tu n’es pas encore sorti de nos mains.
– Quel âge as-tu ? lui demanda Pichegru voyant sa jeunesse.
– Seize ans, répondit le soldat.
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– Messieurs, dit Pichegru, si jamais nous revenons en France, voilà un enfant qu’il ne faut pas oublier ; il promet.
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