XX
Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter M. d’Argentan parut doublement satisfait en apprenant que Mlle Rotrou ferait une pause à Angers. Il fallait une grande habitude du cheval et être aussi excellent écuyer que l’était M. d’Argentan, pour faire une suite d’étapes comme celles qu’il venait de faire de Paris à Angers, en supposant même qu’il ne vînt pas de plus loin que Paris sans se reposer. Il résolut donc de s’arrêter en même temps que sa compagne de voyage, pour deux raisons : la première, pour prendre du repos, et la seconde, pour pousser la connaissance un peu plus loin avec elle.
M.
d’Argentan, malgré son passeport qui indiquait une résidence provinciale, était le type d’une élégance de manières et de langage si complet, qu’il révélait le Parisien, non seulement 1074
de Paris, mais des quartiers aristocratiques de Paris.
Son étonnement, quoiqu’il n’en eût rien laissé paraître, avait donc été grand lorsque, après les belles paroles échangées avec une grande et belle personne voyageant seule, comme le fait Mlle
Rotrou, sous la protection, circonstance aggravante, d’un passeport signé Barras, il n’avait pas vu la conversation se lier plus intime, ni la connaissance aller plus loin.
En quittant le cabinet du commissaire de police, en prenant les devants et en sachant qu’il faisait même route que la voyageuse dont il avait entendu lire le passeport, sans savoir encore de quelle façon elle ferait cette route, il s’était bien promis de la faire avec elle. Mais, lorsque au matin, rejoint par une excellente calèche, il s’était aperçu qu’elle servait de nid au charmant oiseau voyageur qu’il avait laissé en arrière, il s’était refait cette promesse avec double désir de la tenir.
Mais, nous l’avons vu, Mlle de Fargas, tout en répondant dans une juste mesure aux avances de 1075
son compagnon de voyage, n’avait pas été jusqu’à lui permettre de poser le bout de sa botte sur le marchepied de la voiture où il avait eu un instant l’espérance de s’introduire tout entier.
Angers et son repos d’une nuit venaient donc à merveille pour le remettre un peu de sa fatigue et lui permettre, si la chose était possible, de faire, vers la fin du voyage, un pas de plus dans l’intimité de l’inabordable directrice des postes.
On arriva à Angers vers cinq heures du soir.
Une lieue avant la ville, le cavalier s’était approché de la voiture, et, s’inclinant sur ses arçons :
–
Serait-il indiscret, demanda-t-il à la voyageuse, de s’informer si vous avez faim ?
Diana, qui vit où son compagnon de voyage en voulait venir, fit un mouvement de lèvres qui ressemblait à un sourire.
– Oui, monsieur, ce serait indiscret, répondit-elle.
– Ah ! par exemple ! et pourquoi cela ?
– Je vais vous le dire. Parce que à peine vous 1076
aurais-je répondu que j’ai faim, vous me demanderiez la permission d’aller commander mon dîner ; à peine vous aurais-je donné la permission d’aller commander mon repas, vous me demanderiez celle de le faire servir sur la même table que le vôtre ; c’est-à-dire que vous m’inviteriez à dîner avec vous, ce qui, vous le voyez, serait une indiscrétion.
– En vérité, mademoiselle, dit M. d’Argentan, vous êtes d’une logique terrible, et qui, je dois le dire, a peu d’imitatrices à l’époque où nous vivons.
– C’est que, répondit Diana en fronçant le sourcil, c’est que peu de femmes se trouvent dans une situation pareille à la mienne. Vous le voyez, monsieur, je suis toute vêtue de noir.
– Seriez-vous en deuil d’un mari, madame ?
Votre passeport vous indiquait comme jeune fille et non comme veuve.
– Je suis jeune fille, monsieur, si toutefois l’on reste jeune après cinq ans de solitude et de malheurs. Mon dernier parent, mon seul ami, celui qui était tout pour moi, vient de mourir.
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Rassurez-vous donc, monsieur, ce n’est pas vous qui, en quittant Paris, avez perdu vos moyens de séduction ; c’est moi qui ai le cœur pris d’une telle tristesse, que je ne puis convenablement reconnaître les mérites de ceux qui veulent bien s’adresser à moi et s’apercevoir que je suis jeune malgré ma douleur, et passable malgré mon deuil.
Et maintenant, j’ai aussi faim que l’on peut avoir quand on boit ses larmes et quand on vit de souvenirs au lieu de vivre d’espérance. Je dînerai comme d’habitude, monsieur, sans affectation, dans la même salle que vous, en vous affirmant qu’en toute autre circonstance ne fût-ce que pour vous remercier des attentions que vous avez eues à mon égard, tout le long du voyage et sans importance aucune, j’eusse dîné à la même table que vous.
Le jeune homme s’approcha autant que son cheval pouvait le faire d’une voiture allant au trot.
– Madame, dit-il, après un aveu pareil, il ne me reste qu’une chose à vous dire, c’est que, si, dans votre isolement, vous éprouviez le besoin de 1078
vous appuyer à un ami, cet ami est tout trouvé, et, quoique ce soit un ami de grande route, je vous réponds qu’il en vaudra bien un autre.
Et, mettant son cheval au galop, il alla, ainsi qu’il l’avait offert à la belle voyageuse, commander le double dîner. Seulement, comme l’heure de l’arrivée de Mlle Rotrou coïncidait avec l’heure de la table d’hôte, au risque de ne pas revoir sa compagne de voyage, M. d’Argentan eut la délicatesse de dire à l’hôtel qu’elle dînerait dans sa chambre.
Il n’était question, à la table d’hôte, que des six mille hommes envoyés par le Directoire pour mettre à la raison Cadoudal.
Depuis quinze jours, en effet, Cadoudal, avec les cinq ou six cents hommes qu’il avait réunis, avait tenté des coups plus hardis que les généraux les plus aventureux ne l’avaient fait dans la Vendée et dans la Bretagne aux époques les plus acharnées de cette double guerre.
Le receveur de Dinan, M.
d’Argentan,
s’informa avec beaucoup d’insistance de la route qu’avait prise le petit corps d’armée.
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On lui répondit qu’on était sur ce sujet dans la plus complète indécision, attendu que l’homme qui paraissait, sans être revêtu d’aucun grade militaire, donner des ordres à la colonne, avait dit à l’hôtel même que la route qu’il suivrait dépendrait des renseignements qu’il prendrait au village de Châteaubriant, et que, selon la localité qu’occuperait celui qu’il allait combattre, il s’enfoncerait dans le Morbihan ou longerait les collines du Maine.
Le dîner fini, M. d’Argentan fit demander à Mlle
Rotrou si elle voudrait bien lui faire l’honneur de le recevoir pour une communication qu’il croyait de quelque importance.
Celle-ci répondit que ce serait avec grand plaisir.
Cinq minutes après, M. d’Argentan entrait dans la chambre de Mlle Rotrou, qui le recevait assise près de sa fenêtre ouverte.
Mlle Rotrou lui montra un fauteuil et lui fit signe de prendre place.
M. d’Argentan remercia de la tête et se 1080
contenta de s’appuyer sur le fauteuil.
– Comme vous pourriez croire, mademoiselle, dit-il, que le regret de cesser de vous voir bientôt me fait chercher un prétexte de vous revoir plus vite, je vous dirai, sans abuser de vos moments, ce qui m’amène près de vous. Je ne sais si vous avez ou si vous n’avez pas de raison de rencontrer à cent lieues de Paris de ces agents extraordinaires du gouvernement qui deviennent d’autant plus tyranniques qu’ils s’éloignent du centre du pouvoir. Ce que je sais, c’est que nous allons avoir à traverser toute une colonne de troupes républicaines, conduite par un de ces misérables dont l’état est de chercher des têtes au gouvernement. Il paraît que l’on trouve la fusillade trop noble pour les chouans et qu’on veut naturaliser la guillotine sur le sol de la Bretagne. À Châteaubriant, c’est-à-dire à cinq ou six lieues d’ici, la colonne a dû choisir sa route et marcher droit vers la mer ou s’enfoncer entre les Côtes-du-Nord et le Morbihan. Avez-vous une raison quelconque de craindre ? En ce cas-là, quelle que soit la route que vous preniez, et dussiez-vous passer en vue de la colonne 1081
républicaine depuis le premier jusqu’au dernier rang, je resterai avec vous. Si, au contraire, vous n’avez rien à craindre, et j’espère que vous ne vous trompez pas au sentiment qui me dicte cette question, et n’ayant qu’une médiocre sympathie –
vous voyez que je suis franc – pour les cocardes tricolores, les envoyés extraordinaires et les guillotines, j’éviterai la colonne, et je prendrai, pour me rendre à Dinan, la route qu’elle aura prise.
– Je commence par vous remercier de tout mon cœur, monsieur, répondit Mlle Rotrou, et par vous assurer de ma reconnaissance ; mais je ne vais pas à Dinan comme vous, je vais à Vitré. Si la colonne a pris la route de Rennes, qui est celle de Dinan, je n’aurai pas la crainte de la rencontrer ; si, au contraire, elle a pris la route de Vitré, cela ne m’empêchera point de prendre cette route qui est la mienne. Je n’ai pas beaucoup plus de sympathie que vous pour les cocardes tricolores, pour les envoyés extraordinaires et pour les guillotines, mais je n’ai aucune raison de les craindre. Je dirai plus : j’étais instruite de la marche de cette troupe et de ce qu’elle conduit 1082
avec elle, et, comme elle traverse une prairie de la Bretagne qui était occupée par Cadoudal, je suis autorisée, le cas échéant, à me mettre sous sa protection. Tout dépendra donc de ce que décidera le chef de cette colonne à Châteaubriant.
» S’il continue sa route sur Vitré, j’aurai le regret de prendre congé de vous à
l’embranchement des deux routes
; si, au
contraire, il a pris la route de Rennes, et que votre répugnance aille jusqu’à ne pas vouloir le rencontrer, je devrai à cette répugnance le plaisir de continuer ma route avec vous jusqu’à ma destination.
La manière dont M. d’Argentan s’était fait annoncer ne lui permettait pas, cette explication donnée, de rester plus longtemps.
Il salua et sortit pendant le mouvement que faisait Mlle Rotrou pour se soulever de sa chaise.
Le lendemain, à six heures du matin, tous deux partaient après les compliments d’usage. À
la seconde poste, c’est-à-dire à Châteaubriant, les informations convenues furent prises. La colonne était partie, il y avait une heure, et avait pris le 1083
chemin de Vitré.
Les deux voyageurs devaient donc se séparer.
M. d’Argentan s’approcha une dernière fois de Mlle
Rotrou, lui renouvelant ses offres de services, et d’une voix émue, il lui adressa ses adieux.
Mlle Rotrou leva les yeux sur cet élégant jeune homme et, trop femme du monde elle-même pour ne pas être reconnaissante de la façon respectueuse dont il s’était conduit, elle lui donna sa main à baiser.
M. d’Argentan remonta à cheval, dit à son postillon, qui partit devant
: «
Route de
Rennes ! » tandis que la voiture de Mlle Rotrou, obéissant à l’indication donnée d’une voix aussi calme que d’habitude, prenait le chemin de Vitré.
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