X
Deux portraits
Coster de Saint-Victor n’avait pas repris la mode de la poudre, il portait ses cheveux sans peigne ni cadenettes, mais tout simplement flottants et bouclés ; ils étaient du plus beau noir de jais, ainsi que ses sourcils et ses cils, qui encadraient de grands yeux bleu saphir, lesquels, selon l’expression qu’on leur voulait donner, étaient pleins de puissance ou de douceur. Le teint, un peu pâli par le sang perdu, était de la mate blancheur du lait ; le nez fin et droit était irréprochable ; les lèvres fortes et vermeilles couvraient des dents magnifiques, et le reste du corps, grâce au costume que l’on portait à cette époque et qui en faisait valoir les avantages, semblait moulé sur l’Antinoüs.
Les deux jeunes gens se regardèrent un instant 611
en silence.
– Vous avez entendu ? dit Aurélie.
– Hélas ! oui, dit Coster.
– Il soupe avec moi, et c’est votre faute.
– Comment cela ?
– Vous m’avez forcée de lui ouvrir ma porte.
– Et cela vous contrarie, qu’il soupe avec vous ?
– Sans doute !
– Bien vrai ?
– Je vous le jure ! Je ne suis pas en train d’être aimable ce soir pour les gens que je n’aime pas.
– Mais pour celui que vous aimeriez ?
– Ah ! pour celui-là, je serais charmante, dit Aurélie.
– Voyons, dit Coster, si je trouve un moyen de l’empêcher de souper avec vous ?
– Après ?
– Qui soupera à sa place ?
– La belle demande ! Celui qui aura trouvé un 612
moyen qu’il ne soupe pas.
–
Et, avec celui-là, vous ne serez pas maussade ?
– Oh ! non !
– Un gage !
La belle fille d’amour lui tendit sa joue.
Il y appuya ses lèvres.
En ce moment, la sonnette retentit de nouveau.
– Ah ! je vous préviens, cette fois, dit Coster de Saint-Victor, que, si c’est lui à qui il a pris la stupide envie de revenir, je ne m’en vais pas.
Suzette parut.
–
Dois-je ouvrir, madame
? dit-elle tout
effarouchée.
– Eh ! mon Dieu, oui, mademoiselle, ouvrez !
Suzette ouvrit.
Et un homme portant un grand panier plat sur la tête entra en disant :
– Le souper du citoyen général Barras.
– Vous entendez ? dit Aurélie.
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– Oui, répondit l’incroyable ; mais, foi de Coster de Saint-Victor, il ne le mangera pas.
– Faudra-t-il mettre la table tout de même ?
demanda en riant Suzette.
– Oui, répondit le jeune homme en s’élançant de la chambre ; car, s’il ne le mange pas, un autre le mangera.
Aurélie le suivit des yeux jusqu’à la porte.
Puis, quand la porte se fut refermée, se tournant vers sa camériste :
– À ma toilette, Suzette ! dit-elle, et fais-moi plus belle que tu pourras.
– Et pour lequel des deux Madame veut-elle être belle ?
– Je n’en sais rien encore ; mais, en attendant, fais-moi belle... pour moi.
Suzette se mit à la besogne.
Nous avons dit quel était le costume des élégantes de l’époque, et Aurélie de Saint-Amour était une élégante.
Issue d’une bonne famille de Provence, ayant 614
joué, à l’époque où nous l’introduisons en scène, le rôle que nous lui distribuons, nous avons cru devoir lui laisser le nom qu’elle portait et avec lequel elle nous apparaît dans les archives de la police de l’époque.
Son histoire était celle de presque toutes les femmes de cette classe dont la réaction thermidorienne fut le triomphe. Jeune fille sans fortune, séduite en 1790 par un jeune noble qui lui fit quitter sa famille, l’emmena à Paris, émigra, s’engagea dans l’armée de Condé et s’y fit tuer en 1793, elle resta seule sans autre bien que ses dix-neuf ans, sans autre appui que sa beauté. Recueillie par un fermier général, elle retrouva bientôt, sous le rapport du luxe, beaucoup plus qu’elle n’avait perdu.
Mais arriva le procès des fermiers généraux.
Le protecteur de la belle Aurélie fut au nombre des vingt-sept personnes qui furent exécutées avec Lavoisier, le 8 mai 1794.
En mourant, il lui donna la propriété d’une somme assez considérable dont jusque-là elle n’avait eu que la rente. De sorte que, sans jouir 615
d’une grande fortune, la belle Aurélie était au-dessus du besoin.
Barras entendit parler de sa beauté et de sa distinction, se présenta chez elle, et, après un surnumérariat convenable, fut accueilli.
Barras était alors un très bel homme de quarante ans à peu près, d’une famille noble de Provence, noblesse contestée quoique incontestable pour ceux qui savent que l’on disait : Vieux comme les rochers de Provence, noble comme les Barras.
Sous-lieutenant à dix-huit ans dans le régiment du Languedoc, il l’avait quitté pour aller rejoindre son oncle, gouverneur de l’île de France. Il faillit périr dans un naufrage sur la côte de Coromandel, s’empara par bonheur à temps de la manœuvre, et, grâce à son courage et à son sang-froid, il était parvenu à aborder dans une île habitée par les sauvages. Lui et ses compagnons y étaient restés un mois. Ayant enfin été secourus, ils furent transportés à Pondichéry. Il rentrait, en 1788, en France, où l’attendait une grande fortune.
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Lors de la convocation des états généraux, à l’exemple de Mirabeau, Barras n’avait pas hésité : il s’était présenté comme candidat du tiers et avait été nommé. Le 14 juillet, il avait été remarqué au milieu des vainqueurs de la Bastille ; membre de la Convention, il avait voté la mort du roi, et, comme député, avait été envoyé à Toulon, lors de la reprise de cette ville sur les Anglais. On connaît le rapport fait par lui à ce sujet.
Il proposait tout simplement de démolir Toulon.
Rentré à la Convention, il avait pris une part active à toutes les grandes journées de la Révolution et particulièrement à la journée du 9
thermidor
; si bien que, dans la nouvelle
Constitution proposée, il paraissait destiné à devenir infailliblement un des cinq directeurs.
Nous avons dit son âge et constaté sa beauté d’ensemble.
C’était un homme de cinq pieds six pouces, avec de beaux cheveux qu’il poudrait pour effacer leur précoce grisonnement, des yeux admirables, un nez droit, de grosses lèvres 617
dessinant une bouche sympathique. Sans adopter les modes exagérées de la jeunesse dorée, il les suivait dans la mesure d’une élégance relative à son âge.
Quant à la belle Aurélie de Saint-Amour, elle venait d’avoir vingt et un ans, entrant en même temps dans sa majorité et dans la période de la beauté de la femme qui est, à notre avis, de vingt et un à trente-cinq ans.
C’était une nature extrêmement distinguée, extrêmement sensuelle, extrêmement
impressionnable. Elle avait tout à la fois, en elle, de la fleur, du fruit, de la femme : parfum, saveur et plaisir.
Elle était grande, ce qui la faisait paraître au premier coup d’œil un peu mince ; mais, grâce au costume que l’on portait alors, il était facile de voir qu’elle était mince à la manière de la Diane de Jean Goujon ; elle était blonde, avec ces reflets d’un fauve foncé qui se retrouvent dans les cheveux de la Madeleine du Titien. Coiffée à la grecque, avec des bandelettes de velours bleu, elle était superbe ; mais lorsque, vers la fin du 618
dîner, elle dénouait ses cheveux, les laissait tomber sur ses épaules, secouait la tête pour s’en faire une auréole, quand ses joues, qui avaient la fraîcheur du camélia et de la pêche, dessinaient leur ovale sur cette fauve chevelure qui faisait valoir des sourcils noirs, des yeux pervenche, des lèvres de carmin, des dents de perle, quand, à chacune de ses oreilles roses, pendait une gerbe de diamants, c’est-à-dire d’éclairs, elle était splendide.
Or, cette luxuriante beauté s’était développée depuis deux ans seulement. Ce qu’elle avait donné à son premier amant, c’est-à-dire au seul homme qu’elle eût aimé, c’était la jeune fille pleine d’hésitations et de retours sur elle-même, qui cède, mais ne se livre pas.
Puis, tout à coup, elle avait senti monter et abonder en elle la sève de la vie : ses yeux s’étaient ouverts, ses narines s’étaient dilatées ; elle avait respiré par tous les pores l’amour de cette seconde jeunesse qui succède à l’adolescence, qui abaisse son regard sur soi-même, qui sourit à sa beauté croissant chaque 619
jour, et qui cherche en haletant à qui elle donnera les trésors de volupté amassés en elle.
C’était alors que la nécessité l’avait forcée, non plus à se donner, mais à se vendre, et elle l’avait fait avec l’arrière-pensée du bonheur qu’elle aurait un jour à rentrer, riche, dans cette liberté du cœur et de la personne qui est la dignité de la femme.
Deux ou trois fois, aux soirées de l’hôtel de Thélusson, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, elle avait aperçu Coster de Saint-Victor faisant sa cour aux femmes, les plus belles et les plus distinguées de l’époque, et, chaque fois, son cœur semblait avoir fait un effort pour se détacher de sa poitrine et voler à lui. Elle sentait bien qu’un jour ou l’autre, dût-elle faire les avances, cet homme lui appartiendrait, ou plutôt elle appartiendrait à cet homme. Mais elle en était tellement convaincue, grâce à cette voix qui, parfois, nous dit un mot du grand secret de l’avenir, qu’elle attendait l’occasion sans trop d’impatience, certaine qu’un jour l’objet de ses rêves passerait assez près d’elle, ou elle assez 620
près de lui, pour qu’ils se joignissent l’un à l’autre par cette loi irrésistible du fer et de l’aimant.
Ce soir-là enfin, ouvrant sa fenêtre pour assister au tumulte qui se faisait dans la rue, elle avait reconnu au milieu de la mêlée ce beau démon de ses nuits solitaires, et, malgré elle, elle s’était écriée :
– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !
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