XXX

Le faux incroyable

À peine, nous l’avons dit, les deux jeunes femmes, tout affolées de leur prédiction, avaient-elles fait attention au jeune élégant qui attendait son tour.

Pendant la longue séance qu’avait faite Mme de Beauharnais chez la sibylle, Mme Tallien avait essayé plusieurs fois de reconnaître à quelle classe d’incroyable elle avait affaire dans la personne du jeune homme qui attendait en même temps qu’elle. Mais lui, peu curieux, paraissait-il, de nouer la conversation avec celle qui lui faisait des avances, avait tiré ses cheveux sur ses sourcils, sa cravate sur son menton, ses oreilles de chien sur ses joues, et, avec une espèce de grognement sourd, s’était établi dans son fauteuil comme un homme qui ne serait pas fâché de 825

diminuer l’heure de l’attente par quelques moments de sommeil.

La longue séance de Mme de Beauharnais s’était passée ainsi, Mme Tallien faisant semblant de lire et l’incroyable faisant semblant de sommeiller.

Mais à peine furent-elles sorties et les eut-il suivies des yeux aussi longtemps que la chose lui fut possible, qu’il se présenta à son tour à la porte du cabinet de Mlle Lenormand.

La mise du nouveau consultant avait quelque chose de grotesque qui amena le sourire sur les lèvres de la sibylle.

– Mademoiselle, dit-il, en affectant le parler ridicule des jeunes élégants de l’époque, auriez-vous la bonté de me dire ce que le sort réserve de vicissitudes heureuses ou fâcheuses à la personne de votre serviteur ? Il ne vous cachera pas que cette personne lui est assez chère pour que tout ce que vous lui prédirez d’agréable soit admirablement reçu par lui. Il doit ajouter cependant que, grâce à une grande puissance sur lui-même, il écoutera sans aucun trouble les 826

événements et les catastrophes dont il vous plaira de le menacer.

Mlle Lenormand le regarda un instant, avec inquiétude. Son laisser-aller allait-il jusqu’à la folie, ou avait-elle affaire à quelqu’un de ces jeunes gens qui, à cette époque, se faisant un plaisir de railler jusqu’aux choses saintes, n’aurait pas eu grand scrupule de s’attaquer à la sibylle de la rue de Tournon, si bien ancrée qu’elle fût déjà dans l’esprit des nobles habitants du faubourg Saint-Germain ?

– C’est votre horoscope que vous désirez ?

demanda-t-elle.

– Oui, mon horoscope ; un horoscope tel que celui qui fut tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine. Sans avoir la prétention d’atteindre à la renommée du vainqueur de Porus et du fondateur d’Alexandrie, je compte faire un jour un certain bruit dans le monde. Ayez donc la bonté de préparer ce qui vous est nécessaire et de faire pour moi tout ce qu’il y a de plus grand jeu.

– Citoyen, reprit Mlle Lenormand, je procède 827

par plusieurs moyens différents les uns les autres.

Voyons les moyens, dit l’incroyable, poussant son estomac en avant, glissant ses deux pouces dans l’échancrure de son gilet, et laissant pendre par le cordon qui la soutenait sa canne à son poignet.

– Par exemple, je prophétise par les blancs d’œufs, par l’analyse du marc de café, par les tarots ou cartes algébriques, par l’alectryomancie.

– L’alectryomancie me plairait assez, dit le jeune homme, mais il nous faudrait pour cela un coq vivant et un plein verre de froment ; les avez-vous ?

Je les ai, répondit Mlle Lenormand. Je procède aussi par la captromancie.

– Je cherche, dit le jeune homme, la glace de Venise ; car, autant que je puis me rappeler, c’est à l’aide d’une glace de Venise et d’une goutte d’eau jetée dessus que la captromancie s’opère.

– Justement, citoyen, et vous me paraissez fort au courant de mon art.

– Peuh ! fit le jeune homme. Oui, oui, on s’est 828

occupé de sciences occultes.

Nous avons aussi la chiromancie, dit Mlle Lenormand.

– Ah ! voilà qui me va ! Toutes les autres pratiques sont plus ou moins diaboliques, tandis que la chiromancie n’a jamais été frappée par les censures de l’Église catholique, attendu que c’est une science fondée sur des principes tirés de l’Écriture sainte et de la philosophie transcendantale. Il n’en est point ainsi, ne l’oubliez pas, citoyenne, de l’hydromancie, qui opère par le moyen d’un anneau jeté dans l’eau ; de la pyromancie, qui consiste à placer sa victime au milieu du feu ; de la géomancie, qui agit par des signes cabalistiques tracés sur la terre ; de la capnomancie, par laquelle on sème des grains de pavot sur des charbons ardents

; de la

cossinomancie, dans laquelle on emploie la hache, la tenaille et le crible

; enfin de

l’anthropomancie, dans laquelle on sacrifie des victimes humaines.

Mlle Lenormand regarda son interlocuteur avec une certaine inquiétude. Parlait-il sérieusement ?

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se moquait-il d’elle ? ou cachait-il sous une fausse désinvolture le désir de ne pas être reconnu ?

Ainsi donc, dit-elle, vous préférez la chiromancie ?

– Oui, répondit l’incroyable ; car, avec la chiromancie, fussiez-vous le diable en personne ou son épouse Proserpine (et il s’inclina galamment devant Mlle Lenormand), je ne crains rien pour le salut de mon âme, attendu que le patriarche Job a dit, 37, verset 7 : « Dieu a tracé dans la main de tous les hommes des signes, afin que chacun d’eux pût connaître sa destinée. »

Salomon, le roi sage par excellence, ajoutait :

« La longueur de la vie est marquée dans la main droite, et les lignes de la main gauche annoncent les richesses et la gloire. » Enfin, nous lisons dans le prophète Isaïe : « Votre main dénote que vous vivrez longtemps. » Voici la mienne. Que dit-elle ?

En même temps, l’incroyable tira son gant et mit à nu une main fine, élégante, quoique maigre et hâlée par le soleil. Les proportions en étaient 830

parfaites, les doigts étaient allongés et nullement noueux, aucune bague n’ornait cette main.

Mlle Lenormand la prit, la regarda avec attention, et ses yeux se reportèrent de la main au visage du jeune homme.

– Monsieur, lui dit-elle, il a dû en coûter à votre dignité naturelle de vous habiller ainsi, et vous avez dû céder, en le faisant, à une grande curiosité ou aux premières atteintes d’un sentiment invincible. C’est un déguisement que vous portez et non votre costume habituel. Votre main est celle d’un homme de guerre habitué à manier l’épée et non à faire tourner le gourdin de l’incroyable ou siffler la badine du muscadin.

Votre langage, non plus, n’est pas celui que vous affectez en ce moment. Cessez donc de dissimuler ; devant moi, tout déguisement vous serait inutile. Vous savez tout ce que vous avez dit, mais vous n’avez appris ces sciences qu’en en étudiant d’autres que vous jugiez plus importantes. Vous avez une tendance pour les recherches occultes, c’est vrai ; mais votre avenir n’est ni celui des Nicolas Flamel, ni celui des Cagliostro. Vous avez demandé en riant un 831

horoscope comme celui qu’on a tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe. Il est trop tard pour vous tirer un horoscope de naissance ; mais je puis vous dire ce qui vous est arrivé depuis votre naissance, et ce qui vous arrivera jusqu’à votre mort.

– Par ma foi, vous avez raison, dit le jeune homme de sa voix naturelle, et j’avoue que je suis mal à l’aise sous ce travestissement ; cette langue non plus, vous l’avez dit, n’est pas celle que j’ai l’habitude de parler. Si vous vous étiez laissé prendre à mon patois et à mon costume, je ne vous eusse rien dit, et je vous eusse quittée en haussant les épaules. La découverte que vous avez faite, malgré mes efforts pour vous tromper, m’indique qu’il y a du vrai dans votre art. C’est tenter Dieu, je le sais bien, continua-t-il d’un voix sombre, que de vouloir lui dérober le secret de l’avenir ; mais quel est l’homme, sentant en lui une certaine puissance de volonté, qui ne désire aider, par la connaissance plus ou moins complète de l’avenir, aux événements que la fortune lui prépare ? Vous m’avez dit que vous me raconteriez ma vie passée. Je ne vous en 832

demande que quelques mots seulement, étant plus pressé de connaître l’avenir. Je vous le répète, voici ma main.

Mlle Lenormand arrêta un instant ses yeux à l’intérieur de cette main ; puis, relevant la tête :

– Vous êtes né dans une île, dit-elle, d’une famille noble sans être riche ni illustre. Vous avez quitté votre pays pour venir faire votre éducation en France ; vous êtes entré au service dans une arme spéciale : l’artillerie. Vous avez remporté une grande victoire fort utile à votre pays, qui vous en a mal récompensé. Un instant, vous avez pensé à quitter la France. Par bonheur, les obstacles se sont multipliés devant vous et vous ont lassé. Vous venez de rentrer en lumière par un coup d’éclat qui vous assure la protection du futur Directoire. La journée d’aujourd’hui –

retenez-en bien la date – quoique n’ayant été marquée que par des événements ordinaires, deviendra une des étapes les plus importantes de votre vie. Croyez-vous à mon art, maintenant, et voulez-vous que je continue ?

– Sans doute, dit le faux incroyable, et, pour 833

vous donner toute facilité, je commencerai par vous apparaître avec mon visage ordinaire.

À ces mots, le jeune homme enleva son chapeau de dessus sa tête, jeta de côté sa perruque, dénoua sa cravate et laissa voir cette tête de bronze, qui semblait avoir été moulée sur une médaille antique. Son sourcil se fronça légèrement, ses cheveux s’aplatirent aux tempes sous sa main, son œil devint fixe, hautain, presque dur, et sa voix, non plus avec le grasseyement de l’incroyable, non plus même avec la courtoisie de l’homme qui s’adresse à une femme, mais avec la fermeté d’un ordre donné, dit en présentant pour la troisième fois sa main à la sibylle :

– Voyez !

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Les Blancs et les Bleus
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