XXX

Le 18 fructidor

Tandis que le ministre de la Police Sothin rédigeait ses affiches et proposait de faire fusiller Carnot et quarante-deux députés, tandis qu’on annulait la nomination de Barthélemy, le cinquième directeur, et qu’on promettait à Augereau sa place si, le lendemain au soir, on était content de lui, deux hommes jouaient tranquillement au trictrac dans un coin du Luxembourg.

L’un de ces deux hommes, le plus jeune de trois ans seulement, avait commencé par être officier du génie, et avait publié des essais de mathématiques qui l’avaient fait admettre dans plusieurs sociétés savantes. En outre, il avait composé un éloge de Vauban qui avait été couronné par l’Académie de Dijon.

1191

Capitaine dans l’arme du génie au

commencement de la Révolution, il avait été nommé chevalier de Saint Louis. En 1791, il avait été élu député à l’Assemblée législative par le département du Pas-de-Calais. Là, son premier discours avait été dirigé contre les princes émigrés à Coblence, contre le marquis de Mirabeau, contre le cardinal de Rohan et contre M.

de

Calonne, qui intriguait près des rois étrangers pour les décider à déclarer la guerre à la France. Il proposa de remplacer les officiers nobles, émigrés de l’armée, par les sous-officiers et les sergents. En 1792, il demanda la démolition de toutes les bastilles dans l’intérieur de la France, et présenta des mesures pour faire disparaître l’obéissance passive exigée des soldats et des officiers.

Dans les jours où la Révolution était menacée par l’étranger, il avait demandé la fabrication de trois cent mille piques, pour armer le peuple de Paris. Nommé député à la Convention nationale, il avait voté la mort du roi sans sourciller. Il avait fait réunir à la France la Principauté de Monaco et une partie de la Belgique.

1192

Envoyé à l’armée du Nord en mars 1793, il avait, sur le champ de bataille de Wattignies, destitué le général Gratien, qui avait reculé devant l’ennemi, et, s’étant placé lui-même à la tête de la colonne française, il avait reconquis le terrain que nous avions perdu.

Nommé, au mois d’août de la même année, membre du Comité de salut public, il déploya un talent immense, devenu proverbial aujourd’hui, pour organiser quatorze armées et former des plans de campagne, non seulement pour chaque armée en particulier, mais encore pour l’ensemble de leurs opérations. C’était alors qu’il avait fait obtenir à nos armées les étonnantes victoires qui se succédèrent depuis la reprise de Toulon jusqu’à la reddition des quatre places fortes du Nord.

Cet homme, c’était Lazare-Nicolas-Marguerite Carnot, le quatrième directeur, lequel, n’ayant pas pu s’entendre avec Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux, venait d’être condamné à mort par ses collègues, qui le jugeaient trop dangereux pour le laisser vivre.

1193

Son partenaire, celui qui secouait les dés avec autant de nonchalance que Carnot y mettait d’énergie, était le marquis François Barthélemy, le dernier nommé des directeurs, qui n’avait d’autre mérite que d’être neveu de l’abbé Barthélemy, auteur du «

Voyage du Jeune

Anacharsis ».

Ministre de France en Suisse pendant la Révolution, il avait conclu à Bâle, deux ans auparavant, les traités de paix avec la Prusse et l’Espagne qui avaient mis un terme à la première coalition.

Il avait été nommé à cause de son

modérantisme bien connu, et c’est ce modérantisme qui le faisait justement exclure par ses collègues et qui venait de faire décider son incarcération.

Il était une heure du matin lorsque Carnot, sur un coup d’éclat, termina sa sixième partie de trictrac.

Les deux amis se quittèrent en se serrant la main.

1194

– Au revoir, dit Carnot à Barthélemy.

– Au revoir ? répliqua Barthélemy ; en êtes-vous bien sûr, cher collègue ? Par le temps qui court, je ne me couche jamais certain de revoir le lendemain l’ami que je quitte.

– Que diable craignez-vous ? demanda Carnot.

– Heu ! heu ! fit Barthélemy, un coup de poignard est bientôt donné.

Bon

! dit Carnot, vous pouvez être

tranquille, allez ; ce n’est pas vous qu’ils feront assassiner, c’est moi. Vous êtes trop bonhomme pour qu’ils songent à vous redouter, ils vous traiteront en roi fainéant : vous serez rasé et renfermé dans un cloître.

– Mais alors, si vous craignez cela, reprit Barthélemy, pourquoi préférez-vous être vaincu à vaincre ? Car enfin, d’après les propositions que l’on nous a faites, il ne tenait qu’à nous de renverser nos trois confrères.

– Mon cher, dit Carnot, vous n’y voyez pas plus loin que votre nez, qui, malheureusement, n’est pas si long que celui de votre oncle. Quels 1195

sont les hommes qui nous font ces propositions ?

Des royalistes. Or, croyez-vous que jamais les royalistes puissent me pardonner ce que j’ai fait contre eux ? Je n’ai que le choix de la mort : avec les royalistes, pendu comme régicide ; avec les directeurs, assassiné comme royaliste. J’aime mieux être assassiné.

Et, avec ces idées-là, lui demanda

Barthélemy, vous allez coucher chez vous ?

– Où voulez-vous que je couche ?

– Mais à un endroit quelconque, quelque part où vous puissiez vous mettre en sûreté.

– Je suis fataliste ! si le poignard doit me trouver, il me trouvera... Bonsoir, Barthélemy !

J’ai ma conscience pour moi : j’ai voté la mort du roi, mais j’ai sauvé la France. C’est à la France de veiller sur moi.

Et Carnot rentra chez lui et se coucha aussi tranquillement qu’il avait l’habitude de le faire.

Carnot ne se trompait pas ; l’ordre avait été donné à un Allemand de l’arrêter, et, à la moindre résistance qu’il ferait, de l’assassiner.

1196

À trois heures du matin, l’Allemand et les sbires se présentèrent à la porte de Carnot, qui logeait avec son frère cadet.

Le domestique de Carnot, en voyant les sbires, en écoutant leur chef demander, en mauvais français, où était le citoyen Carnot, les conduisit au lit du plus jeune des deux frères Carnot, qui, n’ayant rien à craindre pour lui, laissa un instant les soldats dans l’erreur.

Puis le valet courut prévenir son maître qu’on venait pour l’arrêter.

Carnot, presque nu, se sauva par une des portes du jardin du Luxembourg dont il avait la clé.

Le domestique revint alors. En le revoyant, le prisonnier comprit que son frère était sauvé et se fit reconnaître.

Les soldats, furieux, parcoururent tout l’appartement de Carnot, mais ils ne trouvèrent que son lit vide et tiède encore.

Une fois dans les jardins du Luxembourg, le fugitif s’arrêta un instant ; il ne savait plus où 1197

aller. Il se présenta dans un hôtel garni de la rue d’Enfer, mais on lui répondit qu’il n’y avait pas le plus petit cabinet vacant.

Il se remit en route, cherchant au hasard, quand tout à coup le canon d’alarme se fit entendre.

À ce bruit, quelques portes et quelques fenêtres s’ouvrirent. Qu’allait-il devenir à moitié nu ? Il ne pouvait manquer d’être arrêté par la première patrouille, et de tous côtés des troupes se dirigeaient vers le Luxembourg.

Au coin de la rue de la Vieille-Comédie une patrouille commençait à apparaître.

Un portier entrouvrait sa porte, Carnot se précipita chez lui.

Le hasard voulut que ce fût un brave homme, qui le tint caché jusqu’à ce qu’il eût le temps de se préparer une autre retraite.

Quant à Barthélemy, quoique Barras lui eût fait pressentir par deux fois dans la journée le sort qui l’attendait, il ne prit aucune précaution.

Une heure après avoir quitté Carnot, il fut 1198

arrêté dans son lit, ne demanda pas même à voir l’ordre de son arrestation, et ces mots : « Ô ma patrie ! » furent les seuls qu’il prononça.

Son domestique, Letellier, qui, depuis vingt ans, ne l’avait jamais quitté, demanda à être arrêté avec son maître.

Cette singulière faveur lui fut refusée : nous verrons comment il l’obtint plus tard.

Les deux Conseils avaient nommé une

commission qui devait rester en permanence.

Cette commission avait pour président Siméon. Il n’était point encore arrivé lorsque le canon d’alarme retentit.

Pichegru avait passé la nuit à cette commission avec ceux des conjurés qui étaient décidés à opposer la force à la force ; mais aucun ne croyait que le moment fût si proche où le Directoire oserait faire son coup d’État.

Plusieurs membres de la commission étaient armés et entre autres Rovère et Villot, qui, apprenant tout à coup que la commission était cernée, voulaient se faire jour, le pistolet à la 1199

main.

Mais Pichegru s’y opposa.

– Nos autres collègues ici réunis ne sont point armés, dit-il ; ils seraient massacrés par ces misérables qui ne demandent qu’un prétexte : ne les abandonnons pas.

Au même instant, la porte de la commission s’ouvrit, et un membre des Conseils, nommé Delarue, s’élança dans la chambre.

– Ah ! mon cher Delarue, lui cria Pichegru, que diable venez-vous faire ici ? Nous allons tous être arrêtés.

– Eh bien ! nous le serons ensemble, dit tranquillement Delarue.

Et, en effet, Delarue, pour ne pas séparer son sort de celui de ses collègues, avait eu le courage de forcer trois fois la garde pour arriver à la commission. On était venu le prévenir chez lui du danger qu’il courait ; mais il refusa de fuir, ce qui lui eût été facile. Et, après avoir embrassé, sans les réveiller, sa femme et ses enfants, il était venu, comme nous l’avons vu, rejoindre ses 1200

collègues.

Nous avons dit, dans le chapitre précédent, comment, malgré ses instances, Pichegru, qui offrait d’amener les trois directeurs enchaînés à la barre du Corps législatif, si on voulait lui donner deux cents hommes, n’avait pu obtenir ce qu’il demandait.

Cette fois, on voulait se défendre ; il était trop tard.

À peine Delarue avait-il échangé les quelques paroles que nous avons dites avec Pichegru, que la porte de la commission fut enfoncée et qu’un flot de soldats conduits par Augereau fit irruption dans la salle.

Augereau se trouvait près de Pichegru. Il étendit la main pour le saisir au collet.

Delarue tira un pistolet de sa poche et voulut faire feu sur Augereau ; mais dans le mouvement qu’il fit, une baïonnette lui traversa le bras.

Je t’arrête

! dit Augereau en saisissant

Pichegru.

– Misérable ! s’écria celui-ci. Il ne te manquait 1201

que de te faire sbire du citoyen Barras !

– Soldats ! cria un membre de la commission, serez-vous assez hardis pour porter la main sur Pichegru, votre général ?

Sans répondre, Augereau se jeta sur lui, et, aidé de quatre soldats, il finit, après une lutte violente, par lui tordre les bras et les lui lier derrière le dos.

Pichegru arrêté, la conspiration n’ayant plus de tête, personne n’essaya de faire résistance.

Le général Mathieu Dumas, le même qui fut ministre de la Guerre à Naples sous Joseph Napoléon, et qui a laissé des mémoires si curieux, se trouvait à la commission au moment où l’on vint la cerner ; il portait l’uniforme d’officier général. Il sortit par la porte qui avait donné entrée à Augereau et descendit les escaliers.

Sous le vestibule, une sentinelle croise la baïonnette devant lui.

– Personne ne peut sortir, dit-elle.

– Je le sais bien, répond le général, puisque c’est moi qui viens d’en donner l’ordre.

1202

– Pardon, mon général, dit le factionnaire en levant son fusil.

Et Mathieu Dumas passa sans plus de

résistance.

Il fallait, pour plus de sûreté, sortir de Paris.

Mathieu Dumas prend ses deux aides de camp, les fait monter à cheval, s’avance au galop vers la barrière, donne ses ordres au poste, passe derrière les murs pour aller rejoindre, dit-il, un autre poste et disparaît.

1203

Les Blancs et les Bleus
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