XXXI
Macbeth, tu seras roi !...
Mlle
Lenormand prit, avec un sentiment
presque respectueux, la main qui lui était tendue.
– Voulez-vous savoir la vérité tout entière ?
demanda-t-elle, ou, comme à une femmelette dont vous avez parfois les irritations nerveuses, faut-il ne vous dire que le bon, en vous cachant le mauvais ?...
– Dites tout !... fit le jeune homme d’un ton bref.
– Faites bien attention, ajouta Mlle Lenormand, à l’ordre que vous me donnez. (Et elle appuya sur le mot « ordre ».) Votre main, la plus complète de toutes celles que j’aie jamais vues, m’offre un composé de tous les sentiments vertueux et de toutes faiblesses humaines
; elle m’offre le
835
caractère le plus héroïque et le plus indécis. La plupart des signes qui ornent son intérieur peuvent éblouir par leur lumière, d’autres indiquent la nuit la plus sombre et la plus douloureuse. C’est une énigme bien autrement difficile que celle du sphinx thébain que je vais vous révéler ; car de même que vous serez plus grand qu’Œdipe, vous serez plus malheureux que lui !... Voulez-vous que je continue... ou dois-je m’arrêter ?
– Continuez !... dit-il.
– Je vous obéis. (Et elle appuya sur le verbe
« obéir ».) Nous allons commencer par la plus puissante de sept planètes : toutes les sept sont imprimées dans votre main et sont placées selon leurs dispositions convenantes. Jupiter est assis à l’extrémité de l’index. Commençons par Jupiter.
Il résultera peut-être une certaine confusion de cette manière de procéder ; mais, du chaos, nous tirerons la lumière. Jupiter est donc assis chez vous à l’extrémité de l’index, ce qui veut dire que vous serez l’ami et l’ennemi des grands du monde et des heureux du siècle. Sur la troisième 836
jointure de ce doigt, remarquez ce signe en forme d’éventail
: il annonce que vous prélèverez
forcément des tributs sur les peuples et sur les rois. Voyez, sur la seconde jointure, cette espèce de grillage rompu à sa septième branche : c’est le présage que vous occuperez six dignités successives, et que vous ne vous arrêterez qu’à la septième.
–
Savez-vous quelles sont ces dignités
?
demanda le consultant.
– Non. Ce que je puis vous dire seulement, c’est que la dernière est le titre d’empereur d’Occident, qui est aujourd’hui dans la maison d’Autriche. Au-dessous de la grille, voyez cette étoile : elle annonce qu’un bon génie ne cessera de veiller sur vous qu’à votre huitième lustre, c’est-à-dire à quarante ans. À ce moment, vous semblerez oublier que la Providence vous avait choisi une compagne, car cette compagne sera délaissée par vous, à la suite d’un faux calcul des prospérités humaines. Les deux signes qui sont placés immédiatement au-dessous de cette étoile et qui ressemblent, l’un à un fer à cheval, et 837
l’autre à un damier, indiquent qu’à la suite de longues et constantes prospérités, vous tomberez infailliblement et du plus haut sommet où jamais homme sera parvenu. Vous tomberez plus encore par l’influence des femmes que par la force des hommes. Quatre lustres seront le terme de vos triomphes et de votre pouvoir. Cet autre signe à la base de Jupiter, accompagné de ces trois étoiles, signifie que, pendant les trois dernières années de votre puissance, vos ennemis s’occuperont sourdement à la miner, que trois mois suffiront pour vous en précipiter, que le bruit de votre chute retentira de l’orient à l’occident... Dois-je poursuivre ?
– Poursuivez, dit le jeune homme.
– Ces deux étoiles sur l’extrémité du médius, c’est-à-dire du doigt de Saturne, indiquent positivement que vous serez couronné dans la même métropole où auront été couronnés les rois de France, vos prédécesseurs. Seulement, le signe de Saturne, placé justement au-dessous de ces deux étoiles et les gouvernant, pour ainsi dire, est pour vous un signe du plus funeste augure. Sur la 838
seconde jointure de ce médius, on remarque deux signes étranges en ce qu’ils semblent se contredire. Le triangle dénote un homme curieux, soupçonneux, peu prodigue de ses biens, si ce n’est aux gens de guerre, et qui, dans sa vie, doit recevoir trois blessures : la première à la cuisse, l’autre au talon, et la troisième au petit doigt. Le second de ces signes est une étoile qui démontre le souverain magnanime, amateur du beau, formant des projets gigantesques, non seulement irréalisables, mais même inconcevables pour d’autres que lui. Cette ligne, qui ressemble à un S
allongé serpentant sur la racine de la seconde jointure, présage, outre divers périls, plusieurs tentatives d’assassinat, parmi lesquelles une explosion préméditée. La ligne droite, la lettre C
et l’X qui descendent presque à la racine du doigt de Saturne, promettent une seconde alliance plus illustre que la première.
– Mais, dit le jeune homme interrompant avec impatience la sibylle, voilà deux ou trois fois que vous me parlez de cette première alliance qui doit protéger les huit premiers lustres de ma vie. À
quoi reconnaîtrai-je cette femme quand elle 839
viendra à moi ?
– C’est une femme brune, dit la sibylle, veuve d’un homme blond, qui portait l’épée et qui a péri par le fer. Elle a deux enfants que vous adopterez comme vôtres. En examinant sa physionomie, vous la reconnaîtrez à deux choses : c’est qu’elle a un signe apparent à l’un de ses sourcils, et que, dans la conversation familière, elle élève habituellement le poignet droit, ayant l’habitude de tenir un mouchoir à sa main, et de le porter à sa bouche chaque fois qu’elle sourit.
– C’est bien, dit le consultant. Revenons à mon horoscope.
– Voyez à la base du doigt de Saturne ces deux signes dont l’un ressemble à un gril sans manche, et l’autre au six de carreau.
» Ils présagent votre bonheur détruit par votre seconde femme, qui, au contraire de la première, doit être blonde et née du sang des rois.
» La figure représentant l’image du Soleil à l’extrémité de la troisième jointure de l’annulaire, c’est-à-dire du doigt d’Apollon, prouve que vous 840
deviendrez un personnage extraordinaire, vous élevant par votre mérite, mais spécialement favorisé par Jupiter et par Mars.
» Ces quatre lignes droites placées comme des palissades au-dessus de cette image du Soleil disent que vous lutterez en vain pour subjuguer une puissance qui, seule, vous arrêtera dans votre course.
» Au-dessous de ces quatre lignes droites, nous retrouvons cette ligne serpentante, ayant la forme d’un S, qui déjà deux fois, au doigt de Saturne, vous présage malheur ; si l’étoile qui est au-dessous de cette ligne était au-dessus, l’étoile indiquerait que vous seriez maintenu pendant sept lustres au zénith de votre puissance.
» Le quatrième doigt de la main gauche porte le signe de Mercure à l’extrémité de sa troisième jointure. Ce signe veut dire que peu d’hommes posséderont votre érudition, votre sagacité, votre finesse, votre justesse de raisonnement, votre subtilité d’esprit. Aussi soumettrez-vous plusieurs nations à vos vastes desseins ; aussi entreprendrez-vous des expéditions admirées, 841
traverserez-vous des rivières profondes, gravirez-vous des montagnes escarpées, franchirez-vous des déserts immenses. Mais ce signe de Mercure démontre aussi que vous aurez une humeur brusque et fantasque ; que cette humeur vous suscitera de puissants ennemis ; que, véritable cosmopolite, tourmenté par la fièvre des conquêtes, vous ne serez bien qu’où vous ne serez pas, et que, parfois même, vous vous sentirez trop à l’étroit en Europe.
» Quant à cette espèce d’échelle tracée entre la première et la troisième phalange du doigt de Mercure, elle signifie que, aux jours de votre puissance, vous accomplirez d’immenses travaux, pour l’embellissement de votre capitale et des autres villes de votre royaume. Et maintenant, passons au pouce, c’est-à-dire au doigt de Vénus.
» Vous le voyez, voilà son signe tout-puissant sur la seconde phalange. Il annonce que vous adopterez des enfants qui ne seront pas les vôtres et que votre première union sera stérile, quoique vous ayez eu et deviez avoir encore des enfants naturels. Mais, comme compensation, voyez ces 842
trois étoiles, qu’il domine : c’est le présage que, malgré les efforts de l’ennemi, entouré des grands hommes qui secondent votre génie, vous serez couronné entre votre sixième et votre septième lustre, et que le pape lui-même, pour vous rendre favorable à l’Église romaine, viendra de Rome poser sur votre tête et celle de votre épouse la couronne de Louis XIV et de Saint Louis.
» Au-dessous des trois étoiles, voyez-vous le signe de Vénus et celui de Jupiter ? À côté d’eux et sur la même ligne, remarquez-vous ces nombres si heureux en cabale : 9, 19, 99 ? Ils sont la preuve que l’Orient et l’Occident se donneront la main et que les Césars de Habsbourg consentiront à ce que leur nom s’allie au vôtre.
» Au-dessous de ces chiffres, nous trouvons le même Soleil que nous avons déjà vu au sommet du doigt d’Apollon, et qui indique qu’au contraire de la lumière céleste, qui va de l’orient à l’occident, la vôtre ira de l’occident à l’orient.
»
Maintenant, montons au-dessus de la
première phalange du pouce et arrêtons-nous à cet O que traverse diagonalement une barre. Eh 843
bien
! ce signe veut dire
: vue trouble,
aveuglement politique. Quant aux trois étoiles de la première phalange, et au signe qui les surmonte, ils ne sont que l’affirmation de l’influence que les femmes auront sur votre vie, et ils indiquent que le bonheur vous étant venu par une femme, c’est par une femme qu’il s’en ira.
» Pour les quatre signes dispersés dans la paume de la main sous la forme d’un râteau de fer, l’un, dans le champ de Mars, l’autre adhérant à la ligne de vie, les deux autres s’adossant au bas du mont de la Lune, ils indiquent un général prodigue du sang de ses soldats, mais seulement sur le champ de bataille.
» Le haut de cette ligne fourchue, divisée vers le mont de Jupiter, numéro 8, dénote de grands voyages en Europe, en Asie, en Afrique.
Quelques-uns de ces voyages seront forcés, ainsi que le dénote l’X qui est en haut de la ligne vitale, et qui domine le mont de Vénus ; enfin, se croisant sous Mars, c’est la marque certaine d’une haute illustration par des faits d’armes 844
immenses. On épuisera, en vous parlant, toutes les formules de l’humilité et de la louange ; vous serez l’homme glorieux, l’homme prodigieux, l’homme miraculeux. Vous serez Alexandre, vous serez César ; vous serez plus que tout cela, vous serez Atlas portant le monde. Après avoir vu votre gloire éclairer l’univers entier, vous verrez, le jour de votre mort, l’univers entier rentrer dans la nuit ; et chacun, s’apercevant qu’il vient de manquer quelque chose à l’équilibre universel, se demandera non pas si c’est un homme qui vient de mourir, mais si c’est le soleil qui vient de s’éteindre !
Le jeune homme avait écouté cette prédiction d’un air plus sombre que joyeux, il avait semblé suivre la sibylle sur toutes les hauteurs où, fatiguée, elle avait repris haleine ; puis, avec elle, il avait semblé descendre dans le gouffre où elle lui avait prédit que devait se perdre sa fortune.
Après qu’elle eut cessé de parler, il demeura muet un instant.
– C’est la fortune de César que tu m’as prédite là, lui dit-il.
845
– C’est plus que la fortune de César, répondit-elle ; car César n’a pas atteint son but, et vous, vous atteindrez le vôtre ; car César n’a fait que mettre un pied sur le premier degré du trône, tandis que vous, vous vous assiérez dessus.
Seulement, n’oubliez pas la femme brune, qui a un signe au-dessus du sourcil droit, et qui porte son mouchoir à sa bouche lorsqu’elle sourit.
– Et cette femme, où la rencontrerai-je ?
demanda le jeune homme.
– Vous l’avez rencontrée aujourd’hui, répondit la sibylle. Et elle a marqué de son pied le point où commencera la série de vos victoires.
Il était tellement impossible que la sibylle eût préparé d’avance cet assemblage de vérités irrécusables, puisqu’elles étaient déjà le passé, et cette suite de faits incroyables et perdus encore dans l’avenir, que, pour la première fois peut-
être, le jeune officier accorda une confiance entière à ce que la sibylle lui avait dit. Il mit la main à son gousset et en tira une bourse contenant quelques pièces d’or ; mais la sibylle lui mit la main sur le bras.
846
– Si je vous ai prophétisé des mensonges, dit-elle, si peu que vous me donniez, ce sera trop. Si je vous ai dit la vérité, au contraire, ce n’est qu’aux Tuileries que nous pouvons régler nos comptes. Aux Tuileries donc, quand vous serez empereur des Français !
–
Soit
! aux Tuileries, répondit le jeune
homme. Et si tu m’as dit la vérité, tu n’auras rien perdu pour attendre1.
1 Nous pouvons d’autant mieux garantir la vérité de cette scène, que ces détails sur Mlle Lenormand nous sont donnés à nous-mêmes par son admiratrice et son élève Mme Moreau, qui habite, rue de Tournon, 5, le même logement que la célèbre sibylle et qui, se livrant au même art qu’elle, y a obtenu d’immenses succès.
847