XIV

Le 12 vendémiaire

Le matin du 12 vendémiaire, les murs étaient couverts d’affiches qui enjoignaient à tous les gardes nationaux de se rendre chacun à leurs sections, menacées par les terroristes, c’est-à-dire par la Convention. À neuf heures, la section Le Peletier se constituait en permanence, et proclamait sa révolte en faisant battre le rappel dans tous les quartiers de Paris. La Convention, provoquée, en fit autant.

Des espèces de hérauts sillonnèrent toutes les rues pour rassurer les citoyens et affermir le patriotisme de ceux à qui on avait rendu les armes.

On sentait courir dans l’air ces étranges frissons qui accusent la fièvre des grandes villes, et qui sont les symptômes des graves événements.

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On comprenait que, de la part des sections, la mesure de la rébellion était dépassée, et qu’il ne s’agissait plus de convaincre et de ramener les sectionnaires, mais de les écraser.

Aucun des jours révolutionnaires ne s’était encore levé avec de si terribles avant-coureurs : ni le 14 juillet, ni le 10 août, ni même le 2

septembre.

Vers onze heures du matin, on sentit que le moment était arrivé, et qu’il s’agissait de prendre l’initiative.

La Convention, voyant que la section Le Peletier était le quartier général des rebelles, résolut son désarmement, et ordonna au général Menou de marcher contre elle avec un corps de troupes suffisant et des canons.

Le général vint des Sablons et traversa Paris.

Mais alors il vit ce dont il ne se doutait pas.

C’est-à-dire qu’il allait avoir affaire à la noblesse, à la bourgeoisie riche, à la classe enfin qui, d’habitude, fait l’opinion.

Ce n’était pas les faubourgs, comme il l’avait 649

cru, qu’il s’agissait de mitrailler.

C’était la place Vendôme, la rue Saint-Honoré, les boulevards, le faubourg Saint-Germain.

L’homme du 1er prairial hésita le 13

vendémiaire.

Il marcha, toutefois, mais tard, mais lentement.

On fut obligé de lui envoyer le représentant Laporte pour le pousser en avant.

Cependant, tout Paris était dans l’attente du résultat de ce grand duel.

Par malheur, la section Le Peletier avait pour président l’homme que sa visite à la Convention et sa conférence avec le général chouan nous ont appris à connaître, et qui était aussi rapide dans ses décisions que Menou était faible et hésitant dans les siennes.

Il était donc déjà huit heures du soir quand le général Verdières reçut du général Menou le commandement de prendre soixante grenadiers de la Convention, cent hommes du bataillon de 650

l’Oise et vingt hommes de cavalerie, pour former la colonne de gauche et marcher sur la section Le Peletier.

Il lui était enjoint de s’emparer du côté gauche de la rue des Filles-Saint-Thomas et d’y attendre des ordres.

À peine débouchait-il à l’entrée de la rue Vivienne, que Morgan, paraissant sur la porte du couvent des Filles-Saint-Thomas, où la section Le Peletier tenait ses séances, faisait sortir cent grenadiers sectionnaires, et leur ordonnait de charger les armes.

Les grenadiers de Morgan obéirent sans hésitation.

Verdières donna le même ordre à ses troupes ; mais des murmures se firent entendre.

Amis, cria Morgan aux soldats de la

Convention, nous ne tirerons pas les premiers ; mais le feu une fois engagé, il n’y aura plus de quartier à attendre de nous, et, puisque la Convention veut la guerre, elle l’aura.

Les grenadiers de Verdières veulent répondre.

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Verdières crie :

– Silence dans les rangs !

Le silence se fait.

Il ordonne aux cavaliers de tirer le sabre du fourreau, aux fantassins de mettre l’arme au pied.

On obéit.

Pendant ce temps, la colonne du centre arrivait par la rue Vivienne et celle de droite par la rue Notre-Dame-des-Victoires.

L’assemblée tout entière était convertie en force armée ; près de mille hommes sortirent du couvent et se rangèrent devant le portique.

Morgan, l’épée à la main, vint se placer à dix pas en avant.

Citoyens, dit-il en s’adressant aux

sectionnaires sous ses ordres, vous êtes pour la plupart des hommes mariés, pères de famille ; j’ai donc responsabilité d’existences, et, quelque envie que j’éprouve de rendre la mort pour la mort à ces tigres conventionnels qui ont guillotiné mon père, fusillé mon frère, je vous ordonne, au nom de vos femmes et de vos 652

enfants, de ne pas commencer le feu ! Mais, s’il y a un seul coup de fusil tiré du côté de nos ennemis... vous le voyez, je suis à dix pas en avant de vous, le premier qui tirera dans leurs rangs périra de ma main.

Ces mots avaient été prononcés au milieu du plus profond silence ; car, avant de les prononcer, Morgan avait levé son épée en signe qu’il voulait parler. De sorte que ni les sectionnaires ni les patriotes n’en perdirent une syllabe.

Rien n’était plus facile que de répondre à ces paroles, qui alors n’eussent plus été qu’une vaine bravade, par une triple décharge, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche, la troisième de la rue Vivienne.

Exposé aux coups comme une cible, Morgan tombait nécessairement.

L’étonnement fut donc grand quand, au lieu du mot feu ! que chacun s’attendait à entendre prononcer, suivi d’une fusillade, on vit le représentant Laporte, après s’être consulté avec le général Menou, s’avancer vers Morgan, tandis que le général criait à ses hommes qui avaient 653

déjà apprêté leurs armes :

– Arme au pied !

Cet ordre fut exécuté aussi ponctuellement la seconde fois que la première.

Mais l’étonnement fut plus grand encore quand, après quelques paroles échangées avec le représentant Laporte, Morgan s’écria :

– Je ne suis ici que pour la guerre, et parce que j’ai cru que l’on se battrait. Du moment que les choses se passent en compliments et en concessions, cela regarde le vice-président : je me retire.

Et, remettant son épée au fourreau, il alla se confondre avec les sectionnaires.

Le vice-président s’avança à sa place.

Au bout d’une conférence de dix minutes entre les citoyens de Lalau, Laporte et Menou, on vit un mouvement s’effectuer.

Une partie des troupes sectionnaires se mit en marche, contournant le couvent des Filles-Saint-Thomas pour regagner la rue Montmartre.

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Tandis que les troupes républicaines, de leur côté, se retiraient sur le Palais-Royal.

Mais à peine les troupes de la Convention avaient-elles disparu, que, ramenés par Morgan, les sectionnaires rentrèrent en scène, criant d’une seule voix :

– À bas les deux tiers ! à bas la Convention !

Ce cri, parti cette fois du couvent des Filles-Saint-Thomas, gagna à l’instant même tous les quartiers de Paris.

Deux ou trois églises qui avaient conservé leurs cloches se mirent à sonner le tocsin.

Ce bruit sinistre, qu’on n’avait plus entendu depuis trois ou quatre ans, produisit un effet plus terrible que celui du canon.

C’était la réaction religieuse et politique qui arrivait sur l’aile du vent.

Il était onze heures du soir, lorsque, à ce bruit inaccoutumé, la nouvelle de l’expédition du général Menou et du résultat qu’elle avait eu pénétra dans la salle de la Convention.

La séance, sans être suspendue, était 655

inoccupée.

Tous les députés rentrèrent, s’interrogeant et ne voulant pas croire que cet ordre si positif d’entourer et de désarmer la section Le Peletier, se fut transformé en une conversation amicale, à la suite de laquelle chacun s’était retiré de son côté.

Mais, lorsqu’on sut qu’au lieu de rentrer chez eux, les sectionnaires étaient revenus sur leurs pas, et que, de leur couvent, comme d’une forteresse, ils défiaient et insultaient la Convention, Chénier s’élança à la tribune.

Aigri par la cruelle accusation, qui l’a poursuivi jusqu’à la mort, et même au-delà, d’avoir laissé mourir par jalousie son frère André, Marie-Joseph était toujours pour les mesures les plus âpres et les plus expéditives.

– Citoyens ! s’écria-t-il, je ne puis croire à ce qu’on nous rapporte ! La retraite devant l’ennemi est un malheur, la retraite devant les rebelles est une trahison. Je désire, avant de descendre de cette tribune, savoir si la majorité du peuple français est et sera respectée, ou s’il nous faut 656

plier sous l’autorité des sectionnaires, nous qui sommes l’autorité nationale. Je demande que le gouvernement soit tenu de rendre compte à l’instant même à l’Assemblée de ce qui se passe dans Paris.

Des cris d’approbation répondent à cet appel énergique.

La motion de Chénier est adoptée à

l’unanimité.

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Les Blancs et les Bleus
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