Les Blancs et les Bleus
Édition de référence :
Éditions Rencontre, Lausanne.
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Ce livres est dédié à mon illustre ami et collaborateur,
Charles Nodier.
J’ai dit collaborateur
parce que l’on se donnerait
la peine d’en chercher un autre, et que ce serait peine perdue.
ALEXANDRE DUMAS
11 janvier 1867.
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Notre préface
Encore un nouveau vaisseau que, sous le titre de Les Blancs et les Bleus, nous allons lancer à la mer.
Inutile de demander sous quel pavillon.
Notre pavillon a toujours été celui de la France.
Quand la France a eu deux pavillons, nous nous sommes constamment rangé sous celui que nous regardions comme le pavillon national, parfois même nous avons combattu l’autre ; mais, par cela même que nous l’avons combattu, nous ne l’avons jamais insulté.
Comment insulterait-on le drapeau d’Ivry, de Denain et de Fontenoy, quand il est porté par des mains aussi braves, aussi loyales et aussi pures que celles des Bonchamps, des d’Elbée et des Lescure ?
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Napoléon, qui se connaissait en braves, appelait la guerre de Vendée la guerre des géants.
Le seul crime de ceux qui la faisaient était de substituer la foi à la raison ; la preuve qu’ils étaient aveuglés par une fausse croyance, c’est que la royauté pour laquelle ils mouraient les a trahis, c’est que le Dieu qu’ils invoquaient les a abandonnés.
Pendant neuf cents ans, ce Dieu avait pris la cause des rois : il était temps qu’à la fin il prît la cause des peuples.
Mais ce Dieu sait que j’ai visité avec le même respect les champs de bataille de La Tremblaye et de Torfou que ceux de Marengo, d’Austerlitz et de Wagram.
Partout où des hommes ont donné leur vie, c’est-à-dire le bien le plus précieux qu’ils aient reçu de Dieu, puisque Dieu lui-même ne peut le leur rendre, partout où des hommes ont donné leur vie pour confesser leur foi, trois hommes doivent s’incliner devant leurs tombes
:
l’historien, le romancier et le poète.
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Et, pour moi, il n’y a pas de mérite à être resté fidèle, pendant toute ma vie, à la religion dans laquelle je suis né. Lorsque j’ouvris les yeux, la République n’avait pas encore rendu le dernier soupir, et je fus bercé sur le sein mourant de cette mère héroïque ; mes hochets ont été les épaulettes d’or que mon père venait de détacher de son habit et, longtemps avant d’atteindre sa garde, je me suis mesuré à son sabre de bataille.
Mon pavillon, à moi, fils de la République allaité par l’Empire, est celui qui fut arboré par les vainqueurs du 14-Juillet sur la Bastille, vide et fumante ; qui conduisit nos soldats à Valmy, à
Montebello, à Rivoli, aux Pyramides, à Marengo, à Austerlitz, à Burgos, à Ocaňa, à Wagram, à la Moskowa, à Lutzen, à Bautzen, à Champaubert et à Montmirail ; qui suivit Napoléon à l’île d’Elbe pour reparaître avec lui le 20 mars 1815 ; qui disparut dans le glorieux gouffre de Waterloo, et que, tout déchiré par les balles anglaises et les baïonnettes prussiennes, nous vîmes surgir, par un soir d’orage, au milieu de la fusillade et de la fumée, le 29 juillet 1830, avec des cris de joie et d’amour, sur les tours de Notre-Dame.
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Et jamais vous ne comprendrez cela, hommes d’une autre génération que la nôtre, jamais vous ne comprendrez ce qu’il a eu pour nous de bonheur et d’orgueil à voir tout à coup se dérouler, le soir d’un combat, aux derniers rayons du soleil couchant, aux derniers pétillements de la fusillade, ce drapeau avec lequel nos pères avaient fait le tour de l’Europe, et qui, jeté de côté comme un haillon, avait été vingt ans avili et calomnié.
Mais cette fois il resta indéracinable et éternel, parce que cette fois c’était la main robuste du peuple qui l’avait enfoncé dans le granit.
Le commencement du XIXe siècle fut l’ère des grands événements et des grandes choses, c’est une de ces époques rares où la Providence se met en communication avec la Terre, et où les esprits privilégiés, sans savoir par quelle puissance, se trouvant en rapport avec l’inconnu, reçoivent, comme des commotions électriques, ces perceptions de l’avenir qui, au milieu de leurs éblouissements, laissent distinguer les contours indécis des choses futures : les quinze premières 10
années du XIXe siècle sont la genèse de la société moderne.
Eh bien, ce sont ces quinze années que je vais essayer de peindre ; c’est cette grande figure de Bonaparte se faisant Napoléon que je vais tenter d’esquisser.
Nous savons bien que cette tâche de
ressusciter quinze ans de notre histoire, en y introduisant des personnages de notre création et en essayant d’élever ces personnages à la hauteur des géants modernes, est au-dessus de nos forces ; mais qu’oserait-on entreprendre si l’on n’entreprenait que ce qu’on est sûr de glorieusement achever ? Deux ans, au moment d’écrire les premières pages de La San Felice, nous avons été retenu par le doute. Dans un jour d’audace, nous avons pris la plume et, encore une fois, nous avons ajouté une pierre à ce monument que chacun de nous élève à la mesure de ses forces et de son génie.
Maintenant, il me reste, non pas à discuter mon titre, mais à l’expliquer. J’ai intitulé mon livre Les Bleus et les Blancs, parce qu’un jour 11
Napoléon lui-même, voyant l’impossibilité de fondre les deux opinions et les deux couleurs en une seule, a jeté ce cri, révélation de son impuissance à pétrir la conscience des hommes comme il avait pétri leur ambition : « Les Bleus seront toujours Bleus, et les Blancs seront toujours Blancs. » J’ai intitulé ainsi mon livre, parce que, en effet, la grande lutte, qui a commencé en 1789 et qui n’a fini qu’en 1848, est la lutte des Bleus et des Blancs ; les Blancs, vainqueurs, ont ramené les Bourbons de la branche aînée ; les Blancs, vaincus, ont disparu avec les Bourbons de la branche cadette.
Aujourd’hui il n’y a plus de Blancs, c’est pourquoi je parlerai d’eux avec le respect qui est dû aux morts.
Alex. DUMAS.
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