V
Le président de la section Le Peletier Comme on ne pouvait pas attendre le 1er prairial, attendu que le 1er prairial était passé, le 20 fructidor fut désigné pour le jour de l’élection.
On avait espéré que le premier acte des Français, réunis après de si terribles commotions, serait comme celui de la Fédération au Champ-de-Mars, un acte de fraternité, un hymne à l’oubli des injures.
Ce fut un sacrifice à la vengeance.
Tous les patriotes purs, désintéressés, énergiques furent chassés des sections, qui commencèrent de s’occuper à organiser l’insurrection.
Les patriotes chassés accoururent à la Convention, ils encombrèrent les tribunes, 559
racontèrent ce qui se passait, mirent la Convention en garde contre les sections, demandèrent qu’on leur rendît leurs armes et déclarèrent qu’ils étaient prêts à les employer à la défense de la République.
Le lendemain et les jours suivants, on comprit tout le danger de la situation lorsque l’on vit que, sur quarante-huit sections qui formaient l’ensemble de la population parisienne, quarante-sept avaient accepté la Constitution et repoussé les décrets.
Seule la section des Quinze-Vingts avait tout adopté, décrets et Constitution.
Tout au contraire, nos armées, dont deux étaient réduites à l’inaction par la paix avec la Prusse et avec l’Espagne, votèrent sans restriction et avec des cris d’enthousiasme.
De son côté, l’armée de Sambre-et-Meuse, la seule qui restât en activité, avait vaincu à Wattignies, débloqué Maubeuge, triomphé à Fleurus, donné la Belgique à la France, passé le Rhin à Düsseldorf, bloqué Mayence, et venait, par les victoires de l’Ourthe et de la Roër, de 560
nous assurer la ligne du Rhin.
Elle s’arrêta sur le champ de bataille même où elle venait de vaincre, et, sur les cadavres des Français morts pour la liberté, jura fidélité à la Constitution nouvelle, qui, tout en mettant fin à la Terreur, maintenait la République et continuait la Révolution.
Ce fut une grande joie pour la Convention et pour tout ce qui restait de vrais patriotes en France, que la nouvelle de ce vote enthousiaste de nos armées.
Le 1er vendémiaire de l’an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.
La Constitution était acceptée partout.
Les décrets, de leur côté, l’étaient à une immense majorité. Dans quelques localités, on avait été même jusqu’à voter pour un roi, ce qui prouvait le degré de liberté auquel on était arrivé, deux mois après le 9 thermidor.
Cette nouvelle produisit à Paris la plus vive sensation, sensation double et opposée : De joie, chez les patriotes conventionnels.
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De fureur, chez les sectionnaires royalistes.
Alors, la section Le Peletier, connue, pendant tout le cours de la Révolution, sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, la plus réactionnaire de toutes les sections – celle dont les grenadiers, le 10 août, dans la cour du château, résistèrent aux Marseillais – mit en avant ce principe
: «
Les pouvoirs de tout corps
constitué cessent devant le peuple assemblé. »
Ce principe, mis aux voix par la section, fut converti en arrêté, et cet arrêté envoyé aux quarante-sept autres sections, qui l’accueillirent avec faveur.
C’était tout simplement proclamer la dissolution de l’Assemblée.
La Convention ne se laissa point intimider : elle répondit par une déclaration et par un décret.
Elle déclarait que, si son pouvoir était menacé, elle se retirerait dans une ville de province, où elle continuerait à fonctionner.
Elle décrétait que tous les pays conquis en deçà du Rhin, ainsi que la Belgique, l’État de 562
Liège et de Luxembourg, étaient réunis à la France.
C’était répondre à la menace de sa chute par la proclamation de sa grandeur.
La section Le Peletier, traitant alors de puissance à puissance avec la Convention, envoya son président à la tête d’une députation de six membres, pour signifier à l’Assemblée ce qu’elle appelait l’acte de garantie ; c’est-à-dire le décret rendu par elle, établissant qu’en face du peuple assemblé, les pouvoirs de tout corps constitué cessaient.
Le président était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et, quoiqu’il fût vêtu sans prétention, une suprême élégance, qui était bien plus dans sa tournure que dans ses habits, émanait de toute sa personne.
Suivant la mode, mais sans exagération, il portait une redingote de velours grenat foncé, avec des boutons de jais, taillés à facettes, et des boutonnières brodées de soie noire.
Une cravate de foulard blanc, avec des bouts 563
lâches et flottants, ondoyait autour de son cou.
Un gilet de piqué blanc, avec des fleurs d’un bleu très clair, un pantalon de tricot gris perle, des bas de soie blancs, des escarpins, et un feutre noir à larges bords et à forme basse et pointue, complétaient sa toilette.
Il avait le teint blanc et les cheveux blonds de l’homme du Nord ou de l’Est, des yeux vifs et profonds à la fois, enfin des dents blanches et fines sous des lèvres rouges et charnues. Une ceinture tricolore, pliée de manière qu’on n’en voyait presque que le blanc, serrait sa taille, admirablement prise ; à cette ceinture pendait un sabre et étaient passés deux pistolets.
Il s’avança seul vers la barre, laissant derrière lui ses compagnons, et, avec cet air de haute impertinence, qui n’était point encore descendu jusqu’à la bourgeoisie, ou que la bourgeoisie n’avait pas encore atteint :
– Citoyens représentants, dit-il d’une voix forte et s’adressant à Boissy d’Anglas, président de la Convention, je viens vous annoncer, au nom de la section mère dont j’ai l’honneur d’être le 564
président, et au nom des quarante-sept autres sections, la section des Quinze-Vingts seule nous faisant défaut, je viens vous annoncer que vos pouvoirs vous sont retirés, et que votre règne est fini. Nous approuvons la Constitution, mais nous repoussons les décrets : vous n’avez pas le droit de vous nommer vous-mêmes. Méritez nos choix, ne les commandez pas.
– La Convention ne reconnaît le pouvoir ni de la section mère, ni des autres sections, répondit Boissy d’Anglas, et elle traitera en rebelle quiconque n’obéira point à ses décrets.
–
Et nous, reprit le jeune homme, nous traiterons en oppresseur tout pouvoir qui voudra nous imposer une volonté illégale !
– Prends garde, citoyen ! répondit d’une voix pleine de menace, mais calme, Boissy d’Anglas.
Nul n’a le droit d’élever ici la voix plus haut que le président de cette assemblée.
– Excepté moi, lui dit le jeune président, excepté moi, qui suis au-dessus de lui.
– Qui donc es-tu ?
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– Je suis le peuple souverain.
– Et qui sommes-nous donc, nous, qu’il a élus ?
– Vous n’êtes plus rien, du moment qu’il s’assemble de nouveau et vous retire les pouvoirs qu’il vous avait confiés. Nommés depuis trois ans, vous êtes affaiblis, fatigués, usés par trois ans de lutte ; vous représentez les besoins d’une époque passée et déjà loin de nous. Pouvait-on, il y a trois ans, prévoir tous les événements qui sont arrivés ? Nommé depuis trois jours, moi, je représente la volonté d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain. Vous vous êtes les élus du peuple, soit ! mais du peuple de 92, qui avait la royauté à détruire, les droits de l’homme à consolider, l’étranger à chasser de la France, les factions à comprimer, les échafauds à dresser, les têtes trop hautes à abattre, les propriétés à diviser ; mais votre œuvre est faite : bien ou mal, peu importe, elle est faite, et le 9 thermidor vous a donné à tous votre démission. Aujourd’hui, hommes des jours orageux, vous voulez perpétuer votre pouvoir, quand aucune des causes 566
qui vous ont fait nommer n’existe plus, quand la royauté est morte, quand l’ennemi a repassé nos frontières, quand les factions sont comprimées, que les échafauds sont devenus inutiles, quand, enfin, les biens sont divisés ; vous voulez, pour vos intérêts privés, pour vos ambitions personnelles, vous perpétuer au pouvoir, nous commander nos choix, vous imposer au peuple !
Le peuple ne veut pas de vous. À une époque pure, il faut des mains pures ; il faut que la Chambre soit purgée de tous ces terroristes dont les noms sont inscrits dans l’histoire sous les titres de septembriseurs et de guillotineurs ; il le faut, parce que c’est la logique de la situation, parce que c’est l’expression de la conscience du peuple, parce que c’est enfin la volonté de quarante-sept sections de Paris, c’est-à-dire du peuple de Paris.
Ce discours, écouté au milieu du silence de l’étonnement, fut à peine interrompu par une pause volontaire de l’orateur, qu’un tumulte effroyable éclata dans l’assemblée et dans les tribunes.
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Le jeune président de la section Le Peletier venait de dire tout haut ce que, depuis quinze jours, le Comité royaliste, les émigrés et les chouans disaient tout bas à chaque carrefour de la ville.
Pour la première fois, la question était nettement posée entre les monarchistes et les républicains.
Le président de l’Assemblée agita violemment sa sonnette, et, voyant que son tintement était inutile, il se couvrit. Pendant ce temps, l’orateur de la section Le Peletier, une main posée sur la crosse de ses pistolets, avait conservé le plus grand calme, attendant que le silence permît au président de la Convention de lui répondre.
Le silence fut longtemps à se faire, mais cependant il se fit.
Boissy d’Anglas fit signe qu’il allait parler.
C’était bien l’homme qu’il fallait pour répondre à un pareil orateur.
La hauteur menaçante de l’un allait se heurter à l’orgueil dédaigneux de l’autre. L’aristocrate 568
monarchique avait parlé, l’aristocrate libéral allait lui répondre.
Quoique le sourcil fût froncé, l’œil sombre et presque sinistre, la voix était calme.
– À la patience de la Convention, dit-il, reconnaissez sa force, vous tous qui avez entendu l’orateur qui vient de parler. Si quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire le citoyen président de la section Le Peletier avait été hasardé il y a quelques mois, dans cette enceinte, le discours rebelle n’eût point été écouté jusqu’à la fin. L’arrestation de l’orateur eût été décrétée séance tenante, et, le lendemain, sa tête fût tombée sur l’échafaud. C’est que, dans les jours sanglants, on doute de tout, même de son droit, et que, pour ne plus douter, on anéantit l’objet du doute. Aux jours de calme et de force, nous n’agirons point ainsi, certains que nous sommes de notre droit, attaqué par les sections, mais maintenu par la France entière et par nos invincibles armées. – Nous t’avons écouté sans impatience, et nous te répondons sans colère : Retourne vers ceux qui t’ont envoyé ; dis-leur 569
que nous leur donnons trois jours pour revenir de leur égarement, et que si, dans trois jours, ils n’ont pas volontairement obéi aux décrets, nous les y contraindrons par la force.
– Et vous, dit le jeune homme avec la même fermeté, si, dans trois jours, vous n’avez pas déposé votre mandat ; si, dans trois jours, vous n’avez pas rapporté les décrets ; si, dans trois jours, vous n’avez pas proclamé la liberté des élections, nous vous déclarons que Paris tout entier marchera contre la Convention, et que la colère du peuple passera sur elle.
–
C’est bien, dit Boissy d’Anglas, nous sommes aujourd’hui au 10 vendémiaire...
Le jeune homme ne le laissa point achever.
– Au 13 vendémiaire, alors ! répondit-il ; ce sera une date de plus, je vous en réponds, à ajouter aux dates sanglantes de votre histoire.
Et, rejoignant ses compagnons, il sortit au milieu d’eux, menaçant l’assemblée entière de son dernier geste, sans que personne sût son nom ; car depuis trois jours seulement, il avait 570
été, sur la recommandation de Lemaistre, nommé président de la section Le Peletier.
Seulement, chacun se disait : « Ce n’est ni un homme du peuple ni un bourgeois, c’est un ci-devant. »
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