IX

Où Charles est arrêté

En entendant un bruit qui allait croissant et qui s’approchait de l’hôtel de la Lanterne, la bonne Mme Teutch apparut sur sa porte, et de loin elle reconnut, à la lueur des torches dont s’étaient munis quelques-uns des plus enthousiastes, ses deux hôtes et le sergent-major Pierre Augereau, qu’on lui ramenait en triomphe.

La crainte qu’avait semée Tétrell parmi toute la population portait ses fruits ; la moisson était mûre ; il récoltait la haine.

Une trentaine d’hommes de bonne volonté proposèrent à Pierre Augereau de veiller à la sûreté de son élève, regardant comme très possible que le citoyen Tétrell profitât des ténèbres pour se porter à quelque mauvais coup contre lui.

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Mais le sergent-major les remercia en leur disant qu’il veillerait lui-même à la sûreté du jeune homme et qu’il répondait de lui.

Seulement, pour entretenir ces bonnes dispositions dont on pouvait avoir besoin plus tard, le sergent-major fut d’avis d’offrir aux chefs de l’escorte un verre de punch ou de vin chaud.

La proposition était à peine faite, que la cuisine de l’Auberge de la Lanterne était envahie et que l’on procédait, dans un immense chaudron, à la cuisson du vin, à la fonte du sucre et au mélange de l’alcool.

On ne se quitta qu’à minuit, aux cris de « Vive la République ! » et après avoir échangé force poignées de main et force serments d’alliance offensive et défensive.

Mais lorsque le dernier des buveurs de vin chaud fut parti, lorsque la porte se fut refermée derrière lui, et que les contrevents fermés avec soin eurent fait disparaître jusqu’à la dernière trace de lumière, Augereau redevint sérieux, et, s’adressant à Eugène :

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– Maintenant, dit-il, mon jeune élève, il s’agit de songer à votre sûreté.

– Comment, à ma sûreté ? s’écria le jeune homme. N’avez-vous pas dit que je n’avais rien à craindre et que vous répondiez de moi ?

– Certainement que je réponds de vous, mais à la condition que vous ferez ce que je voudrai.

– Que tu feras ce que je voudrai, dit la bonne citoyenne Teutch en passant près du groupe du maître d’armes et des deux jeunes gens.

C’est juste, dit le maître d’armes

;

seulement, il me semble drôle de tutoyer le fils de mon général, qui est marquis gros comme le bras.

N’importe, on s’y fera. Je disais donc que je répondais de toi, mais à la condition que tu feras tout ce que je voudrai.

– Et que veux-tu que je fasse, voyons ? Tu ne vas pas me conseiller quelque lâcheté, j’espère ?

– Eh ! monsieur le marquis, dit Augereau, pas de ces soupçons-là, ou, mille tonnerres de République, nous nous brouillons.

– Voyons, mon bon Pierre, ne te fâche pas ; 148

que me proposes-tu ? Dis vite.

– Je ne me fie pas plus que de raison à un homme qui met un faux nez de cette taille-là pour se déguiser quand on n’est plus en carnaval.

D’abord, il ne se battra pas.

– Et pourquoi ne se battra-t-il pas ?

– Parce qu’il a tout l’air d’un grand lâche !

– Oui, mais s’il se bat ?

– S’il se bat, il n’y a rien à dire, et on ne risque plus que de recevoir un coup d’épée ou une balle ; mais s’il ne se bat pas...

– Eh bien, s’il ne se bat pas ?

– C’est bien autre chose ! S’il ne se bat pas, le danger est plus grand ; s’il ne se bat pas, tu risques d’avoir le cou coupé, et c’est ce que je veux t’épargner.

– En quoi faisant ?

– En t’emmenant avec moi à la caserne des volontaires de Paris ; il ne viendra pas te chercher là, je t’en réponds.

– Me cacher ? Jamais !

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– Chut ! mon jeune ami, dit le sergent-major en fronçant le sourcil, ne disons pas de ces choses-là devant Pierre Augereau, qui se connaît en courage ; non, tu ne te cacheras pas, tu attendras là : voilà tout.

– Qu’attendrai-je là ?

– Les témoins du citoyen Tétrell.

– Ses témoins ? Il les enverra ici, et je ne saurai pas qu’il les a envoyés, puisque je n’y serai pas.

– Eh bien ! et le petit Charles, qui ne risque rien, lui, est-ce qu’il n’a pas été créé et mis au monde pour rester ici et venir nous avertir de ce qui se passera ? Mille dieux ! quel mauvais caractère vous avez, et comme vous voyez des difficultés...

– Comme tu vois, dit la citoyenne Teutch en passant une seconde fois près du groupe.

Tu vois ! tu vois ! elle a pourtant raison, la mère Teutch, dit le sergent en répétant les deux mots comme pour se les imposer à lui-même.

Allons, c’est décidé, tu viens chez moi ?

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– Et, au premier événement, si petit qu’il soit, tu accours à la caserne, n’est-ce pas, Charles ?

– Je t’en donne ma parole d’honneur.

– Et maintenant, dit Augereau, demi-tour à gauche.

– Où allons-nous ?

– À la caserne.

– Par la cour ?

– Par la cour.

– Et pourquoi pas par la porte ?

– Parce que, par la porte, un curieux peut nous voir sortir et nous suivre pour savoir, par pure fantaisie, où nous allons, tandis que, par la cour, je connais une certaine porte donnant sur une ruelle où il ne passe pas un chat toutes les vingt-quatre heures

; de ruelle en ruelle, nous

arriverons à la caserne, et personne ne saura où les dindons perchent.

– Tu te souviens de ce que tu m’as promis, Charles ?

– Quoique j’aie deux ans de moins que toi, j’ai 151

une parole comme toi, Eugène ; d’ailleurs, la journée d’aujourd’hui m’a vieilli et m’a fait de ton âge ; adieu, et dors tranquille ; Augereau veillera sur toi, et, moi, je veille sur ton honneur.

Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main ; le sergent-major pensa briser les doigts de Charles, en les lui serrant dans les siens, puis il entraîna Eugène dans la cour, tandis que Charles, avec une légère grimace de douleur, essayait de les décoller les uns des autres.

Cette opération terminée, le jeune homme prit, selon son habitude, sa clé et son bougeoir, gagna sa chambre et se coucha.

Mais à peine était-il dans son lit, qu’il vit sa porte s’ouvrir et Mme Teutch entrer sur la pointe du pied en lui faisant signe de la main qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

Le jeune homme connaissait assez maintenant les mystérieuses allures de Mme Teutch pour ne pas s’inquiéter outre mesure de son apparition dans sa chambre, fût-ce à une heure indue.

Elle s’approcha de son lit en murmurant : 152

– Pauvre chérubin, va !

– Eh bien ! citoyenne Teutch, demanda en riant Charles, qu’y a-t-il encore, mon Dieu ?

– Il y a qu’il faut que je vous dise ce qui s’est passé, au risque de vous inquiéter.

– Quand cela ?

– Pendant que vous étiez au spectacle.

– Il s’est donc passé quelque chose ?

– Ah ! je le crois bien ! ils ont fait une visite ici.

– Qui donc ?

– Les gens qui étaient déjà venus pour les citoyens Dumont et Ballu.

– Eh bien ! ils les ont encore moins trouvés que la première fois, je présume.

– Ils ne venaient pas pour eux, mon bijou.

– Pour qui venaient-ils donc ?

– Ils venaient pour toi.

– Pour moi ? Ah ! Et que me vaut l’honneur de leur visite ?

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– Il paraît que l’on cherche l’auteur du petit billet, vous savez ?

– Par lequel je les prévenais de déguerpir au plus vite ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils ont visité votre chambre et fouillé tous vos papiers.

– Je suis tranquille sur ce point-là, ils n’ont rien trouvé contre la République.

– Non, mais ils ont retrouvé un acte de tragédie.

– Ah ! de ma tragédie de Théramène.

Ils l’ont emporté.

– Les malheureux ! heureusement, je le sais par cœur.

Mais savez-vous pourquoi ils l’ont

emporté ?

– Parce qu’ils en auront trouvé les vers à leur goût, je présume.

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– Non, mais parce qu’ils ont reconnu que l’écriture du manuscrit était la même que celle du billet.

– Ah ! voilà qui devient plus grave.

– Tu connais la loi, mon pauvre enfant ; pour quiconque donne asile à un suspect ou l’aide à s’évader...

– Oui, il y a peine de mort.

– Voyez donc comme il vous dit cela, ce petit diable, comme il vous dirait : « Oui, il y a une tartine de confiture. »

– Je dis cela ainsi, ma chère madame Teutch, parce que cela ne me regarde pas.

– Qu’est-ce qui ne vous regarde pas ?

– La peine de mort.

– Pourquoi cela ne vous regarde-t-il pas ?

– Parce qu’il faut être âgé de seize ans passés pour avoir les honneurs de la guillotine.

– Tu en es sûr, mon pauvre enfant ?

– Vous comprenez que je m’en suis informé ; au reste, j’ai lu hier sur les murailles un nouvel 155

arrêté du citoyen Saint-Just qui défend qu’aucun mandat d’amener soit mis à exécution, sans que les pièces lui aient été communiquées, et sans qu’il ait interrogé le prévenu... Cependant...

– Quoi ? demanda Mme Teutch.

– Attendez ; oui, donnez-moi de l’encre, une plume et du papier.

Charles prit la plume et écrivit :

« Citoyen Saint-Just, je viens d’être arrêté illégalement, et, croyant à ta justice, je demande à être conduit devant toi. »

Et il signa.

– Voilà, dit-il à Mme Teutch. Dans le temps où nous vivons, il faut tout prévoir. Si je suis arrêté, vous ferez parvenir ce billet au citoyen Saint-Just.

– Jésus Dieu ! pauvre cher petit, si un pareil malheur arrivait, je te promets bien de le porter moi-même, et quand je devrais faire antichambre vingt-quatre heures, de ne le remettre qu’à lui.

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– C’est tout ce qu’il faut, et, sur ce, citoyenne Teutch, embrassez-moi et dormez en paix ; je vais tâcher d’en faire autant.

Mme Teutch embrassa son hôte et s’éloigna en murmurant :

– En vérité Dieu, il n’y a plus d’enfants ; en voilà un qui provoque le citoyen Tétrell, et l’autre qui demande à être conduit devant le citoyen Saint-Just !

Mme Teutch referma la porte ; Charles souffla sa bougie et s’endormit.

Le lendemain matin, vers huit heures, il était occupé à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, tant soit peu en désarroi, à la suite de la perquisition de la veille, lorsque la citoyenne Teutch s’élança dans sa chambre en criant :

– Les voilà ! les voilà !

– Qui ? demanda Charles.

– Les gens de la police qui viennent pour t’arrêter, pauvre cher enfant !

Charles fourra vivement dans sa poitrine, entre sa chair et sa chemise, la seconde lettre de son 157

père, c’est-à-dire celle qui était adressée à Pichegru ; il craignait qu’elle ne lui fût prise et non rendue.

Les gens de la police entrèrent et signifièrent leur mandat au jeune homme, qui déclara être prêt à les suivre.

En passant près de la citoyenne Teutch, il lui jeta un coup d’œil qui voulait dire : « N’oubliez pas. »

La citoyenne Teutch répondit par un

mouvement de tête qui signifiait

: «

Sois

tranquille !... »

Les sbires emmenèrent Charles à pied.

Il fallait passer devant la maison d’Euloge Schneider pour aller à la prison. Il eut un instant l’intention de se faire conduire chez l’homme à qui il était recommandé et avec lequel il avait dîné la veille ; mais, voyant devant sa porte la guillotine, près de la guillotine une voiture vide, et sur le perron, maître Nicolas, il se souvint de la scène de la veille et secoua la tête avec dégoût en murmurant :

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– Pauvre Mlle de Brumpt ! Dieu la garde !

L’enfant était encore de ceux qui croyaient en Dieu ; il est vrai que c’était un enfant.

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Les Blancs et les Bleus
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