III
Le carnage
Bonaparte se promenait devant sa tente avec Bourrienne, attendant impatiemment des nouvelles, n’ayant plus personne de ses familiers autour de lui, lorsqu’il vit sortir de la ville, par deux portes différentes, des troupes d’hommes désarmés.
Une de ces troupes était conduite par Croisier, l’autre par Eugène Beauharnais.
Leurs jeunes visages rayonnaient de joie.
Croisier, qui n’avait pas souri depuis qu’il avait eu le malheur de déplaire au général en chef, souriait, espérant que cette belle prise allait le réconcilier avec lui.
Bonaparte comprit tout ; il devint très pâle, et, avec un profond sentiment de douleur : 1293
–
Que veulent-ils que je fasse de ces
hommes ? s’écria-t-il, ai-je des vivres pour les nourrir ? Ai-je des vaisseaux pour les envoyer en France ou en Égypte, les malheureux ?
Les deux jeunes gens s’arrêtèrent à dix pas de lui.
Ils virent, à la rigidité de son visage, qu’ils venaient de faire une faute.
– Que m’amenez-vous là ? demanda-t-il.
Croisier n’eût point osé répondre, ce fut Eugène qui prit la parole :
– Mais, vous le voyez bien, général : des prisonniers.
– Vous ai-je dit d’en faire ?
– Vous nous avez dit d’apaiser le carnage, dit timidement Eugène.
– Oui, sans doute, répliqua le général en chef ; pour les femmes, pour les enfants, peur les vieillards, mais non pour des soldats armés.
Savez-vous que vous allez me faire commettre un crime !
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Les deux jeunes gens comprirent tout ; ils se retirèrent confus. Croisier pleurait
; Eugène
voulut le consoler, mais il secoua la tête en disant :
– C’est fini ; à la première occasion, je me ferai tuer. Avant de décider du sort de ces malheureux, Bonaparte voulait assembler le conseil des généraux.
Mais soldats et généraux bivaquaient dans l’intérieur de la place. Les soldats ne s’étaient arrêtés que lorsqu’ils avaient été las de tuer.
Outre ces quatre mille prisonniers, il y avait près de cinq mille morts.
Le pillage de maisons fut continué toute la nuit.
De temps en temps, on entendait des coups de feu ; des cris sourds et lamentables retentissaient dans toutes les rues, dans toutes les maisons, dans toutes les mosquées.
Ces cris étaient poussés par des soldats que l’on retrouvait cachés et que l’on égorgeait ; par des habitants qui essayaient de défendre leurs 1295
trésors ; par des pères et par des maris qui essayaient de soustraire leurs femmes ou leurs filles à la brutalité des soldats.
La vengeance du Ciel était cachée derrière ces cruautés.
La peste était à Jaffa, l’armée en emporta les germes avec elle.
On avait commencé par faire asseoir les prisonniers pêle-mêle en avant des tentes ; une corde leur attachait les mains derrière le dos ; leurs visages étaient sombres, plus encore par les pressentiments que par la colère.
Ils avaient vu les traits de Bonaparte se décomposer à leur aspect, ils avaient entendu, sans la comprendre, la réprimande faite aux jeunes gens ; mais ce qu’ils n’avaient point compris, ils l’avaient deviné.
Quelques-uns se hasardèrent à dire : « J’ai faim ! » d’autres : « J’ai soif ! »
On leur apporta de l’eau à tous, on leur apporta à tous un morceau de pain prélevé sur les rations de l’armée.
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Cette distribution les rassura un peu.
Au fur et à mesure que les généraux rentraient, ils recevaient l’ordre de se rendre sous la tente du général en chef.
On délibéra longtemps sans rien arrêter.
Le jour suivant, arrivèrent les rapports journaliers des généraux de division ; tous se plaignaient de l’insuffisance des rations. Les seuls qui eussent bu et mangé à leur soif et à leur faim étaient ceux qui, étant entrés dans la ville au moment du combat, avaient eu le droit de la piller.
Mais c’était le quart de l’armée à peine. Tout le reste murmurait de voir donner son pain à des ennemis soustraits à une vengeance légitime, puisque, selon les lois de la guerre, Jaffa étant prise d’assaut, tous les soldats qui s’y trouvaient devaient être passés au fil de l’épée.
Le conseil se rassembla de nouveau.
Cinq questions y furent posées.
Fallait-il les renvoyer en Égypte ?
Mais, pour les renvoyer en Égypte, force était 1297
de leur donner une nombreuse escorte, et l’armée n’était déjà que trop faible pour un pays si mortellement hostile.
Comment, d’ailleurs, les nourrir, eux et leur escorte, jusqu’au Caire, sur une route ennemie, que l’armée venait de dessécher en passant, n’ayant pas de vivres à leur donner au moment de leur départ ?
Fallait-il les embarquer ?
Où étaient les navires ? Où en trouver ? La mer était déserte, ou du moins, pas une voile hospitalière ne s’y montrait.
Leur rendrait-on une entière liberté ?
Mais ces hommes, à l’instant même, iront à Saint-Jean-d’Acre renforcer le pacha, ou bien se jetteront dans les montagnes de Naplouse ; et alors, à chaque ravin, ce sera une fusillade à subir de la part de tirailleurs invisibles.
Fallait-il les incorporer désarmés parmi les soldats républicains ?
Mais les vivres, qui manquaient déjà pour dix mille hommes, manqueraient bien plus encore 1298
pour quatorze mille. Puis venait le danger de pareils camarades sur une route ennemie ; à toute occasion, ils nous donneront la mort en échange de la vie que nous leur aurons laissée. Qu’est-ce qu’un chien de chrétien pour un Turc ? Tuer un infidèle. N’est-ce pas un acte religieux et méritoire aux yeux du prophète ?
La cinquième question, Bonaparte se leva comme on allait la poser.
– Attendons jusqu’à demain, dit-il.
Ce qu’il attendait, il ne le savait pas lui-même.
C’était un de ces coups de hasard qui empêchent un grand crime et qu’on appelle alors un bienfait de la Providence.
Il attendit vainement.
Le quatrième jour, il fallut bien résoudre cette question qu’on n’avait point osé poser la veille.
Fallait-il les fusiller ?
Les murmures augmentaient, le mal allait croissant ; les soldats, d’un moment à l’autre pouvaient se jeter sur ces malheureux et donner l’apparence d’une révolte et d’un assassinat à ce 1299
qui était une exigence de la nécessité.
La sentence fut unanime, moins une voix : un des assistants n’avait pas voté.
Les malheureux devaient être fusillés.
Bonaparte s’élança hors de sa tente, dévora la mer de son regard ; une tempête d’humanité s’élevait dans son cœur.
Il n’avait point encore acquis, à cette époque, le stoïcisme des champs de bataille ; l’homme qui vit depuis Austerlitz, Eylau, la Moscova sans sourciller, n’était point encore assez familiarisé avec la mort pour lui jeter d’un seul coup sans remords une si large proie. À bord du vaisseau qui l’avait conduit en Égypte, sa pitié, comme celle de César, avait étonné tout le monde. Il était impossible que, dans une longue traversée, il n’arrivât point quelques accidents et que quelques hommes ne tombassent point à la mer.
Cet accident arriva plusieurs fois à bord de l’Orient.
C’est alors seulement que l’on pouvait comprendre tout ce qu’il y avait d’humanité dans 1300
l’âme de Bonaparte.
Dès qu’il entendait ce cri : « Un homme à la mer ! », il s’élançait sur le pont, s’il n’y était point déjà, et ordonnait de mettre le bâtiment en panne. Dès lors, il n’avait point de repos que l’homme ne fût repris, ne fût sauvé. Bourrienne recevait l’ordre de récompenser largement les marins qui s’étaient dévoués à l’œuvre de salut, et, s’il y avait parmi eux un matelot qui eût encouru quelque punition pour faute de service, il l’en relevait et lui faisait encore donner de l’argent.
Pendant une nuit obscure, on entendit le bruit que fait la chute d’un corps pesant tombant à la mer ; Bonaparte, selon sa coutume, se précipita hors de sa chambre, monta sur le pont et fit mettre le bâtiment en panne. Les marins, qui savaient qu’il y avait non seulement une bonne action à faire, mais encore une récompense au bout de la bonne action, s’élancèrent dans la chaloupe avec leur activité et leur courage accoutumés. Au bout de cinq minutes, à cette question sans cesse répétée de Bonaparte : « Est-1301
il sauvé, est-il sauvé ? » des éclats de rire répondirent.
L’homme tombé à la mer était un quartier de bœuf détaché du magasin aux provisions.
–
Donnez le double, Bourrienne, dit
Bonaparte ; ce pouvait être un homme, et, la prochaine fois, ils pourraient croire que ce n’est qu’un quartier de bœuf.
L’ordre d’exécution devait venir de lui. Il ne le donnait pas et le temps passait. Enfin, il se fit amener son cheval, sauta en selle, prit une escorte d’une vingtaine de guides, et s’éloigna en criant :
– Faites !
Il n’osa pas dire : « Tirez ! »
Une scène semblable à celle qui se passa alors ne se décrit point. Ces grands égorgements que l’on trouve dans les peuples de l’Antiquité n’ont point de place dans l’histoire moderne. Sur quatre mille, quelques-uns se sauvèrent, parce que, s’étant jetés à la nage, ils gagnèrent des récifs hors de la portée du fusil.
Jusqu’à ce qu’on fût arrivé à Saint-Jean-1302
d’Acre et que le devoir les forçât de prendre les ordres du général en chef, ni Eugène Beauharnais ni Croisier n’osèrent se représenter devant Bonaparte.
Le 18, on était devant Saint-Jean-d’Acre.
Malgré les frégates anglaises embossées dans le port, quelques jeunes gens desquels étaient le cheik d’Aher, Roland, et le comte de Mailly de Château-Renaud, demandèrent la permission d’aller se baigner dans la rade.
Cette permission leur fut accordée.
En plongeant, Mailly rencontra un sac de cuir qui flottait entre deux eaux ; la curiosité le prit, et, tout en nageant, les baigneurs tirèrent ce sac sur le rivage.
Il était attaché avec une corde et paraissait renfermer une créature humaine.
La corde fut déliée, le sac vidé sur le sable, et Mailly reconnut le corps et la tête de son frère, envoyé en parlementaire un mois auparavant, et que Djezzar venait de faire décapiter en 1303
apercevant la poussière que soulevait sous ses pieds l’avant-garde française.
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